Document de travail N°16 : Quelques réflexions sur le budget 2021 !

Le projet de budget pour 2021 et le projet de loi relatif à la programmation financière pluriannuelle pour la période 2020-2024 présentés le 14 octobre 2020 sont sans surprise – compte tenu de la crise exceptionnelle en cours – très surprenants et marquent une nette rupture avec les budgets antérieurs. Un chiffre suffit à illustrer cet état de fait : en 2020, les dépenses publiques pèseront 53% du PIB.

Dans ce contexte où le Gouvernement s’efforce de « soutenir autant que possible et de sauver autant que nécessaire », un ensemble de dispositions – articulées autour du triptyque justice fiscale – logement – soutenabilité – qui visent à accompagner le rebond de l’économie et à conforter sa résilience, à éviter une envolée des inégalités, et à assurer que le Luxembourg soit armé pour atteindre ses ambitieux engagements climatiques, sont contenues dans le budget. Bienvenues, certaines de ces mesures pourraient toutefois être amendées et/ou complétées dans le but d’augmenter les retombées sur le triptyque susmentionné.

Aussi, la programmation budgétaire devrait concilier une approche conjoncturelle, consistant à favoriser un rebond économique en 2021, à une approche résolument structurelle orientée vers la préservation de la durabilité du modèle socio-économique…  Concrètement, cela suppose la mise en place et la communication -dès à présent – d’une trajectoire CO2 ambitieuse, et une architecture budgétaire qui soit davantage en phase avec cette ambition et qui permettrait un pilotage « dans le sens d’un développement durable » des finances publiques.

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Tableau de bord économique et social – Novembre 2020

Tenir sur la durée

Après les premiers signes rassurants sur l’économie luxembourgeoise au 2ème trimestre (baisse plus modérée du PIB et de l’emploi que la moyenne européenne) et un été montrant des signes d’une reprise claire (bien que contrastée selon les secteurs), les nouvelles incertitudes provoquées par la deuxième vague de COVID font redouter un coup de frein à cette dynamique de retour « à la normale ».

Les principaux indicateurs économiques de ce Tableau de bord qui portent sur le mois d’octobre ne reflètent pas encore l’impact de cette dernière. Mais l’incertitude se lit à tous les niveaux, aussi bien dans les entreprises que chez les ménages.

Le contraste entre les secteurs continue lui aussi de ressortir. Bien que les estimations d’activité au cours des trois derniers mois affichent à nouveau un solde d’opinions positif dans le secteur du commerce, les perspectives de l’activité économique pour les trois prochains mois reviennent en territoire négatif. L’activité industrielle semble résister dans l’ensemble, avec des fortunes diverses selon les sous-secteurs. L’activité des services non-financiers se redresse, mais les perspectives de la demande se détériorent. L’insuffisance de la demande reste le facteur contraignant le plus mentionné dans cette branche, devant le manque de main d’œuvre. Le produit bancaire des établissements de crédits luxembourgeois continue de progresser, grâce aux commissions et marges sur intérêts. La crise n’a par ailleurs pas eu d’effets visibles sur les faillites d’entreprises à ce stade (nouvel indicateur).

Signes avant-coureurs de l’essoufflement ? Bien que le niveau d’emploi d’avant crise ait été retrouvé cet été, le mois de septembre a vu l’emploi salarié intérieur reculer de 59 postes (-188 frontaliers et +135 résidents). Le gouvernement a accordé un délai supplémentaire aux entreprises pour déposer leurs demandes de chômage partiel pour le mois de novembre. Le nombre de salariés concernés avait augmenté en octobre.

La confiance des consommateurs, encore fragile, s’améliorait légèrement en octobre, mais leurs préoccupations quant à la situation économique générale et l’évolution du chômage au cours des douze prochains mois se détériorent. Ces derniers auraient aussi moins tendance à faire des achats importants.

[Zoom] La future nécessaire restructuration des bilans à la suite de la crise du COVID-19

Après avoir subi un impact négatif sur leurs taux de profitabilité et bilans, les entreprises luxembourgeoises auront nécessairement besoin de liquidités pour financer leur besoin en fonds de roulement lorsque l’activité économique reprendra. Dans le Baromètre de l’Economie du 2ème semestre de la Chambre de Commerce, 42% des entreprises répondantes estiment en effet que le remboursement de la « dette COVID-19 » sera un défi pour leur développement en 2021.

Bien que les banques luxembourgeoises aient une exposition à 15% des crédits octroyés dans « des secteurs directement impactés par la crise contre 22% dans l’UE » (STATEC), il est possible que certaines de ces entreprises ne puissent honorer leurs obligations. L’indicateur des faillites sera alors à surveiller de près.

Pour contrer ce risque, des mécanismes de conversion de dettes financières en capitaux propres pourraient être envisagés pour ne pas pénaliser la reprise économique. Ces nouvelles parts de capitaux propres pourraient ensuite être rachetées progressivement.

Pour télécharger le Tableau de bord économique et social de novembre :

Pour télécharger le Tableau de bord économique et social de novembre :

Investissements publics : un budget prometteur mais à concrétiser

Dans d’autres contributions, rédigées en plein cœur du « Grand confinement », j’en ai appelé au maintien des investissements publics à un niveau élevé en 2020, et à un effort additionnel de l’ordre de 1% du PIB à partir de 2021. L’idée était de consolider une reprise économique certes appréciable au vu de la hausse du PIB en volume attendue pour 2021, mais qui plus fondamentalement surviendrait sur la toile de fond d’une économie toujours fragile – avec une activité à peine supérieure en 2021 à son niveau « pré-crise » de 2019. Or des investissements publics accrus constituent un instrument anticyclique efficace – en période de basse conjoncture en particulier, lorsqu’il s’agit de pallier la faiblesse de la demande privée. Ils ont d’ailleurs un tel effet d’entraînement économique qu’ils ne coûtent in fine pratiquement rien en termes de ratio d’endettement (voir le blog https://www.fondation-idea.lu/2020/04/23/investissements-publics-a-free-lunch-peut-etre/; le faible niveau actuel des taux d’intérêt renforce encore cette conjecture). Fameuse cerise sur le gâteau : correctement sélectionnés, les investissements publics sont de nature à relever durablement le potentiel de croissance de l’économie comme l’a montré le FMI, notamment, dans diverses publications.

Le budget 2021 et son complément pluriannuel ont été déposés le 14 octobre dernier. Qu’en est-il de l’effort d’investissement annoncé ? Sera-t-il en phase avec les recommandations que j’ai formulées en avril ?

