Décryptage N°17: Les inégalités, séquelles (à traiter) de la Covid-19

Le 21 décembre dernier, la Commission européenne a donné son premier feu vert pour la mise sur le marché d’un vaccin contre le coronavirus. Au Luxembourg, la campagne de vaccination a débuté le 28 décembre, ce qui offre une lueur d’espoir dans la lutte contre cette pandémie apparue il y a un an. Cependant, plusieurs économistes alertent sur un risque émergent, à l’instar de Thomas Piketty qui avance que « la planète est traversée par de multiples fractures inégalitaires, que la pandémie va encore aggraver ».

Dans ce contexte, il est important de s’intéresser aux conséquences socio-économiques de cette crise majeure sans précédent. De premières pistes de réflexion peuvent en effet être avancées quant aux multiples aspects des inégalités inter et intra-nationales causées et/ou accentuées par la maladie. Dans son ensemble, le Luxembourg semble plus tenace face à la crise que ses voisins européens, grâce à son économie reposant fortement sur les activités financières mais aussi à ses finances publiques plus saines qui lui permettent d’être plus résilient. En revanche, les personnes issues de milieux sociaux défavorisés y sont plus susceptibles que d’autres d’être atteintes par le coronavirus, les jeunes sont beaucoup plus touchés par le chômage depuis le premier confinement de mars et la crise ne touche pas tous les secteurs de manière uniforme.

Bien qu’il s’agisse d’un état des lieux non-exhaustif, appelant à être complété au gré des publications de nouveaux indicateurs, il apparaît que les gouvernements devront continuer à mener des politiques d’assistance et d’assurance sur un horizon temporel assez long, afin de pallier l’accentuation des inégalités socio-économiques.

D.ieu, ce Luxembourgeois !

Par Muriel Bouchet et Michel-Edouard Ruben

Alors que 2020 touche à sa fin, il est possible de faire un rapide bilan (économique) du « Grand confinement » qui a vu des entreprises cesser/réduire leurs activités pour raison impérieuse de distanciation physique et de lutte contre la propagation du coronavirus. Puisque les pas très bonnes (voire carrément mauvaises) nouvelles ne manquent pas, il est bon de s’étonner, dans cette année de malheur, que le PIB et le marché du travail du Luxembourg aient relativement bien résisté.

Alors que les chiffres du deuxième trimestre mettaient déjà en évidence la relative bonne résistance de l’économie luxembourgeoise, les estimations du STATEC portant sur le PIB au 3ème trimestre, qui ont été publiées ce 14 décembre, renforcent encore ce constat. Au cours des 9 premiers mois de 2020, période pour laquelle des données « officielles » (certes susceptibles d’être révisées) sont désormais connues, le PIB luxembourgeois en volume aurait diminué de « seulement » 2% par rapport à la même période de l’année 2019. Selon Eurostat, le recul mesuré pour la même période s’est établi à 5,8% en Allemagne, à 6,8% en Belgique et à 9,5% en France.

Le regain de l’épidémie au 4ème trimestre aura-t-il raison de cette résilience en 2020? Probablement pas. La BNB et l’Ifo Institute ont tous deux estimé le déclin du PIB réel (en Belgique et en Allemagne) à 1% environ au 4ème trimestre de 2020 par rapport aux trois mois précédents. Si un recul trimestriel du PIB similaire était observé au Grand-Duché, l’« annus horribilis » 2020 se solderait in fine par une récession de 1,7%. Un résultat « objectivement mauvais », mais « bizarrement » pas tant que cela puisqu’en 2009 le PIB du Luxembourg avait reculé de 4,4%.

Le marché du travail grand-ducal est également emblématique de cette relative bonne résistance. Au 3ème trimestre de 2020, l’économie du Luxembourg comptait ainsi 9.000 emplois de plus qu’au 3ème trimestre 2019 (+2%), contre -4 millions au sein de l’UE (-2%), -18.000 en Belgique (-0,4%), -654.000 en Allemagne (-1,4%), -754.000 en France (-2,6%). Il est à signaler que 74% des 9.000 emplois supplémentaires qui ont été créés au Luxembourg l’ont été dans les secteurs de la construction (+1.800), de l’administration publique (+1.600), de l’éducation (+1.200), et de la santé et action sociale (+2.100) qui pèsent 32% de l’emploi total. D’un côté (cas des emplois dans la construction), cela est « encourageant » puisque la demande en logements reste forte et que le manque de main-d’œuvre est traditionnellement la principale raison avancée par les entreprises du secteur comme contrainte pour le développement de leurs activités. De l’autre (cas des emplois dans les secteurs principalement non-marchands), il est permis d’y voir la traduction concrète de ce que l’économie luxembourgeoise a été dans une situation de « socialisme pandémique » durant l’année 2020.

