Pallier la pénurie de compétences par la formation en entreprise

Cet article a été rédigé pour Entreprises Magazine – Janvier-février 2024.

© photo : Julien Mpia Massa

Pour répondre aux défis liés à la pénurie de compétences, un problème qui touche surtout les petites et moyennes entreprises au Luxembourg[1], 49% des entreprises recrutent des travailleurs peu qualifiés qu’elles forment par la suite (LISER, 2023)[2].

Cette démarche d’upskilling semble offrir une solution au manque de main-d’œuvre qualifiée et pourrait être davantage encouragée par les politiques publiques de formations, notamment en s’inspirant d’exemples étrangers.

Un écosystème luxembourgeois perfectible

Pour (re)hausser les compétences du personnel et bénéficier d’une main-d’œuvre qualifiée, le upskilling ou reskilling en entreprise représenterait un atout en or. Au cours des deux dernières années, 38% des PME au Luxembourg3 ont eu recours à la formation et au reskilling de leur personnel et 14% ont recruté du personnel temporaire ou des indépendants, pour remédier à la pénurie de compétences.

D’ailleurs, pour procéder à la formation de leur personnel, les entreprises s’orientent vers le soutien externe. Pour trouver du personnel qualifié en utilisant un support externe, selon l’Eurobaromètre, 30% des PME4 indiquent avoir eu recours à un soutien pour offrir des formations à leur personnel (comme des programmes de formation financés par une entité externe). Les trois types de soutien externes les plus utiles pour remédier aux pénuries de compétences pour les PME sont les incitations fiscales (telles que des déductions fiscales pour la sécurité sociale, etc.), la collaboration renforcée avec les services publics de l’emploi et les subventions directes, comme une prime ou des subventions allouées à l’entreprise.

En outre, l’Etat luxembourgeois a mis en place plusieurs mesures financières pour développer leurs formations en interne et, par conséquent, venir en aide aux entreprises.  Parmi celles-ci, on retrouve le cofinancement public5 des plans de formation. Celui-ci vise à inciter les entreprises à investir davantage dans la formation de leurs employés, afin de répondre aux besoins croissants en compétences. Cependant, cette aide est insuffisamment sollicitée et largement méconnue par les entreprises 6.

D’autres dispositifs de soutien pour les entreprises sont également disponibles, comme le remboursement de la formation linguistique en langue luxembourgeoise, des indemnités d’apprentissage, des formations sur mesure à la demande de l’employeur en collaboration avec l’ADEM, et des fonds de formation avec une approche sectorielle spécifique (finance, construction, etc.). Pour améliorer leur efficacité, le nouveau gouvernement annonce dans l’accord de coalition 2023-2028 son intention d’évaluer, voire, d’adapter les subventions versées aux entreprises.

Nonobstant l’existence de ces solutions, les investissements dans les formations se heurtent à des limites liées à plusieurs facteurs. Il s’agit, en l’occurrence, de la difficulté à trouver des prestataires de formations adéquates, de la spécificité du secteur, des coûts considérés parfois trop élevés, ou encore, pour les petites entreprises en particulier, de permettre au personnel de quitter le lieu de travail pour suivre une formation formelle 7.

S’inspirer d’ici et d’ailleurs

Il serait alors important de poursuivre la bonne collaboration entre les entreprises, l’ADEM, les chambres et fédérations professionnelles, pour mieux identifier les besoins sur le marché du travail et les métiers en tension. Dans cet élan de collaboration, les différentes entités pourraient s’inspirer du système danois. Au Danemark, un programme de « job rotation » 8,9 permet aux employeurs de recevoir une subvention publique pour l’embauche d’un demandeur d’emploi  de longue durée (de 6 mois ou plus et sélectionné par l’agence pour l’emploi) en remplacement  d’un salarié en formation (doit avoir exercé un emploi dans l’entreprise pendant au moins trois mois et ayant un niveau de diplôme inférieur à un master) et pendant la durée de formation ; le demandeur d’emploi  de substitution travaille au moins dix heures par semaine pendant six mois maximum. La subvention est versée pour chaque heure pendant laquelle le salarié est en formation et qu’un demandeur d’emploi travaille comme substitut. Ce système représenterait un moyen de répondre à un double objectif : augmenter la participation des entreprises à la formation continue et permettre aux demandeurs d’emploi de gagner en expérience professionnelle, facilitant ainsi leur réinsertion sur le marché du travail. 10