C’est indubitablement le cas sur le papier – ce qu’il convient déjà de saluer. Comme le montre le graphique ci-joint, les investissements publics des Administrations publiques (de l’Etat, des fonds spéciaux et des communes, principalement) tels qu’ils sont appréhendés dans le cadre de la comptabilité standardisée européenne (« SEC 2010 ») ont en moyenne été de l’ordre de 4% du PIB sur la période 2000 à 2019[1].

Graphique : Investissements publics (formation brute de capital) en % du PIB

Investissements publics (formation brute de capital) en % du PIB

Sources : STATEC, base de données AMECO de la Commission européenne.

Or selon le projet de budget, ils dépasseraient nettement ce seuil des 4% de 2020 à 2024. Cette année, ils attendraient quelque 5,9% du PIB ce qui révèle en apparence un considérable effort par rapport au niveau « ordinaire » de 4%. Mais ce chiffre est gonflé par le niveau particulièrement faible du PIB en 2020 (qui accroît mécaniquement le ratio), par certains investissements « one-shot » (heureusement d’ailleurs…) liés à la COVID et par la prise en compte de l’avion militaire A400M (avec un impact de quelque 200 millions d’euros).

Plus fondamentalement, l’effort d’investissement mesuré sur la base des documents budgétaires demeurerait fort appréciable bien au-delà de la seule (et bien singulière…) année 2020, puisqu’il oscillerait autour de 5% sur la période 2021 à 2024. Par rapport au niveau d’étiage observé depuis 2000, il s’agirait donc bien d’un surcroît d’investissements publics de l’ordre de 1% du PIB. Autre enseignement du graphique : si on en croit les projections macroéconomiques de mai 2020 de la Commission européenne, le ratio des investissements publics serait nettement moindre dans les pays limitrophes et aux Pays-Bas en 2021. Une telle situation est d’ailleurs logique : un pays à croissance tendanciellement plus soutenue, soumis de ce fait à de plus fortes pressions sur ses infrastructures (de transport, de logement, etc.) se doit d’investir davantage.

Deux réserves s’imposent, cependant. En premier lieu, il reste à voir si cet effort va réellement se matérialiser. Tant en 2018 qu’en 2019, le taux de mise en œuvre des investissements des Administrations publiques a été remarquablement élevé, puisqu’il a atteint respectivement 99 et 98%. Il reste à espérer qu’il en sera de même sur la période 2020-2024, faute de quoi l’effort d’investissement annoncé ne serait qu’un tigre de papier.

En deuxième lieu, l’incidence socio-économique de ces investissements accrus dépend de leur composition. De nombreuses annonces sont faites à ce propos dans le projet de budget (voir l’annexe sur les fonds spéciaux, par exemple, dont les dépenses ne sont cependant pas toutes des investissements), mais il est difficile sur cette base de ventiler nos chiffres globaux d’investissements publics en fonction des domaines d’activité. Cette ventilation est fournie annuellement dans les comptes nationaux, comme le montre le graphique ci-dessous pour l’année 2019. Les documents budgétaires devraient incorporer un tel exercice (en le désagrégeant davantage, surtout pour les services généraux et les « affaires et services économiques ») et ce pour les différentes années de l’horizon de temps considéré (idéalement 2019-2024, en l’occurrence). Ce qui permettrait de mieux cerner les efforts consentis en faveur de la santé et du logement, par exemple.

Graphique 2 : Composition par fonction des investissements publics au Luxembourg en 2019 (en %)

Composition par fonction des investissements publics au Luxembourg en 2019 (en %)Source : STATEC.

Un dossier à suivre, donc…

 


[1] Le chiffre exact est 4,32%. Il s’agit de 4,08% sur la période (plus courte et post « Grande Récession ») 2010-2019 et de 4,04% en 2019. De sorte que 4% apparaît comme un niveau de référence approprié.

C’est graphe docteur ? Un « décrochage » économique amorti en 2020

L’année 2019 s’est clôturée avec un taux « headline » de croissance du PIB de 2,3% au Luxembourg, qui peut être qualifié d’honorable dans une perspective européenne. Les projections macroéconomiques publiées par diverses organisations nationales et internationales avant que la COVID ne déboule dans nos vies laissaient généralement augurer une croissance au moins équivalente en 2020. C’était cependant compter sans ce trouble-fête. En plein cœur du confinement, de nouvelles prévisions ont commencé à circuler avec une célérité quasiment « virale », postulant notamment un décrochage de l’activité de l’ordre de 30% durant sa phase la plus aigüe suivi d’un déconfinement nécessairement progressif, lié à la « distanciation sociale ». Sans compter les stigmates à moyen terme de l’enlisement dans la COVID (faillites, épargne accumulée, incidence sur les chaînes de valeur et le commerce international, décrochage des investissements publics et privés, etc.). Un tableau plus déprimant qu’une pièce de Franz Kafka, avec à la clef un recul du PIB de l’ordre de 6% en 2020 (avec certaines variantes encore plus préoccupantes).

La COVID hante toujours nos vies, mais nous disposons désormais d’un certain recul sur le plan statistique, le STATEC ayant publié le 18 septembre dernier sa première estimation du PIB en volume du 2ème trimestre de 2020.

Source : STATEC et calculs IDEA.

Ces données doivent être appréhendées avec prudence, surtout dans le contexte actuel. Elles sont susceptibles d’être révisées de manière très significative. Au-delà de cet indispensable message de prudence, que nous enseignent-elles ?

– Que le PIB décroche subitement au 2ème trimestre de 2020, comme anticipé par les prévisionnistes. Ainsi, le PIB trimestriel désaisonnalisé plonge de quelque 7,8% par rapport au trimestre correspondant de 2019 (T2, courbe jaune continue par rapport à la courbe bleue).

– Qu’il convient de ne pas se cantonner à cette première impression un peu trompeuse. Le PIB s’avère en effet bien plus résilient qu’anticipé, comme l’attestent les deux trimestres successifs. Ainsi, le PIB du 1er trimestre serait plus élevé en 2020 qu’en 2019, en dépit d’un confinement ayant débuté vers la mi-mars. En outre, le recul de près de 8% au 2ème trimestre est relativement modéré par rapport aux attentes initiales (guidées par l’hypothèse d’un recul de l’activité de l’ordre de 30% au cœur même du confinement, et d’un déconfinement graduel ensuite).

