Plan pauvreté, avec ou sans objectif chiffré ?

© photo : Ville d’Esch/Emile Hengen

Cela ne devrait plus tarder. Le plan d’action nationale de lutte contre la pauvreté devrait enfin être dévoilé dans les tous prochains mois, possiblement d’ici la fin de l’année. Si certaines mesures de lutte contre la pauvreté, telles que l’exonération fiscale du salaire social minimum et l’augmentation de la prime énergie pour les ménages les plus défavorisés, ont déjà été mises en œuvre par l’actuel gouvernement, ce plan se fait attendre depuis son annonce dans l’accord de coalition 2023-2028.

Une fois que le plan pauvreté sera instauré, une question subsistera. Comment pourra-t-on juger de sa réussite ? L’évidence sera d’observer si celui-ci permettra de faire diminuer un taux de risque de pauvreté égal à 18,1% en 2024, soit plus élevé que les 16,2% de l’Union européenne. Cet indicateur phare comprend cependant de nombreux biais[1] et ne s’intéresse qu’à la dimension revenu de l’exclusion sociale, ce qui le rend insuffisant pour un tel exercice. En outre, quel serait le taux visé ? Une simple baisse d’un ou deux points de pourcentage validerait-elle la réussite du plan tant attendu sans objectif affirmé ?

Evaluer le succès du plan pauvreté serait d’autant plus aisé si un objectif chiffré, selon un ou plusieurs indicateurs fixés par le gouvernement et reconnus pour leur pertinence par les experts, était défini. Cet exercice s’avère délicat politiquement, car risqué pour le gouvernement qui ne réussira pas à atteindre son propre objectif. Ce serait toutefois un message fort envoyé par un pouvoir en place qui a fait de la lutte contre la pauvreté une priorité absolue.

Plaidoyer pour la fixation d’objectifs de pauvreté (et pourquoi c’est compliqué)

La fixation d’objectifs chiffrés de réduction de la pauvreté présente plusieurs intérêts, le premier étant la mobilisation collective, des différents ministères concernées notamment mais aussi des ONG et de la population. En effet, la définition de l’objectif crée un langage commun entre acteurs qui participe à la coordination des différentes administrations et fixe un cap partagé. L’objectif est alors engageant pour les pouvoirs publics, stimulant par la concrétisation d’un but clair et structurant, car il rend les stratégies plus lisibles face à des problématiques complexes. Les objectifs chiffrés favorisent la mesure d’impact et l’instauration d’un processus d’évaluation continue. A ce titre, l’évaluation du REVIS en 2021, soit trois ans après son instauration, est un exercice à renouveler, selon les deux axes que sont son efficacité pour la réduction de la pauvreté et pour la réinsertion sur le marché du travail.

Vis-à-vis des citoyens et des publics visés, l’objectif chiffré renforce la légitimité politique de l’action sociale, justifiant les dépenses publiques en la matière face à certaines stigmatisations et permettant aux dirigeants politiques de présenter les résultats obtenus selon des bases préétablies. Une telle démarche a montré toute son efficacité dans d’autres domaines tels que la sécurité routière ou la lutte contre le tabagisme. C’est ainsi un processus qui contribue à la transparence de l’action publique, l’objectif pouvant être repris par les acteurs non étatiques de la lutte contre la pauvreté et dans le débat public.

Au-delà du risque politique pris, la fixation d’un tel objectif demeure délicate, notamment pour trouver un consensus sur l’indicateur à utiliser. Le danger d’une trop grande simplification est réel, face au caractère multidimensionnel de la pauvreté. Elle peut faire dériver les politiques sociales vers des quick wins et les effets d’affichage qui ne s’attaquent pas aux racines des phénomènes d’exclusion sociale. Par exemple, se concentrer sur le public le plus proche de la frontière de pauvreté permettrait d’améliorer à moindre coût la situation de certains indicateurs. L’atteinte de l’objectif dépend, aussi, de facteurs extérieurs, en premier lieu la conjoncture économique, sur lesquels ne peuvent agir les responsables de la politique de la lutte contre la pauvreté, et dont ils seront malgré tout en partie redevable.