Outre le système danois décris ci-dessus, il pourrait s’avérer intéressant de considérer une recommandation, parmi d’autres, du rapport de l’OCDE (2023)11 sur les stratégies de compétences au Luxembourg. Celle-ci reprend un exemple du système américain de « chèques-formation ». Avec l’aide des agences de recrutement, ce système permettrait d’aider les demandeurs d’emploi ou les salariés les moins qualifiés (plus âgés, disposant des niveaux d’éducation inférieurs, moins formés et travaillant dans des secteurs où il y a moins d’offres de formation, voire ont des modalités de travail atypiques comme à temps partiel ou temporaire), à se former davantage dans des domaines de compétences à forte demande. En effet, l’Observatoire de la Formation de l’INFPC (2022)12 montre qu’en 2019 « les cadres captent 19% de l’ensemble des formations alors qu’ils représentent 12,3% de l’effectif salarié et les salariés non qualifiés participent à 6,4% de l’ensemble des formations alors qu’ils représentent 17,3% de l’effectif salarié. »  En guise de remède, les montants de ces chèques seraient déterminés par une coopération entre le gouvernement, les acteurs des centres de formation et les entreprises, et devraient être adaptés en fonction des besoins individuels. Par exemple, les salariés peu qualifiés pourraient disposer de chèques aux montants plus élevés en vue d’acquérir des compétences fortement demandées et donc réhausser leur niveau de qualification. Ce système pourrait s’avérer fructueux dans l’élaboration des stratégies de recrutement plus actif de personnel qualifié pour les postes demandés, surtout pour les PME.


[1],3,4 Lien vers l’Eurobaromètre 2023 : https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2961 https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2961

[2] LISER, Pénurie de main-d’œuvre dans les métiers ne nécessitant pas de diplôme universitaire : une étude exploratoire sur le rôle joué par les conditions de travail, 9 novembre 2023.

5« Le montant du cofinancement est déterminé par l’investissement en formation professionnelle continue réalisé par l’entreprise à l’intention de ses salariés. L’aide s’élève à 15% imposables du coût de l’investissement en formation réalisé au cours de l’exercice d’exploitation. Une majoration de 20% est prise en compte au niveau du coût salarial des participants n’ayant pas de diplôme reconnu par les autorités publiques et une ancienneté inférieure à 10 ans et pour les salariés âgés de plus de 45 ans à la date du début de mise en œuvre du plan de formation de l’entreprise. L’investissement en formation est plafonné selon la taille de l’entreprise. En 2022, l’INFPC a instruit 1 551 demandes de cofinancement. », INFPC, Rapport annuel 2022.

6 Voir, Eco News Flash 2021/n°3, Quelles aides à la formation pour relever le défi en matière de skills et soutenir une économie compétitive, résiliente et durable ?

7,9,11 OECD, Skills Strategy Luxembourg, 2023.

8 European Commission, Job Rotation Scheme, Denmark, April 2021.

10 Pour rappel, ce système s’intègre dans le modèle danois de « flexicurité », où se combinent une forte mobilité entre les emplois, avec un revenu sécurisé pour les chômeurs, et une politique active du marché du travail.

12 Observatoire de la Formation de l’INFPC, Pratiques de formation, 2022.

Continuer à mieux se former

© photo : Julien Mpia Massa

Depuis le 16 novembre, le Luxembourg a un plan de marche pour les cinq années à venir. IDEA propose une série de blogs pour analyser quelques-uns des points saillants de l’accord de coalition 2023-2028. Deuxième volet de cette série : la formation continue.

Lors du Sommet social de Porto en mai 2021, le Luxembourg a défini l’objectif d’atteindre un taux de participation aux formations de 62,5% jusqu’en 2030. Dans cette optique, plusieurs stratégies de formation continue ont été mises en place, telles que l’initiative « Future Skills » de l’ADEM qui cible surtout les demandeurs d’emploi de plus de 45 ans, ou encore la stratégie Life Long Learning. Malgré le ralentissement actuel de l’économie luxembourgeoise et du marché du travail, cette dernière doit faire face à des défis de moyen et long terme comme la transition numérique et environnementale, ainsi qu’au vieillissement de la population, surtout dans les pays voisins, sources importantes de main d’œuvre transfrontalière. À cela s’ajoute une pression supplémentaire ressentie par la main-d’œuvre et qui provient d’une concurrence parmi les travailleurs à l’échelle planétaire. De ce fait, pour se démarquer sur le marché du travail, la formation continue est essentielle pour mettre à jour les connaissances et compétences. Toutefois, certains obstacles du quotidien limitent les capacités à se former, par manque de temps, en raison d’obligations professionnelles, familiales ou de problèmes financiers.