– Les prévisions macroéconomiques les plus courantes, tablant sur une décroissance annuelle du PIB de l’ordre de 6% en 2020 au Luxembourg, ne se concrétiseront que si au cours des deux derniers trimestres de 2020, le PIB demeurait rivé à l’étiage mécaniquement très bas constaté au 2ème trimestre (voir la ligne rouge du graphique), en l’absence donc de tout frémissement de reprise. La décroissance serait de 5,8% pour l’ensemble de 2020 dans ce cas de figure.

– Un rattrapage partiel de l’activité au cours du second semestre de 2020 se traduirait bien entendu par des taux de « croissance » annuels plus favorables. Est simulé au graphique (courbe jaune) un scénario qui correspond peu ou prou à l’évolution trimestrielle du PIB mondial postulée par l’OCDE dans ses perspectives publiées en septembre 2020, à savoir +5%[1] (par rapport au trimestre précédent) au 3ème trimestre et +2% le trimestre suivant. Dans un tel cas de figure certes illustratif, le PIB annuel de 2020 reculerait toujours par rapport à 2019, mais de « seulement » 3%. Pour rappel, le PIB avait diminué de 4,4% en 2009, soit au cœur de la « Grande Récession ». Au Luxembourg, la « crise COVID » ne serait donc pas exceptionnelle à cette aune, du moins si les chiffres du STATEC se confirment et si l’évolution trimestrielle postulée par l’OCDE lors du second semestre de 2020 se vérifie au Luxembourg.

Ce « réchauffement » du climat ambiant n’est pas isolé : il semble corroboré par l’évolution relativement favorable (compte tenu du contexte en tout cas…) de divers indicateurs repris dans le Tableau de Bord mensuel d’IDEA (voir https://www.fondation-idea.lu/2020/09/07/tableau-de-bord-economique-et-social-septembre-2020/). Par exemple l’activité dans les services non financiers, les nouvelles créations d’emplois enregistrées depuis mai ou encore un recours au chômage partiel ayant baissé sans discontinuer en été.

Des évolutions à saluer, en espérant cependant que la COVID ne nous réservera pas de nouvelles surprises…


[1] L’OCDE postule en fait 6% au 3ème trimestre pour le PIB mondial.

Quid des incitations fiscales en faveur des « ménages riches » ?

Cette contribution a été réalisée par Muriel Bouchet pour le magazine Forum.lu

« Les incitations fiscales destinées à motiver les personnes très fortunées à s’installer au Luxembourg doivent être abandonnées. Les ménages riches causent d’énormes problèmes à l’économie et à la société dans son ensemble (notamment des distorsions sur le marché de l’immobilier). Leur consommation disproportionnée d’énergie, d’infrastructures et de logements n’est compensée que par de très faibles contreparties fiscales, car ces personnes s’arrangent souvent pour minimiser leurs revenus imposables. »

Le sujet abordé dans le propos ci-dessus est des plus pertinents, tout en étant difficile à cerner à divers égards. Les concepts de « personnes très fortunées » ou de « ménages riches » peuvent en effet recouvrir de multiples réalités bien distinctes. Ainsi, une personne « très fortunée » peut apporter au Luxembourg d’indiscutables talents, des compétences constituant autant de catalyseurs de la croissance économique – avec à la clé in fine d’appréciables retombées sociales (le système de pension, par exemple, dépend intimement de la prospérité économique grand-ducale). A l’inverse, les « personnes très fortunées » voulant s’installer au Luxembourg peuvent être guidées par des préoccupations moins directement productives. Le propos vise sans doute dans une large mesure cette dernière catégorie, qui ne peut cependant être analysée avec précision (notamment ses émissions de CO2 ou son comportement de consommation ou d’investissement), faute de données statistiques suffisamment désagrégées.

L’image d’Epinal de « ménages riches » est tout aussi floue lorsqu’il s’agit de définir concrètement le concept même de richesse. Elle peut en effet s’exprimer en termes de capital social, culturel, financier, de pouvoir politique ou judiciaire, de revenus, etc. Une jeune personne tout juste issue de l’université peut être d’emblée favorisée en termes de revenu, tout en étant totalement démunie sur le plan immobilier (cela peut faire une fameuse différence au Luxembourg de nos jours…) ou financier (le patrimoine financier n’étant au demeurant pas toujours synonyme de plantureux revenus dans un monde où les taux d’intérêt sont plus que réduits). La Comédie humaine de Balzac, « riche » de plus de 2 500 personnages, restitue avec finesse toutes les gradations de la « richesse » avec ses nobles châtelains désargentés, ses jeunes premiers prometteurs « montant à Paris » (avec un grand potentiel, mais aussi un manque endémique d’« argent », qui constitue d’ailleurs l’un des principaux moteurs de l’intrigue balzacienne), le monde politique, la magistrature, la banque, l’économie souterraine ou le commerce. En résumé, le « monde des riches » est difficile à appréhender, car il est aussi composite qu’un fromage d’Emmental.

Des allégations à apprécier avec prudence

Il convient aussi d’examiner à tête reposée diverses allégations souvent entendues à propos des « riches ». Par exemple les distorsions qu’ils occasionneraient sur le marché de l’immobilier, alors qu’à l’évidence les high net worth individuals ne représentent qu’une faible part de la demande de biens immobiliers (ou de l’immigration nette) au Luxembourg, sur un segment bien particulier en prime.

Les « riches » se livreraient par ailleurs à une consommation ostentatoire, avec à la clé tout un florilège de catastrophes environnementales, dont une émission élevée de CO2. Notons tout d’abord que c’est souvent le reproche inverse qui leur est adressé : du fait de leur faible propension à consommer, les plus nantis feraient plutôt obstacle à l’effort de relance économique. Ces messages discordants s’expliquent surtout par la confusion entre la consommation absolue (exprimée en euros par an) et la consommation relative (par unité de revenu), cette confusion valant également en ce qui concerne les émissions de CO2. Ainsi, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques, en France, une personne bénéficiant d’un revenu élevé (premier décile) émet de manière directe et indirecte 40,4 tonnes de CO2 par an, contre 15,2 pour ses concitoyens les moins aisés (dernier décile). Cependant, les mêmes données (jointes à celles de l’Institut national de la statistique et des études économiques sur les revenus disponibles) suggèrent qu’une hausse du revenu de 1 % ne se traduit en moyenne que par une augmentation de 0,37 % des émissions de CO2. Un accroissement du revenu se traduit donc bel et bien par des émissions plus élevées, mais de manière moins que proportionnelle. Le constat final dépend donc intimement de l’indicateur utilisé…

Enfin, l’argument parfois évoqué de faibles contreparties fiscales mérite d’être reconsidéré, comme l’attestent notamment les données publiées par le Conseil économique et social dans sa plus récente analyse des données fiscales au Luxembourg. Ainsi, en 2017, 0,8 % des contribuables ont alimenté les recettes de l’impôt sur le revenu des personnes physiques à hauteur de 50 % (sans prise en compte de la retenue sur les traitements et salaires, certes). Cette situation s’’explique par la progressivité des taux d’imposition, les revenus plus élevés se voyant assortis de prélèvements proportionnellement plus importants.