Limites du cadre européen et inspirations d’ailleurs

L’Union européenne a décidé d’ambitionner une diminution d’au moins 15 millions du nombre de personnes exposées au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale[2] d’ici 2030. Chaque Etat membre doit participer à cet effort avec sa propre cible nationale, correspondant à une diminution de 4.000 personnes par rapport à 2019 pour le Luxembourg[3]. Toutefois, il a été révélé lors des cycles précédents que les objectifs européens étaient peu mobilisateurs et engageants pour les pouvoirs nationaux. Cela a été particulièrement le cas au Luxembourg, où l’objectif de réduction du nombre de personnes menacées par la pauvreté ou l’exclusion sociale de 6.000 personnes à l’horizon 2020 n’était pas adapté à sa démographie dynamique. Ce nombre a augmenté de 24.000 entre 2015 et 2020 au Luxembourg, l’Union européenne échouant aussi largement à atteindre son objectif Europe 2020.

Le Canada pourrait être une inspiration pour la fixation d’un tel objectif. Dans sa loi sur la réduction de la pauvreté, datant de 2019, il vise à réduire de moitié le taux de pauvreté en 2030 par rapport à son niveau de 2015[4]. Le seuil officiel utilisé correspond au coût d’un panier de biens et services dont les personnes ont besoin pour répondre à leurs besoins fondamentaux et atteindre un niveau de vie modeste, autrement dit un budget de référence à la sauce canadienne.

L’Ecosse a fait de même, avec un quadruple objectif relatif au recul de la pauvreté des enfants, prenant en compte des indicateurs relatifs (un taux de risque de pauvreté), absolu (à partir d’un niveau de revenu fixé dans le temps), de privation matérielle (être privé de certains biens ou services nécessaires) et de persistance (être à risque de pauvreté 3 années consécutives)[5]. La Nouvelle-Zélande a instauré une politique proche de celle-ci, avec toutefois la prise en compte des coûts du logement pour l’un des indicateurs choisis[6].

Quelques bonnes pratiques de fixation de l’objectif

L’objectif de réduction de la pauvreté nécessite de répondre à de nombreux critères. Celui-ci doit pouvoir réellement changer la vie des Luxembourgeois s’il est atteint et donc bien constituer un résultat. Ce faisant, il conviendrait qu’il soit ambitieux, réalisable sous l’impact des politiques publiques et facile d’interprétation, reposant donc sur un nombre d’indicateurs limité. L’objectif peut, cependant, s’articuler avec des sous-objectifs qui renforcent la cohérence de la stratégie globale de réduction de la pauvreté et permettent d’éviter l’apparition de contradictions entre les objectifs fixés et la manière de les atteindre. Il est, par ailleurs, nécessaire que l’Etat s’empare et ait une responsabilité particulière sur la réussite de l’objectif, tout en ayant la capacité de mobiliser autour de celui-ci. Enfin, les différents objectifs doivent reposer sur des indicateurs incontestables et disponibles régulièrement, afin d’en assurer le suivi. Pour en renforcer la crédibilité, le ou les indicateurs choisis pourraient être soumis à l’avis du Comité Travail et cohésion sociale, ce qui permettrait d’avoir un retour des experts, députés, partenaires sociaux et associations sur cette décision[7].

Trois alternatives pour un même objectif

Différentes stratégies s’offrent au Luxembourg pour que la fixation d’un objectif de réduction de la pauvreté bénéficie à la réussite de ses politiques sociales. La première serait de s’emparer de l’objectif européen, bien mal engagé pour l’instant. Il s’agirait alors de revendiquer véritablement cette ambition et de communiquer dessus sur le plan national avec la volonté de redresser la tendance actuelle et atteindre l’objectif 2030. Ceci nécessiterait des politiques efficaces pour réduire les inégalités entre les ménages les plus modestes et les classes moyennes (taux de risque de pauvreté), de mettre en œuvre de nouveaux dispositifs pour répondre à des besoins fondamentaux tels que le chauffage, les repas avec protéines ou l’accès à un véhicule personnel (taux de privation matérielle sévère) et de favoriser la réinsertion sur le marché du travail (intensité de travail).

La solution la plus consensuelle serait d’instaurer plusieurs objectifs de réduction de la pauvreté des enfants. Une combinaison de différents types d’indicateurs, selon les exemples écossais et néo-zélandais, serait alors appropriée pour éviter certains biais. L’ambition d’une baisse du taux de risque de pauvreté et d’un taux de privation matérielle des enfants qui passerait à 0% semblent des évidences. Il pourrait s’y ajouter un objectif basé sur le budget de référence, selon l’exemple canadien, et un autre qui reposerait sur le pouvoir d’achat après déduction des coûts du logement, en raison de l’importance de la problématique au Luxembourg.