Dans les faits, le manque de main-d’œuvre est mis en évidence par l’identification des métiers très en pénurie par l’ADEM, dans la publication du Journal Officiel du Grand-Duché du Luxembourg, le 27 septembre 2023[1], tels que les psychologues, assistants sociaux, éducateurs/éducatrices de jeunes enfants, infirmiers, aides-soignants, techniciens de maintenance en électronique, agents de maintenance industrielle, etc.

Le nouveau gouvernement évoque dans l’accord de coalition plusieurs pistes d’amélioration de la formation continue, comme une initiative globale pour réduire le gap intergénérationnel de connaissances et compétences numériques. Il prévoit également d’instaurer un système de financement pour les formations continues, comprenant des bons de formation, afin de promouvoir la mise à niveau et la reconversion professionnelle. La formation continue est considérée comme un élément essentiel d’un service public efficace. Pour cela, l’Institut national d’administration publique (INAP) veillera à répondre à ces nouveaux défis, avec pour objectif de renforcer les compétences techniques des agents de l’Etat. Pour répondre aux besoins des métiers très en pénurie, l’accord de coalition prévoit d’étudier la possibilité de mettre en place des formations continues pour certains métiers concernés et adaptées selon les besoins du secteur, comme les infirmiers et les aides-soignants, parmi d’autres. De plus, le nouvel accord de coalition prévoit de suivre les recommandations du rapport de l’OCDE (2023) sur les stratégies de compétences au Luxembourg, en termes de formation continue, comme, entre autres, le fait d’élargir les services sur mesure, les offres de formation sur le long terme aux chômeurs et particuliers en besoin de reconversion, avoir recours à une révision stratégique des programmes de formation continue, ou encore développer une vision prospective stratégique pour l’apprentissage des adultes.

Il sera alors important de poursuivre la bonne collaboration entre l’ADEM, les chambres et fédérations professionnelles, pour mieux identifier les besoins sur le marché du travail et les métiers en tension afin de trouver des solutions lors de l’orientation (formation initiale), et lors du reskilling / upskilling (formation continue), et d’évaluer les politiques déjà mises en place au Luxembourg. De cette manière, les disparités en termes de compétences pourront se réduire afin de favoriser la compétitivité et la productivité du Luxembourg. Par ailleurs, le gouvernement pourrait s’inspirer de la stratégie nationale décennale irlandaise, axée sur l’amélioration des compétences à l’horizon 2025. Elle stipule six objectifs, avec des acteurs, indicateurs de progression et actions spécifiques, qui incluent une offre de formation adaptée aux besoins des apprenants, une participation active de la part des employeurs à l’élaboration des programmes, une amélioration de la qualité de l’enseignement, une promotion de l’engagement dans l’apprentissage tout au long de la vie et un soutien à l’inclusion active et au renforcement de l’offre de compétences.


[1] La liste complète des 30 métiers ROME très en pénurie se trouve ici : https://adem.public.lu/dam-assets/fr/publications/adem/metiers-penurie.pdf

« Août of the box 2023 » : Repenser la formation professionnelle continue pour les seniors

Ce blog est issu de la série « Août of the box 2023  », réalisé en partenariat avec Paperjam  

© photo : Julien Mpia Massa

Chaque semaine de ce mois d’août, les économistes de la Fondation IDEA se penchent sur les grands défis auxquels le prochain gouvernement devra faire face. Troisième sujet abordé, l’élaboration d’une stratégie nationale de compétences des seniors, permettant notamment de faire face aux avancées technologiques rapides dans le monde du travail.