Des « riches » mis à contribution, mais sans perdre de vue les personnes hautement qualifiées

Que l’on ne s’y méprenne pas : le modèle social luxembourgeois présuppose un système de redistribution développé permettant d’atténuer les « disparités et aspérités » économiques – il y va de la sauvegarde de la cohésion sociale et de la stabilité politique du Grand-Duché. Les personnes les plus favorisées doivent être mises à contribution en fonction de leurs moyens et ce, de manière transparente.

Cependant, un pays comme le Luxembourg, où des services à haute productivité représentent une part considérable de l’économie, ne peut oublier que certaines « personnes à qualification élevée » constituent un facteur de production essentiel. Que ce dernier fasse défaut ou soit en pénurie et c’est tout le potentiel de croissance économique grand-ducal qui marque le pas. D’où la nécessité d’aménager des dispositifs fiscaux, sociaux, administratifs ou réglementaires sur les « talents » utiles à notre économie (en termes de capital intellectuel et de recherche également). Mais ces mesures doivent être correctement ciblées, en d’autres termes il est essentiel que les « talents » en question soient bien identifiés et ne servent pas de paravents à des mesures de « redistribution à l’envers », préjudiciables à l’indispensable cohésion sociale.

Epargne forcée et télétravail : les grains de sable de la relance de l’économie présentielle du Luxembourg

Tandis que le déconfinement graduel se poursuit et bien que des restrictions sanitaires sont toujours possibles (voire probables), le moral et le comportement des consommateurs font partie des indicateurs clés à scruter dès cet été, car ils pourraient avoir un impact sur la reprise économique, en particulier dans les secteurs d’activité les plus affectés par le confinement (hôtellerie, restauration, commerce d’habillement, de biens d’équipements, loisirs, événementiel, etc.) et dans lesquels de nombreuses entreprises se trouvent aujourd’hui sur le fil du rasoir. Si les dépenses de consommation finale des ménages pèsent moins dans l’économie luxembourgeoise qu’ailleurs (28% du PIB contre 52% dans la zone euro), il n’en demeure pas moins qu’elles s’adressent à tout un pan de l’économie locale déjà fortement éprouvé par les décisions de fermetures de ce printemps.

Comme ailleurs, l’économie du pays n’a pas été frappée de manière homogène par les mesures sanitaires. Au plus fort du confinement, le STATEC estimait par exemple la baisse de l’activité à 90% dans le secteur de l’Horeca et à 10% dans celui des activités financières.

Les « deux Luxembourg »

Il ne faut certes pas se cacher du fait que la profondeur de la récession au Luxembourg dépendra davantage de l’évolution de la demande extérieure (principalement européenne) en services financiers et en biens manufacturés que de l’évolution de la demande intérieure. Sur ces deux pôles économiques qui dépendent de la dynamique « étrangère », les mesures de soutien à l’économie du gouvernement changeront probablement moins la donne que les mesures monétaires et budgétaires prises à l’échelle européenne. A ce stade, le Tableau de bord économique et social d’IDEA montre que la place financière, qui reste de loin le principal moteur du pays, semble plutôt épargnée par les effets économiques de la crise sanitaire, bien que les annonces de restructurations dans le secteur bancaire se poursuivent. Le secteur industriel était entré dans une phase de ralentissement avant l’apparition de la COVID-19, mais regagne (timidement) quelques couleurs. Le secteur de la construction semble quant à lui davantage souffrir de délais de livraisons rallongés que d’une chute des carnets de commande.

En revanche, certains aspects ne doivent pas être négligés sur l’importance de maintenir à flot les secteurs d’activité présentiels qui dépendent davantage de la demande intérieure et pour lesquels le gouvernement a un rôle à jouer. Ce n’est certes pas « grâce à eux » que le PIB par habitant du Luxembourg est 3,3 fois plus important que la moyenne européenne, mais il s’agit de branches souvent constituées d’entreprises de taille modeste qui font vivre de nombreux travailleurs indépendants (parfois endettés sur leurs deniers personnels), qui emploient des salariés moins diplômés. Ils contribuent à un maillage économique très fin du territoire national, contribuant à l’image et à la qualité de vie des quartiers et communes dans lesquels ils sont présents. Bref, ils représentent une économie « palpable », « visible » à tout un chacun, dont on peut mesurer l’importance à l’émotion provoquée dès lors que les pancartes « local commercial à louer » apparaissent dans certains quartiers.

« Déconfiner » l’épargne forcée 

Au-delà des craintes (sérieuses) qui demeurent sur la circulation du virus et des mesures de stabilisation du gouvernement qui continuent à jouer leur rôle d’amortisseur, le plan de relance de l’économie présentielle du pays ne saurait se baser uniquement sur un appel de fonds publics, il passera aussi et surtout par une mobilisation des consommateurs eux-mêmes.

D’après l’enquête mensuelle réalisée par la Banque Centrale du Luxembourg, l’indicateur de confiance des consommateurs a marqué un net redressement au mois de juin, avec en particulier un retour progressif de l’intérêt à faire des achats importants, qui avait logiquement chuté pendant le confinement. Mais les ménages continuent de juger que l’épargne est opportune par les temps qui courent. Les niveaux de rémunération relativement élevés et l’importance du poste « logement » au Luxembourg peuvent en partie expliquer, voire légitimer, cette opinion qui varie finalement assez peu dans les enquêtes, quel que soit le climat économique et social.

Ce printemps, le confinement a eu un impact très concret sur le budget des ménages : en limitant leurs possibilités de consommer, il les a forcés à épargner. Dans les banques luxembourgeoises, les dépôts à vue des ménages résidant au Luxembourg ont augmenté de 1,4 milliard d’euros entre mars et mai, soit 850 millions de plus « que la normale », si l’on considère la tendance moyenne constatée sur les 12 mois précédant le confinement. Une donnée certes imparfaite, mais qui semble en phase avec l’estimation du STATEC « d’une épargne supplémentaire contrainte d’environ 1Mia EUR qui s’accumulerait en 2020 »[1].