Enfin, face au caractère multidimensionnel de la pauvreté[8], le gouvernement pourrait décider d’un objectif phare de réduction de la pauvreté, tel que la diminution du nombre de personnes en risque de pauvreté selon un seuil calculé après déduction du coût du logement et fixé au niveau de vie de 2025, auquel il ajouterait un tableau d’indicateurs intégrant chaque dimension de l’exclusion sociale : persistance de la pauvreté, enfants, travail, éducation, santé… L’indicateur proposé peut apparaitre complexe mais possède certains atouts. La déduction des coûts du logement permet de prendre en compte les différences de situation vis-à-vis du logement, qui ont un impact majeur au Luxembourg sur le pouvoir d’achat des ménages. Quant au fait de fixer le seuil dans le temps (hors inflation), cela neutralise des faiblesses du taux de risque de pauvreté en se concentrant sur l’amélioration réelle du niveau de vie des personnes à revenu modeste. Suivre dans le même temps le taux de risque de pauvreté « classique » permettra de vérifier que les inégalités ne se creusent pas par ailleurs.

L’élaboration d’un plan d’action nationale de lutte contre la pauvreté est une étape importante dans l’histoire des politiques sociales luxembourgeoises, alors que des phénomènes d’exclusions sociales se sont développés au cours des vingt dernières années. La détermination d’un objectif chiffré renforcerait un élan national de mobilisation à même d’en favoriser la réussite. Quant aux risques encourus, croire à la politique que l’on met en place, c’est aussi se confronter à ses résultats futurs.


[1] Un des défauts du taux de risque de pauvreté est de pouvoir diminuer, ceci alors même que la population s’appauvrit, si les ménages les plus modestes voient leur pouvoir d’achat baisser un peu moins que celui des classes moyennes.

[2] L’indicateur utilisé est le taux de personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale qui additionne le nombre de personnes en risque de pauvreté (revenu inférieur à 60% du revenu médian) et/ ou qui vivent dans la privation matérielle sévère et/ou qui vivent dans un ménage à faible niveau d’intensité de travail.

[3] Dans le rapport 2025 du semestre européen, la situation en était à + 13.000 personnes.

[4] Une chance pour tous – La première Stratégie canadienne de réduction de la pauvreté, 2017.

[5] Child Poverty (Scotland) Act 2017.

[6] Child Poverty Report, Minister of Finance, 2025.

[7] L’auteur de ces lignes est membre du comité Travail et cohésion sociale. Il avait, par ailleurs, proposé la création d’un tel organe en 2019.

[8] Evoqué par ailleurs par le ministre de la Famille, des Solidarités, du Vivre ensemble et de l’Accueil dans un interview au journal Le quotidien en janvier 2025. https://gouvernement.lu/fr/actualites/toutes_actualites/interviews/2025/01-janvier/27-hahn-le-quotidien.html

Avis Annuel 2025 : Déboussolés !

© photo : Julien Mpia Massa

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Face à une accumulation de crises successives et à l’émergence de nouveaux défis globaux, l’Avis Annuel propose une lecture transversale des principales questions économiques et sociales du moment. Dans cet environnement mondial incertain, l’économie luxembourgeoise se redresse progressivement après une période de turbulences en renouant avec la croissance (+1%), mais le choc provoqué par la guerre en Ukraine continue de peser sur l’activité économique. La guerre commerciale pourrait venir jouer les trouble-fêtes de la reprise fragile.

L’Avis Annuel 2025 analyse également la dynamique du marché de l’emploi post-pandémie et se penche sur l’évolution des finances publiques mises sous pression face aux nouveaux défis du vieillissement démographique, de la transition verte et des nouvelles exigences de défense, ainsi que sur l’évolution de la transition climatique et énergétique du pays.

Le document intègre également les résultats du Consensus économique d’IDEA, une consultation menée auprès de près de 115 décideurs économiques, politiques et partenaires sociaux du Luxembourg. Ce sondage offre un aperçu unique de leurs perceptions sur la conjoncture actuelle et les priorités à venir, tant au niveau national qu’européen.

Enfin cette édition accorde une attention particulière aux enjeux climatiques, avec cinq contributions de fond portant sur :

  • certains enjeux de la transition à une économie bas carbone au Luxembourg ;
  • les accords de coopération et les transferts statistiques utilisés pour respecter les objectifs européens en matière d’énergie renouvelable ;
  • l’émergence des emplois liés aux biens et aux services environnementaux, domaine dans lequel le Luxembourg s’illustre au niveau européen ;
  • une mise en perspective des ambitions climatiques de la Grande Région ;
  • le coût total de possession d’un véhicule électrique comparé à celui d’un véhicule thermique, au-delà du simple prix d’achat.