Hélas, ces deux constats relativement positifs (à savoir l’apparente bonne tenue du PIB et la progression de l’emploi (certes tirée principalement par les secteurs non-marchands)) ne suffisent pas à faire oublier les nombreuses difficultés encore en présence (circulation du virus, questionnement sur l’efficacité des vaccins, devenir de l’organisation du travail, hausse des prix immobiliers alimentés par l’épargne forcée due à la crise, zombification/mise en hibernation de certaines entreprises, questionnement de certains sur la soutenabilité de la dette publique luxembourgeoise, etc.) qui interdisent de croire que 2021, toute proche, s’annonce sous de bons auspices.

Epargne forcée et télétravail : les grains de sable de la relance de l’économie présentielle du Luxembourg

Tandis que le déconfinement graduel se poursuit et bien que des restrictions sanitaires sont toujours possibles (voire probables), le moral et le comportement des consommateurs font partie des indicateurs clés à scruter dès cet été, car ils pourraient avoir un impact sur la reprise économique, en particulier dans les secteurs d’activité les plus affectés par le confinement (hôtellerie, restauration, commerce d’habillement, de biens d’équipements, loisirs, événementiel, etc.) et dans lesquels de nombreuses entreprises se trouvent aujourd’hui sur le fil du rasoir. Si les dépenses de consommation finale des ménages pèsent moins dans l’économie luxembourgeoise qu’ailleurs (28% du PIB contre 52% dans la zone euro), il n’en demeure pas moins qu’elles s’adressent à tout un pan de l’économie locale déjà fortement éprouvé par les décisions de fermetures de ce printemps.

Comme ailleurs, l’économie du pays n’a pas été frappée de manière homogène par les mesures sanitaires. Au plus fort du confinement, le STATEC estimait par exemple la baisse de l’activité à 90% dans le secteur de l’Horeca et à 10% dans celui des activités financières.

Les « deux Luxembourg »

Il ne faut certes pas se cacher du fait que la profondeur de la récession au Luxembourg dépendra davantage de l’évolution de la demande extérieure (principalement européenne) en services financiers et en biens manufacturés que de l’évolution de la demande intérieure. Sur ces deux pôles économiques qui dépendent de la dynamique « étrangère », les mesures de soutien à l’économie du gouvernement changeront probablement moins la donne que les mesures monétaires et budgétaires prises à l’échelle européenne. A ce stade, le Tableau de bord économique et social d’IDEA montre que la place financière, qui reste de loin le principal moteur du pays, semble plutôt épargnée par les effets économiques de la crise sanitaire, bien que les annonces de restructurations dans le secteur bancaire se poursuivent. Le secteur industriel était entré dans une phase de ralentissement avant l’apparition de la COVID-19, mais regagne (timidement) quelques couleurs. Le secteur de la construction semble quant à lui davantage souffrir de délais de livraisons rallongés que d’une chute des carnets de commande.

En revanche, certains aspects ne doivent pas être négligés sur l’importance de maintenir à flot les secteurs d’activité présentiels qui dépendent davantage de la demande intérieure et pour lesquels le gouvernement a un rôle à jouer. Ce n’est certes pas « grâce à eux » que le PIB par habitant du Luxembourg est 3,3 fois plus important que la moyenne européenne, mais il s’agit de branches souvent constituées d’entreprises de taille modeste qui font vivre de nombreux travailleurs indépendants (parfois endettés sur leurs deniers personnels), qui emploient des salariés moins diplômés. Ils contribuent à un maillage économique très fin du territoire national, contribuant à l’image et à la qualité de vie des quartiers et communes dans lesquels ils sont présents. Bref, ils représentent une économie « palpable », « visible » à tout un chacun, dont on peut mesurer l’importance à l’émotion provoquée dès lors que les pancartes « local commercial à louer » apparaissent dans certains quartiers.

« Déconfiner » l’épargne forcée 

Au-delà des craintes (sérieuses) qui demeurent sur la circulation du virus et des mesures de stabilisation du gouvernement qui continuent à jouer leur rôle d’amortisseur, le plan de relance de l’économie présentielle du pays ne saurait se baser uniquement sur un appel de fonds publics, il passera aussi et surtout par une mobilisation des consommateurs eux-mêmes.