A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles ?

Transformer le regain de moral des consommateurs en actes, afin qu’ils décident de dépenser ces 850 millions d’euros plutôt que de les épargner par précaution devra donc être un objectif de la politique de relance économique du gouvernement.

Des mesures incitatives sont déjà prises dans ce sens comme le bon d’achat de 50 euros pour les clients de l’hôtellerie ou encore les multiples initiatives prises par les communes pour faire revenir des clients dans les commerces. Les données disponibles montrent que la propension à consommer des ménages est inversement proportionnelle à leur revenu (plus on gagne, plus on épargne… et inversement). Des mesures temporaires pourraient dès lors être prises en fonction du niveau de vie des ménages comme verser du « cash » aux ménages les plus précaires (qui vont le consommer) et transformer une partie des salaires les plus élevés en bons de consommation. Une manière de procéder pourrait être de mettre en place un impôt de crise temporaire sur les hauts revenus et de le rétrocéder sans délai en bons de consommation ayant une durée limitée.

Une autre idée serait de raccourcir temporairement la durée de validité des chèques repas et de limiter leur usage à la seule consommation dans les restaurants (y compris pour la vente à emporter, voire la petite épicerie qui pourrait être un autre bon relais de développement pour le secteur en cas de poursuite de l’épidémie), la grande distribution ayant été relativement épargnée par la crise[2].

Le télétravail, un grain de sable

Un autre sujet qui va rapidement émerger est celui de l’impact du télétravail sur l’activité du commerce, des services à la personne et de la restauration dans les quartiers d’affaires ou administratifs du pays. En effet, la concentration des emplois tertiaires pour lesquels le télétravail est possible (et massivement pratiqué depuis mars) au sein de quelques espaces très spécialisés est un autre élément discriminant pour la fortune économique des activités présentielles. Une généralisation du travail à distance, même un jour par semaine, pourrait redistribuer les cartes de ce secteur, transférant de l’activité dans les zones résidentielles (au Luxembourg et dans la Grande Région), voire détruisant une partie de la valeur ajoutée (cuisine à la maison, repassage des chemises, etc.).

Si une mutation de ce type peut être indolore économiquement, voire salutaire car répondant à une aspiration sociétale et redynamisant les « cités dortoirs », cela n’est possible que lorsqu’elle s’opère sur des longues périodes et qu’elle est accompagnée par des politiques publiques et des décisions d’entrepreneurs capables d’anticiper et d’accompagner le changement. Mais il n’en n’est strictement rien dans la situation actuelle. Le changement a été brutal et le risque de transformer la récession en dépression si des « clusters » de faillites en cascades apparaissaient est grand. Cela doit nous inviter à mettre entre parenthèses les enseignements de Schumpeter sur les bienfaits de la destruction créatrice[3]. Dans cette situation, la seule intervention qui pourrait en théorie inciter à la relance par les consommateurs serait de limiter le télétravail, mais elle apparait comme hasardeuse, voire dangereuse, à mettre en œuvre dans la situation sanitaire actuelle. Des mesures de soutien aux entreprises adaptées et ciblées devront vraisemblablement encore être imaginées pour ces cas précis.

 

Photo by Ibrahim Rifath on Unsplash

 


[1] STATEC, Note de conjoncture 1-2020, juin 2020.

[2] Sarah Mellouet, Fondation IDEA, Durcir les conditions d’utilisation des chèques repas pour soutenir le secteur de l’HORECA ? juin 2020.

[3] Michel-Edouard Ruben, Fondation IDEA, Soutenir autant que possible, sauver autant que nécessaire ! Décryptage N°11, juin 2020.

Tableau de bord économique et social – juillet 2020

Entre sortie du brouillard et vents contraires

Les indicateurs de ce Tableau de bord dessinent un tableau très contrasté de la situation économique et sociale en ce début d’été.

Les dernières prévisions du STATEC tablent sur une récession de 6,0% en 2020, suivie d’une croissance de 7,0% en 2021. La Commission européenne, qui vient de mettre à jour ses prévisions, projette de son côté un recul du PIB de 6,2% cette année, suivi d’un rebond plus modeste en 2021 (+5,4%). Au premier trimestre, le PIB se serait replié de 0,2% par rapport au premier trimestre 2019 d’après la première estimation du STATEC.

Si la reprise économique est encore difficile à qualifier et si le retour à la normale risque d’être long, certains indicateurs montrent tout de même des signes encourageants. Sur le marché du travail tout d’abord : alors qu’en mars et avril, le pays avait vu 8.900 emplois salariés détruits, le retour des créations d’emplois en mai, avec un niveau non-négligeable (+4.500 postes), est une bonne nouvelle. L’envolée du nombre de demandeurs d’emplois a été stoppée (-0,2% entre avril et mai) et le taux de chômage s’est stabilisé à 7%. Le déconfinement a également été propice au moral des consommateurs qui se redresse sensiblement en juin. La bonne tenue des marchés financiers a permis aux actifs des fonds de la place financière de poursuivre leur ascension. Enfin, la plupart des enquêtes sectorielles montre une amélioration des soldes d’opinion des entreprises quant à leur niveau d’activité, bien qu’ils restent en territoire négatif.

Mais des vents contraires peuvent encore souffler sur cette dynamique. La confiance en l’avenir pour les consommateurs et les investisseurs, l’absence de salariés (toujours en télétravail) pour les restaurateurs et les commerces, et bien sûr le virus, qui continue à circuler, et qui reste le premier risque…

En outre, le caractère « asymétrique » des conséquences de cette crise est de plus en plus visible, entre les secteurs, leurs salariés, mais aussi entre les pays et régions de l’UE.

Pour la reprise, il reste donc encore à transformer l’essai. Et, plus que jamais, à rester attentif à tous les signaux qui obligeraient des interventions publiques sur mesure et aussi fortes que nécessaires.