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IDEA publie son Avis Annuel 2025, intitulé « Déboussolés ! », une analyse approfondie de la conjoncture économique luxembourgeoise et internationale, doublée d’une réflexion sur les incertitudes structurelles qui marquent ce début d’année. 

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Conférence de presse du 10 avril 2025

Avis annuel 2024 : Le Luxembourg au rAAAlenti !

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© photo : Julien Mpia Massa

Alors qu’il est désormais possible d’affirmer que l’économie luxembourgeoise a bien résisté aux soubresauts inédits de la pandémie de COVID et à ses multiples vagues, le nouveau cycle qui s’est ouvert depuis 2022 avec la guerre en Ukraine, apparaît au fil des bulletins économiques comme un épisode plus difficile à encaisser. Une bonne surprise n’est pas à exclure pour 2024, mais les constats analysés dans ce 10ème Avis annuel d’IDEA confirment que le nouveau gouvernement s’installe dans une séquence où se cumulent ralentissement, incertitudes dans le contexte de « polycrise » et défis à relever (voire attentes à satisfaire) sous de multiples contraintes, luxembourgeoises comme internationales.

L’Avis annuel 2024 d’IDEA propose un tour d’horizon des principales évolutions économiques mondiales, européennes, américaines et chinoises. Il analyse, en outre, la situation socio-économique luxembourgeoise avec un passage en revue des paramètres clés de l’activité économique, du marché du travail et des finances publiques du pays. Sont aussi présentés les résultats du consensus économique d’IDEA, réalisé en février 2024, ayant permis de prendre le pouls de 120 décideurs économiques et partenaires sociaux au Luxembourg.

Enfin, trois contributions thématiques proposent une analyse des disparités territoriales en matière de capacité d’achat immobilier, de nouvelles bourses d’études pour former davantage de talents de la diversification économique ainsi qu’une étude du dispositif de « job rotation » danois qui pourrait utilement intégrer les politiques de l’emploi au Luxembourg.

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L’Avis annuel 2024 d’IDEA propose un tour d’horizon des principales évolutions économiques mondiales, européennes, américaines et chinoises. Il analyse, en outre, la situation socio-économique luxembourgeoise avec un passage en revue des paramètres clés de l’activité économique, du marché du travail et des finances publiques du pays. Sont aussi présentés les résultats du consensus économique d’IDEA, réalisé en février 2024, ayant permis de prendre le pouls de 120 décideurs économiques et partenaires sociaux au Luxembourg.

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conférence de presse du 21 mars 2024

Une taxe carbone à 200 euros au Luxembourg ?

© photo : Julien Mpia Massa

Depuis le 16 novembre, le Luxembourg a un plan de marche pour les cinq années à venir. IDEA propose une série de blogs pour analyser quelques-uns des points saillants de l’accord de coalition 2023-2028. Dernier volet de cette série : quelques réflexions sur le niveau de la taxe carbone au Luxembourg.

Dans son programme de coalition, le gouvernement luxembourgeois s’engage à respecter la trajectoire de la taxe CO2 définie dans le Plan national intégré en matière d’énergie et de climat (PNEC). Pour rappel, la taxe carbone a été introduite en 2021 et s’établit désormais à 30 euros la tonne de CO2. Afin de réduire davantage les émissions de gaz à effet de serre (GES), le PNEC prévoit une augmentation annuelle de 5 euros au moins jusqu’en 2026, ce qui lui permettra d’atteindre le montant de 45 euros la tonne de CO2 à cette échéance, soit environ 11 centimes de plus sur le litre actuel de diesel. Dans la mise à jour du PNEC, le gouvernement met un accent particulier sur le renforcement des objectifs dans le secteur des transports. La cellule scientifique de la Chambre des Députés [1] reconnaît que le secteur des transports, qui représente 60,9 % des émissions de GES (hors ETS) au Luxembourg, est un secteur clé à considérer afin d’avoir un impact significatif sur la baisse des émissions de CO2. En 2022, deux tiers des émissions de ce secteur provenaient de la vente de carburant, dont environ 70 % peuvent être attribuées à des voitures immatriculées à l’étranger [2]. Ce tourisme à la pompe contribue donc largement à l’intensité apparente des émissions au Grand-Duché.