Lors du Sommet social de Porto en mai 2021, la Commission européenne a présenté son plan d’action pour une Europe plus sociale, dont l’un des objectifs est d’atteindre, d’ici 2030, 78% de taux d’emploi dans l’UE pour une population âgée de 20 à 64 ans et un deuxième consistant à parvenir à une part d’au moins 60% de la population adulte qui participe chaque année à des formations. Au Luxembourg, ces deux objectifs s’élèvent respectivement à 77,6% et 62,5%. En 2022, selon Eurostat, le taux d’emploi au Grand-Duché atteignait 74,8%, légèrement au-dessus de la moyenne de l’UE. Toutefois, il n’était que de 46,6% pour les 55-64 ans, plaçant le pays au dernier rang pour cette catégorie d’âge.  Le taux d’emploi des 55-64 ans s’élevait à 62,3% en moyenne dans l’UE, 56,9% en France et 73,3% en Allemagne pour cette même année. Afin d’atteindre l’objectif européen du taux d’emploi, parmi d’autres mesures, l’UE a décidé de faire de 2023 l’année européenne des compétences. La formation continue, en particulier pour l’adaptation aux évolutions technologiques, jouera ici un rôle clé. Au Luxembourg, de nombreuses stratégies ont été élaborées pour approfondir les compétences numériques, comme dans le Plan de reprise et de résilience du Luxembourg (2021) où figure, entre autres, l’initiative « Future Skills » lancée par l’ADEM qui cible surtout les demandeurs d’emploi de plus de 45 ans.

En effet, tant au Luxembourg que dans l’UE, le taux de participation à la formation et à l’éducation dans la population totale, décroît très fortement avec l’âge.

Source : Eurostat.

« L’atout senior » en entreprise 

Les seniors possèdent une expérience professionnelle riche et une connaissance approfondie de leur secteur d’activité et il est essentiel de veiller à ce qu’ils restent à jour sur les nouvelles technologies, les tendances et l’évolution des compétences nécessaires. Les avancées technologiques touchent tous les secteurs d’activité et peuvent transformer fondamentalement les méthodes de travail. Les entreprises doivent donc mettre en place des programmes de formation adaptés. Cela peut également contribuer à renforcer la satisfaction au travail, à réduire les risques de désengagement et de départ prématuré à la retraite et à favoriser la transmission des connaissances aux jeunes générations. S’ajoute à cela le fait qu’avec le vieillissement de la population, les seniors représenteront une part toujours plus importante des actifs.

Malgré le fait que les seniors soient un atout indéniable dans l’entreprise, selon une récente étude de l’OCDE [i], il est montré qu’ils ont plus de difficultés à utiliser les outils numériques. Une étude du LISER[ii] suggère également que les seniors sont plus représentés parmi les résidents qui indiquent qu’Internet leur rend la vie plus compliquée et est une source de stress.

L’importance d’une stratégie nationale des compétences pour seniors

Selon l’Observatoire de la Formation[iii], les seniors ont suivi en moyenne 4,4 formations professionnelles continues dans les entreprises en 2019 (contre 3,8 en moyenne en 2015), dont 30% portaient sur le thème Techniques/Métiers (liées à l’activité principale), 25% sur le thème de la Qualité/ISO/Sécurité et 22% en Finance, comptabilité et droit. Seulement 8% des formations suivies par les seniors portaient sur l’informatique et la bureautique.

Afin de permettre aux seniors de poursuivre leur activité économique sans se sentir à l’écart en raison des mutations du travail, quelques pistes d’une stratégie nationale des compétences pour seniors peuvent être esquissées. En s’inspirant du Plan de mise en œuvre de la Garantie pour la Jeunesse, dans un premier temps, il s’agirait de mettre en place une « Garantie pour seniors », où l’idée serait alors de ne laisser aucun senior sans une mise à jour de ses connaissances et compétences numériques. Ensuite, plusieurs programmes pourraient composer cette « Garantie pour seniors », comme un outil de matchmaking sous la forme d’un bilan de compétences « systémique » dès l’âge de 45 ans, afin de mieux cibler les compétences nécessaires, ou encore la création de dispositifs incitant à la collaboration intergénérationnelle. Par ailleurs, pour les seniors en âge de travailler qui ne sont ni en emploi, ni en retraite, ni en formation (NERF[iv]), il conviendrait d’instaurer des programmes d’accompagnement adaptés à leurs besoins spécifiques et de leur offrir un soutien continu pour les aider à réintégrer le marché du travail. Dans ce cas de figure, il peut s’agir de programmes de reconversion professionnelle, qui pourraient intégrer l’intervention d’entreprises innovantes pour rester à jour avec les avancées technologiques.

Cette « Garantie pour seniors » permettra de créer un environnement plus inclusif où les générations plus expérimentées d’actifs pourront davantage contribuer à la réussite économique du pays.