Pour télécharger le Tableau de bord économique et social

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L’évaluation des politiques publiques : un ingrédient indispensable à la qualité de la gouvernance publique et à notre capacité à surmonter la crise

Auteur :

Dr. François-Xavier Borsi
Administrateur, SOLEP asbl
Economiste et Senior Manager, KPMG Luxembourg

Avant-propos

La crise sanitaire que connaissent actuellement le Luxembourg et quasiment toute la communauté internationale est exceptionnelle par sa nature, son ampleur, sa vitesse de propagation et l’intensité des réponses apportées par les pouvoirs publics. Au Grand-Duché comme ailleurs, il s’est agi de mettre en place, dans l’urgence, un stratégie sanitaire inédite (de confinement strict / déconfinement) assortie d’un programme massif de stabilisation de l’économie nationale : pour sauver un grand nombre de vies, « il aura ainsi fallu en passer par des mesures déclenchant une crise économique majeure »[1]. Nul ne sait encore quand ou comment la communauté internationale, singulièrement les membres de l’Union européenne (dont le Luxembourg) en sortira, ni comment les économies vont pouvoir concrètement et durablement redémarrer, ni si les conditions de ce redémarrage seront soutenables au sens du développement durable.

A l’instar de beaucoup d’observateurs, nous pouvons imaginer que le choc de la crise sanitaire et économique constituera une épreuve, sans doute au moins à court et moyen termes, pour nos appareils de production et nos modèles de développement, pour nos institutions et nos politiques publiques. Et comme toute crise conduit nécessairement à s’adapter, à changer et à (se) transformer, il est légitime de s’interroger sur la manière dont ces politiques publiques (et, partant, les décideurs) vont devoir faire face et évoluer pour en tirer un maximum les leçons de manière constructive pour l’avenir et de futures interventions publiques. Et pour décliner une telle réflexion sur ce qu’il devient galvaudé d’appeler « l’après-crise » ou « l’après-Covid », peut-être pourrait-on envisager au moins deux types de questionnements.

D’abord peut-on continuer comme avant ; n’est-il pas temps de modifier en profondeur notre référentiel en matière de politiques publiques…changer de paradigme compte-tenu des risques globaux que nos communautés perçoivent et/ou évaluent et dont on sait maintenant qu’ils peuvent se matérialiser à tout moment sous la forme d’accidents collectifs et de crises induites majeurs, que ce soit en matière énergétique, migratoire ou environnementale pour ne citer que ces exemples ?

Ensuite, dans un contexte si incertain (pour ne pas dire particulièrement anxiogène), où les objectifs économiques, sociaux, environnementaux, démocratiques paraissent souvent contradictoires, comment dessiner le futur sans prendre le risque de se tromper lourdement ? Comment également mettre en œuvre, comme il le faut et pas autrement (certains diraient de manière optimale), des politiques publiques dont le rôle et l’impact, on le ressent et on le mesure par exemple en matière de santé en ces temps de difficultés sanitaires aigues, sont majeurs pour le bien-être des populations et pour faire tenir nos sociétés ?

La SOLEP asbl pense que l’une des réponses réside dans notre capacité à opérer un saut qualitatif sensible en matière de qualité et d’efficience de la gouvernance publique au service de l’intérêt général. Un tel saut passe notamment, à ses yeux, par un renforcement de notre capacité collective à éclairer, concevoir, adapter, optimiser et mettre en œuvre de manière appropriée des politiques publiques de qualité. Et l’une des conditions de ce renforcement est une bonne pratique (une pratique éclairée) de l’évaluation des politiques publiques, laquelle exige que l’on puisse à la fois parfaitement démystifier, comprendre et expliciter ce qu’il y a derrière cette notion-même.

Quelques rappels-clés sur l’évaluation des politiques publiques.

Fondamentalement une évaluation consiste à apporter un éclairage sur une action publique en en mesurant et en en qualifiant les effets à la lumière de principes d’analyse et de critères définis et pris en compte pour l’exercice de jugement visé. La boîte à outils de l’évaluation permet d’identifier et expliciter la logique d’intervention de l’action considérée, en partant des éléments intrants (ressources, moyens) qui sont « injectés » dans cette action et en déclinant les éléments de réalisations, de résultats et d’impact (intermédiaires ou globaux) qui en découlent.

Le schéma ci-après décrit de manière concise en quoi une bonne lecture de la logique d’intervention permet de comprendre au mieux la nature des travaux d’évaluation qui nous intéressent (audit, contrôle, monitoring, évaluation) selon le focus de compréhension que l’on souhaite avoir à travers l’exercice (s’intéresser seulement aux outputs, ou n’apprécier que les outcomes, etc.). Il permet aussi de mettre en exergue quelques-uns des critères-clés des approches évaluatives que la littérature met en évidence et qui permettent aux évaluateurs et aux décideurs d’objectiver (de manière certes imparfaite) les effets et les impacts de l’action en question en mettant en regard les objectifs visés et les résultats atteints. On cite souvent la pertinence, l’efficacité et l’efficience comme critères-clés communément admis par les praticiens. L’émergence d’une nouvelle génération d’évaluateurs et les discussions internationales récentes amènent à considérer avec de plus en plus d’importance des critères de soutenabilité/durabilité (en particulier en lien aux « Objectifs du développement durable » (ODD) énoncés dans le Programme 2030 et l’Accord de Paris) et des critères d’éthique dans les analyses[2].

Schéma : approche cartographique du concept d’évaluation

Source : présentation SOLEP (2019)

Evaluer les politiques publiques pour un saut qualitatif en matière de qualité de la gouvernance publique

– Des enjeux relatifs à l’évaluation des politiques publiques…

S’agissant de la pratique au Luxembourg, la taille du pays n’a pas forcément aidé à historiquement prioriser sur la structuration et la coordination administrative autour des questions d’évaluation. Le Luxembourg n’est pas encore reconnu en Europe comme un pays où les pratiques évaluatives sont systématiques et relèvent d’une culture publique profondément ancrée. Pour autant, sous l’impulsion de quelques acteurs sensibles à l’intérêt des démarches et logiques sous-jacentes, la SOLEP a commencé à la fin des années 2000 un travail de sensibilisation progressif (conférences, ateliers, échanges au sein de l’écosystème national) qui la conduit à faire le constat d’une certaine maturité pour envisager des initiatives plus marquées à l’adresse d’un public de plus en plus large, avec pour cibles, entre autres, les fonctionnaires de l’administration gouvernementale ainsi que le législateur luxembourgeois. Car au-delà des principes mêmes de l’évaluation, plusieurs enjeux sont en effet de nature à particulièrement intéresser les acteurs nationaux, et plus encore s’il s’agit de vivre un saut qualitatif en matière de gouvernance publique suite à une crise comme celle que nous vivons actuellement au niveau mondial. L’évaluation des politiques publiques, sans aller nécessairement jusqu’à sa généralisation, pose des questions en lien avec la compétitivité de l’économie, la soutenabilité de ses finances publiques, le développement durable, la santé, le secteur social, mais aussi l’optimisation de l’action publique, l’efficacité de l’appareil administratif, l’augmentation des capacités des structures existantes ou encore du tissu associatif.