Une des manières de réduire le bilan CO2 du secteur du transport serait de renoncer au tourisme à la pompe [3]. En supposant, dans un contexte purement fictif, que le gouvernement décide de mettre fin à cet avantage compétitif, il pourrait opter pour un prix du carburant équivalent à celui pratiqué dans les pays frontaliers. Le Luxembourg serait donc moins compétitif sur les ventes de carburants et les non-résidents moins incités à s’y approvisionner. Quel est donc le prix de la taxe carbone qui permettrait d’harmoniser les prix de carburant ? Pour répondre à cette question, posons l’hypothèse que les taxes d’accises sont stables [4] au Luxembourg, ainsi que dans les pays voisins, et que le prix moyen du diesel sur les 5 années précédentes correspond peu ou prou à son prix moyen de long terme [5]. En France, les augmentations de la taxe carbone qu’elle avait prévues ont été suspendues après les manifestations du mouvement des gilets jaunes. Un changement de politique n’y est donc pas à prévoir à court terme. La Belgique, quant à elle, ne dispose pas de taxe carbone et son introduction n’est pas à l’ordre du jour à la lecture de son PNEC [6]. À politiques inchangées, le STATEC estime que chaque augmentation de 5 euros de la taxe carbone au Luxembourg réduit le différentiel de prix du diesel avec les pays voisins d’un peu plus d’un centime.

Dans l’absolu, le différentiel de prix de vente du diesel est plus élevé entre la Belgique et le Luxembourg, soit 45 centimes d’euros, suivi par la France et l’Allemagne. Une taxe carbone au Grand-Duché qui s’élèverait à 211 euros [7], équivalent à 7 fois la taxe carbone actuelle et représentant 51 centimes de plus par litre de diesel, pourrait permettre de réduire significativement le différentiel de prix de vente du diesel avec la Belgique. En ce qui concerne la France et l’Allemagne, la taxe carbone devrait être de 168 euros et 133 euros, respectivement.

Source: STATEC, Direction générale de l’Energie – SPF Economie, DGEC, ADAC; Calculs IDEA

La taxe carbone qui permettrait de réduire significativement les différences de prix de vente du diesel entre le Luxembourg et ses pays frontaliers, toutes choses égales par ailleurs, devrait donc se situer entre un plancher de 168 euros et un plafond de 211 euros [8]. Cette fourchette corrobore les recommandations d’une taxe carbone à 200 euros par tonne de CO2 éq. réclamée par l’Observatoire de la politique climatique et le Klima-Biergerrot.

La mise en place d’une telle taxe permettrait, certes, de faire baisser le bilan CO2 apparent du Grand-Duché, mais pourrait également engendrer un effet d’aubaine dans les pays voisins, plus particulièrement l’Allemagne. En effet, avec ces niveaux de la taxe carbone, le différentiel avec l’Allemagne pourrait s’inverser en faveur de ce dernier, avantageant ainsi les distributeurs de diesel allemands. Une réaction rationnelle des résidents luxembourgeois étant de s’approvisionner en diesel en Allemagne, la taxe CO2 aurait alors un effet sur le comportement des consommateurs qui ne serait pas nécessairement bénéfique pour leur bilan carbone. Ceci aurait certainement un effet négatif sur le secteur de la distribution de carburant au Luxembourg, mais également sur les recettes fiscales (pour mémoire, les recettes des accises sur les carburants représentaient 725,4 millions d’euros en 2022 [9]). À ce stade, il est difficile de se prononcer sur le sens de l’effet de l’introduction de la taxe carbone à ce niveau. Il serait donc nécessaire d’évaluer l’ampleur de la diminution des ventes de carburant, tout comme le potentiel d’une taxe carbone plus élevée à combler cette perte. Ces effets, parfois indésirables, doivent donc être pris en compte dans la détermination de la valeur de la taxe carbone.


[1] Note de recherche scientifique CS-2022-DR-028

[2] PNEC

[3] A noter qu’il s’agirait uniquement d’un transfert d’émissions vers les pays voisins et non pas d’une réduction absolue. L’effet de la réduction des émissions sera amplifié par l’interdiction de l’Union européenne de vendre des voitures neuves à essence et diesel à partir de 2035, encourageant ainsi l’électrification du parc automobile.

[4] La préférence d’agir sur le prix par le biais de la taxe carbone, au lieu des taxes d’accises, vient du fait que les recettes provenant de la taxe carbone sont fléchées. Ainsi, le gouvernement luxembourgeois utilisera les recettes à des fins sociales et environnementales uniquement. Cependant, l’effet sur les émissions de GES est équivalent.

[5] Les 5 années précédentes considérées sont de 2018 à 2022, de façon à lisser les variations de prix et de prendre en compte le choc de prix de 2022, provoqué par la guerre en Ukraine.