D’après l’enquête mensuelle réalisée par la Banque Centrale du Luxembourg, l’indicateur de confiance des consommateurs a marqué un net redressement au mois de juin, avec en particulier un retour progressif de l’intérêt à faire des achats importants, qui avait logiquement chuté pendant le confinement. Mais les ménages continuent de juger que l’épargne est opportune par les temps qui courent. Les niveaux de rémunération relativement élevés et l’importance du poste « logement » au Luxembourg peuvent en partie expliquer, voire légitimer, cette opinion qui varie finalement assez peu dans les enquêtes, quel que soit le climat économique et social.

Ce printemps, le confinement a eu un impact très concret sur le budget des ménages : en limitant leurs possibilités de consommer, il les a forcés à épargner. Dans les banques luxembourgeoises, les dépôts à vue des ménages résidant au Luxembourg ont augmenté de 1,4 milliard d’euros entre mars et mai, soit 850 millions de plus « que la normale », si l’on considère la tendance moyenne constatée sur les 12 mois précédant le confinement. Une donnée certes imparfaite, mais qui semble en phase avec l’estimation du STATEC « d’une épargne supplémentaire contrainte d’environ 1Mia EUR qui s’accumulerait en 2020 »[1].

A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles ?

Transformer le regain de moral des consommateurs en actes, afin qu’ils décident de dépenser ces 850 millions d’euros plutôt que de les épargner par précaution devra donc être un objectif de la politique de relance économique du gouvernement.

Des mesures incitatives sont déjà prises dans ce sens comme le bon d’achat de 50 euros pour les clients de l’hôtellerie ou encore les multiples initiatives prises par les communes pour faire revenir des clients dans les commerces. Les données disponibles montrent que la propension à consommer des ménages est inversement proportionnelle à leur revenu (plus on gagne, plus on épargne… et inversement). Des mesures temporaires pourraient dès lors être prises en fonction du niveau de vie des ménages comme verser du « cash » aux ménages les plus précaires (qui vont le consommer) et transformer une partie des salaires les plus élevés en bons de consommation. Une manière de procéder pourrait être de mettre en place un impôt de crise temporaire sur les hauts revenus et de le rétrocéder sans délai en bons de consommation ayant une durée limitée.

Une autre idée serait de raccourcir temporairement la durée de validité des chèques repas et de limiter leur usage à la seule consommation dans les restaurants (y compris pour la vente à emporter, voire la petite épicerie qui pourrait être un autre bon relais de développement pour le secteur en cas de poursuite de l’épidémie), la grande distribution ayant été relativement épargnée par la crise[2].

Le télétravail, un grain de sable

Un autre sujet qui va rapidement émerger est celui de l’impact du télétravail sur l’activité du commerce, des services à la personne et de la restauration dans les quartiers d’affaires ou administratifs du pays. En effet, la concentration des emplois tertiaires pour lesquels le télétravail est possible (et massivement pratiqué depuis mars) au sein de quelques espaces très spécialisés est un autre élément discriminant pour la fortune économique des activités présentielles. Une généralisation du travail à distance, même un jour par semaine, pourrait redistribuer les cartes de ce secteur, transférant de l’activité dans les zones résidentielles (au Luxembourg et dans la Grande Région), voire détruisant une partie de la valeur ajoutée (cuisine à la maison, repassage des chemises, etc.).

Si une mutation de ce type peut être indolore économiquement, voire salutaire car répondant à une aspiration sociétale et redynamisant les « cités dortoirs », cela n’est possible que lorsqu’elle s’opère sur des longues périodes et qu’elle est accompagnée par des politiques publiques et des décisions d’entrepreneurs capables d’anticiper et d’accompagner le changement. Mais il n’en n’est strictement rien dans la situation actuelle. Le changement a été brutal et le risque de transformer la récession en dépression si des « clusters » de faillites en cascades apparaissaient est grand. Cela doit nous inviter à mettre entre parenthèses les enseignements de Schumpeter sur les bienfaits de la destruction créatrice[3]. Dans cette situation, la seule intervention qui pourrait en théorie inciter à la relance par les consommateurs serait de limiter le télétravail, mais elle apparait comme hasardeuse, voire dangereuse, à mettre en œuvre dans la situation sanitaire actuelle. Des mesures de soutien aux entreprises adaptées et ciblées devront vraisemblablement encore être imaginées pour ces cas précis.

 

Photo by Ibrahim Rifath on Unsplash

 


[1] STATEC, Note de conjoncture 1-2020, juin 2020.

[2] Sarah Mellouet, Fondation IDEA, Durcir les conditions d’utilisation des chèques repas pour soutenir le secteur de l’HORECA ? juin 2020.

[3] Michel-Edouard Ruben, Fondation IDEA, Soutenir autant que possible, sauver autant que nécessaire ! Décryptage N°11, juin 2020.