En tant qu’économie dynamique de la donnée et face à l’enjeu précité des compétences évaluatives, le Luxembourg peut aussi capitaliser sur les opportunités qu’offrent le développement rapide des outils d’analyse dits « Big Data », avec la perspective de favoriser un enrichissement des analyses quantitatives et qualitatives[3].

– …aux enjeux du renforcement de la gouvernance publique…

L’évaluation a connu, notamment en Europe (Allemagne, France, Royaume-Uni, Suède), un mouvement d’institutionnalisation progressive de la pratique marquée en faveur des pouvoirs exécutifs et des structures administratives ou juridictionnelles (Cour des comptes et institutions de contrôle de la dépense publique, services d’évaluation dans les ministères) davantage que d’autres acteurs (institutions parlementaires, organismes de recherche, think tanks, bureaux d’études…). En dehors des questions de coopération et d’aide au développement, l’évaluation est finalement assez peu ancrée dans l’élaboration et la conduite des politiques publiques, restant prioritairement perçue comme un instrument au service de la réforme de l’État et de la performance des organisations publiques.

Or la crise risque de fortement et durablement ébranler et fragiliser nos sociétés ainsi que nos institutions et systèmes démocratiques. Elle peut aussi abîmer (durablement) la qualité de nos politiques publiques en créant des rigidités cognitives et de l’aveuglement stratégique pour les décideurs trop concentrés par le très court terme. Il importe donc, au-delà du traitement de l’urgence sanitaire et économique à laquelle il a fallu immédiatement répondre[4], de favoriser la mise en place d’un cadre de réflexion, d’analyse et de prise de décision qui se prête à penser au mieux l’après-crise en s’appuyant utilement sur les leçons à tirer.

Parmi les enseignements sur lesquels nous pourrons bâtir l’après-crise, sans doute doit-on évoquer la nécessité, plus que jamais, de nous doter d’une gouvernance publique propice à mieux anticiper les menaces et les disruptions, mais aussi à favoriser et renforcer notre capacité collective à changer, corriger innover, nous adapter, améliorer l’agilité stratégique des pouvoirs publics.

La gouvernance publique, et plus précisément son efficience, est un ingrédient incontournable du développement durable d’un territoire[5]. Elément de souveraineté des pouvoirs publics qui affecte directement potentiellement les conditions générales de compétitivité dudit territoire, les conditions de développement qualitatif de ses ressources et les conditions de bien-être de sa population et de ses forces vives, elle en garantit l’attractivité en établissant toute une série d’avantages (économiques, institutionnels, sociaux et démocratiques…) précieux aux yeux des acteurs du territoire et dont la qualité se mesure à l’aune de leur caractère soutenable. Elle revêt autant de dimensions nécessaires à une prise de décision optimale, vertueuse et qualitative que l’analyse de la situation et des enjeux (ce qui est nécessaire au développement), la justesse de l’intuition et de la volonté d’agir (ou de réagir) ou encore la prise de risque indispensable à la conduite du changement. Sur toutes ces dimensions, l’évaluation des politiques publiques peut s’avérer utile et décisive, en raison notamment de sa grille de lecture (les critères) et des méthodologies crédibles (tableaux de bord, prospectives et analyses ex ante, analyses économétriques d’impact…) sur lesquelles elle s’appuie.

Comment concrètement appréhender et mieux réfléchir et agir vis-à-vis des impératifs à la fois de soutenabilité, d’efficacité et de pertinence des politiques publiques ? En octobre 2015, la SOLEP a livré au Gouvernement et à la société civile un rapport de prospective territoriale baptisé « Luxembourg 2030 », lequel s’était appuyé sur un exercice de prospective citoyenne méthodique, participatif et impliquant tant des experts que des citoyens. Et de ce point de vue, l’initiative prise au début de l’année 2020 par France Stratégie sur les « Soutenabilités » semble des plus inspirantes[6]. Partant du constat des fragilités, des vulnérabilités et des failles que nos modèles de développement laissent entrevoir de nombreuses et plus ou moins prévisibles conséquences sociales, économiques, politiques et géopolitiques de la crise en cours, cette initiative consiste à interroger ces modèles et à penser leur impératif de soutenabilité et leurs conséquences dès la sortie de crise. L’enjeu principal, auquel souscrit volontiers la SOLEP, est de refonder le référentiel de nos politiques publiques, ce à quoi aide indubitablement l’évaluation.

Propositions autour de l’évaluation en ces temps de crise

– Les recommandations récentes de la SOLEP demeurent d’actualité

La SOLEP avait, préalablement aux élections législatives de fin 2018, sensibilisé les parlementaires luxembourgeois de tous bords à des recommandations qui lui paraissent, dans le contexte de la réflexion sur l’après-crise, plus que jamais pertinentes et constructives. Ces recommandations s’articulent notamment autour de la préoccupation de définir des politiques publiques proactives et promouvoir une évaluation plus systématique et de qualité des politiques publiques, pour renforcer la pertinence et l’efficacité desdites politiques, leur impact positif du point de vue de ce que l’on appelle l’intérêt général, et la responsabilité des décideurs vis-à-vis des citoyens et des générations futures.

        1. Clauses évaluatives dans la loi

A la connaissance de la SOLEP, peu de lois récentes prévoient de façon explicite une clause évaluative dans leur dispositif. Or comme en Allemagne fédérale, le recours aux clauses évaluatives mériterait d’être systématisé, notamment pour tout projet de réforme soit sensible (la clause évaluative étant ainsi considérée comme un compromis à l’issue de négociations parlementaires), soit coûteux, soit expérimental (comme par exemple avec la loi sur les sociétés d’impact sociétal).