[6] L’Allemagne a mis en place un système de quotas national, fixant le prix du carbone au même prix que le Luxembourg en 2023.

[7] Les données utilisées dans nos calculs ont été extraites de différentes bases de données (STATEC, Direction générale de l’Energie – SPF Economie, DGEC, ADAC). Le prix du carbone permettant d’atteindre un différentiel de prix du diesel nul dans la Grande Région a été déterminé grâce à l’utilisation de la moyenne des prix de diesel TTC des clients professionels et résidents.

[8] Le différentiel de prix avec l’Allemagne étant relativement plus faible, nous avons décidé de ne pas la prendre en compte pour ne pas trop élargir la fourchette et perdre en efficacité.

[9] Tableau de situation budgétaire (décembre 2022)

Le retour de l’inflation n’est pas pour tout de suite mais se façonne petit à petit

A propos de l’auteur :

Denis Ferrand est Directeur Général de Rexecode.

L’accélération des prix à la consommation aux Etats-Unis ravive la perception de l’entrée dans une nouvelle ère de forte inflation. Le choc actuel de prix pourrait toutefois rester contenu et se révéler temporaire. Il ne s’agirait alors que d’un répit, les conditions fondamentales d’un surcroît durable d’inflation semblant se réunir.

Le constat tout d’abord : de décembre dernier à juin, la variation sur un an des prix à la consommation (hors énergie et alimentation) est passée aux Etats-Unis de 1,6 à 4,5 %, un rythme inédit depuis trente ans. La zone euro reste à l’écart de cette bouffée de chaleur, l’indice comparable progressant de moins de 1 % sur un an en juin bien que les prix de nombreuses matières premières aient bondi et que des difficultés d’approvisionnement se répandent en de nombreux maillons de la chaîne de valeur.

La trajectoire à court terme ensuite : les craintes de l’entrée prochaine dans une boucle inflationniste sont à tempérer.

  • Ce choc reste spécifique aux Etats-Unis.
  • Il y est circonscrit à quelques produits liés à la mobilité des personnes. 82 % de l’accélération survenue lors des six derniers mois est expliquée par seulement cinq produits (voitures d’occasion, véhicules neufs, location de véhicules, assurances de ceux-ci, billets d’avion). Ceux-ci ne représentent que 11 % du panier de consommation des ménages. Les prix des autres produits hors énergie n’accélèrent pas.
  • Les anticipations d’inflation à moyen terme formulées par les ménages ont peu réagi voire refluent pour celles formulées sur les marchés financiers.
  • Les salaires n’ont pas non plus réagi. Si des pénuries de main d’œuvre se diffusent à de nombreux secteurs, le niveau de l’emploi reste en effet inférieur de 6 millions de personnes (-4,4 %) par rapport à son niveau pré-pandémie. La boucle prix-salaires reste invisible à ce stade.

Au total, ce choc de prix pourrait bien s’apparenter à un pur prélèvement de pouvoir d’achat subi par les ménages américains. Un prélèvement à replacer dans le contexte spécifique de la pandémie : l’an dernier, leur revenu réel s’est accru de 5,9 % alors que le PIB chutait de 3,5 %. Le creusement du déficit public américain est la contrepartie de cet écart.

La trajectoire plus structurelle enfin : si le choc de prix pourrait rester temporaire et s’assagir d’ici fin 2021 ou début 2022, l’installation à moyen terme sur un régime d’inflation plus élevée que lors des vingt dernières années est possible et ce pour trois raisons principales.

La première est que les ingrédients de la « Grande Modération » ont perdu de leur substance. La Grande Modération est l’installation des économies occidentales à partir du début des années 1980 dans un régime de faible inflation. Elle reposait sur une politique monétaire très restrictive à l’origine, une ouverture accrue aux échanges mondiaux parachevée par l’omniprésence chinoise sur la production de biens, des gains de productivité élevés, une désindexation et une forte pression sur les salaires, un recours à l’endettement comme supplétif à la faible progression relative du revenu des ménages… La plupart de ces ingrédients sont désormais caduques : la politique monétaire est tout sauf restrictive, le commerce mondial se rétracte relativement à l’activité depuis 2010, les gains de productivité faiblissent tendanciellement, les pénuries de main d’œuvre redonnent aux salariés un pouvoir de négociation, l’endettement sans frein des ménages a montré ses limites en 2008-09.  Le philtre de la Grande Modération s’est évaporé.