        2. Publicité des évaluations

Il est vrai que, sauf intérêt sécuritaire et/ou national majeur, la « bonne pratique » à l’international consiste à publier le contenu de toute évaluation ou, à défaut, au moins un résumé exécutif sincère – comme c’est d’ailleurs déjà le cas avec « Lux-Development » au niveau luxembourgeois. La SOLEP comprend néanmoins que, mis à part LuxDev, il existe une certaine appréhension à publier les évaluations, ou même à les annoncer (l’on parle alors, non pas de « publication », mais de « publicité » des évaluations). La préférence va clairement dans le sens d’une analyse des conclusions des évaluations à huis clos, par exemple en réunions tripartites ou, en cas de systématisation de clauses évaluatives dans la loi, en commissions parlementaires. De l’expérience des membres de la SOLEP, il faut en effet du temps pour que la publication des résultats des évaluations fasse son chemin. Un tel shift dans la culture administrative ne peut s’effectuer du jour au lendemain. La SOLEP recommande dans un premier temps la publicité des évaluations, qu’elles soient annoncées dans la loi au moyen de clauses évaluatives ou répertoriées dans un planning des évaluations tenu par exemple par un organe central d’évaluation. La publicité des évaluations contribuerait à structurer les activités en la matière et à renforcer la transparence et la responsabilité.

        3. Utilité d’un organe central d’évaluation

La SOLEP observe qu’à ce jour la conduite d’évaluations se fait de manière ad hoc au Luxembourg, à l’initiative de certains ministres ou de leurs administrations, et ce de façon plus ou moins formalisée. Afin de normaliser une pratique d’évaluation de qualité au Luxembourg, la création d’un organe central d’évaluation, même de taille modeste, mériterait d’être envisagée. A défaut de mener elle-même des évaluations, une telle unité pourrait en commanditer selon un degré de priorisation donné. Par exemple, les politiques les plus coûteuses et/ou sensibles/visibles (mobilité, aménagement du territoire, logement, nouvelles technologies, éducation et culture pour ne citer que ces grands sujets) pourraient être évaluées en priorité, particulièrement si celles-ci ne l’ont jamais été. La commande d’évaluations plutôt que la conduite-même de celles-ci permet une certaine souplesse et rapidité d’exécution. Dans un pays de taille modeste comme le Luxembourg, la commande d’évaluations permettrait en outre le recrutement d’experts indépendants les plus à la pointe dans leurs domaines. Un tel organe se verrait enfin confier la mission de sensibiliser à l’évaluation et de renforcer les connaissances et capacités à tous les niveaux de l’administration en prévoyant a) comme précité, la publicité des évaluations avec la tenue d’un planning officiel de celles-ci, b) le contrôle qualité des évaluations menées en dehors de sa supervision directe, c) la dissémination de bonnes pratiques en matière d’évaluation, d) la publication de lignes directives d’ordres méthodologique, éthique et procédural, e) l’adoption de définitions uniformes, f) l’organisation de formations de pointe à destination des administrations, g) l’assurance de la prise en compte des résultats des évaluations dans le développement des politiques publiques, et, ou encore dans un second temps, h) la centralisation et la communication dans un langage compréhensible des leçons d’évaluation. En somme, un organe central d’évaluation pourrait être rattaché au parlement et/ou à l’exécutif en tenant compte des avantages et inconvénients de chaque approche, comme notamment une relative lenteur d’établissement et des processus décisionnels au parlement (mais un ancrage démocratique fort) comparée à une certaine rapidité d’exécution sous l’exécutif (mais un caractère pérenne plus fragile en cas de changement de majorité).

        4. Sensibiliser, toujours

La SOLEP constate qu’au Luxembourg la prospective peut être perçue, à tort, comme une forme d’activité subjective de prédiction, tandis que l’évaluation est encore trop souvent perçue comme un audit, ou du moins comme un exercice à visée « punitive ». Il est important, aux yeux de la SOLEP, de ne pas confondre audit – qui teste la conformité de l’action avec le cadre légal, réglementaire et/ou contractuel dans lequel elle s’inscrit – et évaluation qui, elle aussi, revêt des approches parfois assez distinctes (évaluation de la performance, évaluation stratégique, évaluation d’impact…), même si l’objectif intrinsèque de l’évaluation est de rendre compte, il est aussi et surtout celui de l’éclairage et de l’apprentissage, sans lesquels l’on ne peut sereinement réformer. La SOLEP insiste sur l’importance de sensibiliser, de renforcer les connaissances, voire de former, y compris auprès des décideurs et des partenaires sociaux.

– Des pistes de travail pour le moyen et long terme

La SOLEP, en tant que société de prospective et à la fois société d’évaluation, peut se prévaloir d’une certaine originalité à l’échelle des sociétés européennes qui lui permet de favoriser un dialogue méthodologique et multidisciplinaire entre ses membres qui peut être porteur d’innovation, notamment en ces temps de réflexion sur « l’après ». Elle formule donc ici une proposition concrète dont elle espère qu’elle retiendra l’intérêt des forces vives luxembourgeoises et de la Grande-Région, à savoir le lancement, dès l’été 2020 et en collaboration étroite avec le Gouvernement, d’un nouvel exercice national et grand-régional de réflexion prospective méthodique et démocratique impliquant experts et citoyens qui a) favorise un redémarrage (un rebond) qui tienne compte des erreurs du passé et anticipe les risques d’écueil pour l’avenir, b) permette d’évaluer (voire réévaluer) nos priorités et nos besoins, c) intègre une réflexion sur et une prise en compte de l’évaluation des politiques publiques comme ingrédient indispensable de la bonne gouvernance publique pour le futur, d) autorise la participation du plus grand nombre des composantes de la société luxembourgeoise et de la Grande-Région, et e) exige l’implication, l’engagement, l’imagination et l’écoute. Le tout, dans le souci du long terme et le respect d’un certain nombre d’engagements et d’éléments démocratiques et sociaux qui nous sont chers collectivement.

Dr. François-Xavier Borsi
Administrateur, SOLEP asbl
Economiste et Senior Manager, KPMG Luxembourg


[1] Gilles de Margerie, Commissaire général de France Stratégie (2020).

[2] Des meilleurs critères pour des meilleurs évaluations – Définitions adaptées et principes d’utilisation, Réseau du CAD de l’OCDE sur l’évaluation du développement (EvalNet), décembre 2019.

[3] Cf. conférence “Big Data Analytics & Evaluation – Data Privacy, Use and Ethics” (mars 2019).

[4] Programme de stabilisation de l’économie nationale (Ministère de l’Economie, Gouvernement luxembourgeois, mars 2020).

[5] « Intégration économique et juridique et attractivité des juridictions – Une approche en termes de concurrence institutionnelle » (Borsi, 2011, Editions Universitaires Européennes).

[6] Cf. www.strategie.gouv.fr

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