La deuxième raison tient à l’impact très discuté des mutations structurelles des sociétés et des économies sur l’inflation. Le vieillissement démographique tout d’abord : parce qu’il conduit une raréfaction relative de l’offre de travail et induit un changement dans la structure de la demande vers des services à forte intensité en main d’œuvre (économie du care), son potentiel inflationniste ne peut être minoré[1]. La transition énergétique ensuite : elle est a priori inflationniste à moins que le progrès technique ne permette d’abaisser rapidement les coûts d’une source d’énergie à faible pouvoir d’émission de CO² alternative aux technologies en place. Par les coûts croissants des dommages environnementaux associés et du coût des assurances pour y faire face, le réchauffement climatique est également inflationniste. La numérisation de l’économie enfin : par une mise en concurrence de producteurs encore élargie, par la réduction des barrières à l’entrée de certaines activités ou encore par les gains de productivité qu’elle promeut, elle est a priori désinflationniste. Toutefois, l’économie numérique propage de puissants effets de réseaux propices à la monopolisation. Des premiers travaux de recherche économique ont également montré que les outils de l’intelligence artificielle pouvaient occasionner des effets de collusion entre algorithmes dans le sens d’une hausse des prix[2]. Les taux de mark-up (soit l’écart entre les coûts globaux et les prix pratiqués) seraient également un peu plus élevés dans les secteurs très numérisés relativement à ceux qui le sont moins[3]. Autant d’éléments plutôt inflationnistes.

La dernière raison tient à la tolérance vis-à-vis de l’inflation : un peu plus de hausse des prix inquiète d’autant moins qu’elle peut être un outil puissant de dévalorisation des dettes anciennes. Un argument de poids au moment où les Etats croulent sous des tombereaux de dette. Le slogan « Pay them more » prononcé récemment par Joe Biden est symptomatique d’une aspiration à un peu plus d’inflation d’autant moins redoutée qu’elle serait perçue comme utile pour les finances publiques… mais au risque d’oublier ses répercussions en termes de pertes de valeur patrimoniale pour des détenteurs de dette, qui sont aussi des électeurs. L’inflation est aussi un enjeu de répartition.

 


[1] Voir sur ce point la thèse de C. Goodhart et M. Pradhan The great demographic reversal : ageing societies, waning inequalities and an inflation revival, Springer 2020

[2] Voir Calvano et al. 2019 https://voxeu.org/article/artificial-intelligence-algorithmic-pricing-and-collusion

[3] Voir par exemple Calligaris et al. 2018, https://read.oecd-ilibrary.org/industry-and-services/mark-ups-in-the-digital-era_4efe2d25-en#page1

Conférence – Forums Economiques de la Sorbonne – 2 juin 2021

Muriel Bouchet, Directeur d’IDEA, a participé à une table ronde sur « Financer l’économie de demain » à l’occasion des Forums Economiques de la Sorbonne, qui se tenaient à Paris les 1er et 2 juin 2021.

Avant d’en débattre avec Simon Ray, Economiste à la Société Général ; Christine Jacglin, Directrice Générale, Banque Palatine ; Camille Leca, Directrice des activités de cotations du groupe Euronext et Victor Lequillerier, vice-président du laboratoire d’idées BSI Economics, il a réalisé une présentation portant sur les capacités de financement des Etats et les enjeux du financement de la transition écologique et climatique (TEC).

La présentation a été l’occasion de mettre en avant que « La TEC pourrait s’avérer peu coûteuse en termes d’endettement public à moyen terme, pourvu toutefois que les projets d’investissement associés soient bien sélectionnés », mais aussi que « Soutenir la croissance économique est essentiel. En France, une croissance annuelle plus élevée à raison de 0,2% induirait une diminution de quelque 10 points de PIB du ratio d’endettement à l’horizon 2040 ».

Muriel Bouchet a également abordé la question d’une « Relance européenne du type “Plan Biden” »

Selon lui, « La solidarité européenne s’impose. Le plan de relance européen est un pas dans la bonne direction, mais son impact sur les pays à dette publique élevée semble trop mesuré par rapport au dérapage observé et prévisible de leur endettement public ». Par ailleurs, la présente situation économique (taux d’intérêt bas, PIB toujours bien inférieur à sa « trajectoire hors COVID », importants besoins) justifie un accent accru sur les investissements en infrastructures.

Retrouvez, ci-dessous, l’intégralité de la conférence : “ Financer l’économie de demain”

C’est graphe docteur ? Un « décrochage » économique amorti en 2020

L’année 2019 s’est clôturée avec un taux « headline » de croissance du PIB de 2,3% au Luxembourg, qui peut être qualifié d’honorable dans une perspective européenne. Les projections macroéconomiques publiées par diverses organisations nationales et internationales avant que la COVID ne déboule dans nos vies laissaient généralement augurer une croissance au moins équivalente en 2020. C’était cependant compter sans ce trouble-fête. En plein cœur du confinement, de nouvelles prévisions ont commencé à circuler avec une célérité quasiment « virale », postulant notamment un décrochage de l’activité de l’ordre de 30% durant sa phase la plus aigüe suivi d’un déconfinement nécessairement progressif, lié à la « distanciation sociale ». Sans compter les stigmates à moyen terme de l’enlisement dans la COVID (faillites, épargne accumulée, incidence sur les chaînes de valeur et le commerce international, décrochage des investissements publics et privés, etc.). Un tableau plus déprimant qu’une pièce de Franz Kafka, avec à la clef un recul du PIB de l’ordre de 6% en 2020 (avec certaines variantes encore plus préoccupantes).

La COVID hante toujours nos vies, mais nous disposons désormais d’un certain recul sur le plan statistique, le STATEC ayant publié le 18 septembre dernier sa première estimation du PIB en volume du 2ème trimestre de 2020.

Source : STATEC et calculs IDEA.

Ces données doivent être appréhendées avec prudence, surtout dans le contexte actuel. Elles sont susceptibles d’être révisées de manière très significative. Au-delà de cet indispensable message de prudence, que nous enseignent-elles ?

– Que le PIB décroche subitement au 2ème trimestre de 2020, comme anticipé par les prévisionnistes. Ainsi, le PIB trimestriel désaisonnalisé plonge de quelque 7,8% par rapport au trimestre correspondant de 2019 (T2, courbe jaune continue par rapport à la courbe bleue).

– Qu’il convient de ne pas se cantonner à cette première impression un peu trompeuse. Le PIB s’avère en effet bien plus résilient qu’anticipé, comme l’attestent les deux trimestres successifs. Ainsi, le PIB du 1er trimestre serait plus élevé en 2020 qu’en 2019, en dépit d’un confinement ayant débuté vers la mi-mars. En outre, le recul de près de 8% au 2ème trimestre est relativement modéré par rapport aux attentes initiales (guidées par l’hypothèse d’un recul de l’activité de l’ordre de 30% au cœur même du confinement, et d’un déconfinement graduel ensuite).

– Les prévisions macroéconomiques les plus courantes, tablant sur une décroissance annuelle du PIB de l’ordre de 6% en 2020 au Luxembourg, ne se concrétiseront que si au cours des deux derniers trimestres de 2020, le PIB demeurait rivé à l’étiage mécaniquement très bas constaté au 2ème trimestre (voir la ligne rouge du graphique), en l’absence donc de tout frémissement de reprise. La décroissance serait de 5,8% pour l’ensemble de 2020 dans ce cas de figure.

– Un rattrapage partiel de l’activité au cours du second semestre de 2020 se traduirait bien entendu par des taux de « croissance » annuels plus favorables. Est simulé au graphique (courbe jaune) un scénario qui correspond peu ou prou à l’évolution trimestrielle du PIB mondial postulée par l’OCDE dans ses perspectives publiées en septembre 2020, à savoir +5%[1] (par rapport au trimestre précédent) au 3ème trimestre et +2% le trimestre suivant. Dans un tel cas de figure certes illustratif, le PIB annuel de 2020 reculerait toujours par rapport à 2019, mais de « seulement » 3%. Pour rappel, le PIB avait diminué de 4,4% en 2009, soit au cœur de la « Grande Récession ». Au Luxembourg, la « crise COVID » ne serait donc pas exceptionnelle à cette aune, du moins si les chiffres du STATEC se confirment et si l’évolution trimestrielle postulée par l’OCDE lors du second semestre de 2020 se vérifie au Luxembourg.

Ce « réchauffement » du climat ambiant n’est pas isolé : il semble corroboré par l’évolution relativement favorable (compte tenu du contexte en tout cas…) de divers indicateurs repris dans le Tableau de Bord mensuel d’IDEA (voir https://www.fondation-idea.lu/2020/09/07/tableau-de-bord-economique-et-social-septembre-2020/). Par exemple l’activité dans les services non financiers, les nouvelles créations d’emplois enregistrées depuis mai ou encore un recours au chômage partiel ayant baissé sans discontinuer en été.

Des évolutions à saluer, en espérant cependant que la COVID ne nous réservera pas de nouvelles surprises…


[1] L’OCDE postule en fait 6% au 3ème trimestre pour le PIB mondial.