[i] OECD (2023), OECD Skills Strategy Luxembourg : Assessment and Recommendations, OECD Skills Studies, OECD Publishing, Paris, , https://doi.org/10.1787/92d891a4-en

[ii] LISER (2023), Inclusion numérique, Une identification des facteurs à l’origine de la fracture numérique.

[iii] Observatoire de la Formation de l’INFPC (2022), Pratiques de formation.

[iv] Le terme NERF, i.e ni en emploi, ni en retraite, ni en formation, et la « Garantie pour seniors » apparaissent dans la partie « Préserver le tissu productif » issue du Recueil Grands Défis et rédigée par la Fondation Idea asbl.

Repenser la coopération transfrontalière

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La Fondation IDEA a été associée aux travaux du Conseil économique et social (CES) à l’occasion de la préparation d’un Avis intitulé « Pour un développement cohérent de la métropole transfrontalière du Luxembourg dans la Grande Région » et voté à l’unanimité le 29 juin 2022. La parution de cet Avis est l’occasion de revenir sur les enjeux que pose l’émergence d’une métropole transfrontalière autour du Luxembourg. Au fil des décennies, la multiplication des interactions économiques et sociales dans ce territoire a en effet créé des aubaines, mais aussi des défis qui appellent à de nouvelles approches en matière de coopération transfrontalière.

La plupart des 220.000 travailleurs non-résidents (qui représentent près de la moitié des actifs en emploi) vivent dans un territoire qui dépasse les frontières grand-ducales de plusieurs dizaines de km, dessinant un « Grand Luxembourg » de près de 2 millions d’habitants. Le marché du travail transfrontalier est l’aspect le plus visible de l’intégration économique entre le Luxembourg et les régions limitrophes, mais il n’est pas le seul. Dans le sillage de son développement, d’autres phénomènes contribuent à rendre le Grand-duché et ses voisins toujours plus dépendants les uns des autres comme les flux de consommateurs, le développement des entreprises luxembourgeoises dans la Grande Région (et vice-versa), les besoins en infrastructures, en logements, en formation, en services publics… Avec une croissance très soutenue de l’économie et de la population s’est peu à peu constituée une métropole transfrontalière autour du Luxembourg. Cette dernière affiche des défis communs, sans pour autant disposer à ce stade de véritables outils de gouvernance, ni de projet propre à ce territoire bien spécifique.

Pourtant, la perspective d’une poursuite de l’expansion économique et démographique de cet espace pourrait bien révéler de sérieux goulets d’étranglement, qu’une approche coopérative permettrait d’envisager plus sereinement. Le manque de disponibilité de main-d’œuvre qualifiée, la rareté et le prix du logement, la saturation des infrastructures de transport, la faible disponibilité foncière pour les activités économiques et les incontournables contraintes environnementales sont des paramètres toujours plus contraignants de l’équation du développement luxembourgeois dont la clef se trouve en partie de l’autre côté des frontières nationales.

A mesure que ces défis se précisent, l’opportunité de faire émerger un projet de territoire partagé avec les régions (et les Etats) limitrophes grandit. Il consisterait à élaborer une vision commune pour un développement dynamique, cohérent et soutenable de la métropole transfrontalière du Luxembourg dans les deux ou trois prochaines décennies. Cette vision, qui serait naturellement à décliner en projets concrets, permettrait au Luxembourg d’aborder certains sujets stratégiques pour son développement mais pour lesquels il n’a pas forcément de possibilités d’agir directement, tandis qu’elle permettrait aux régions voisines de trouver des moyens de mieux bénéficier du dynamisme économique grand-ducal et d’aider à assurer la pérennité de ce moteur économique.

Un cadre de coopération à repenser face à un contexte qui évolue

Si les aubaines permises par le modèle transfrontalier restent nombreuses, l’intégration transfrontalière ne débouche toutefois pas uniquement sur des relations d’intérêt « gagnant-gagnant » dans tous les domaines. L’actualité autour des difficultés de recrutement dans certains secteurs (comme la santé) est un exemple illustrant que les politiques de coopération cherchant une meilleure mobilité à l’intérieur de la région sont une condition certes nécessaire mais pas suffisante à un bon équilibre du marché du travail pris dans son ensemble. Compte tenu des projections démographiques défavorables dans la Grande Région, elles pourraient utilement être complétées à la fois par des politiques visant à renforcer l’attractivité de l’ensemble du territoire transfrontalier pour de nouveaux actifs, mais aussi par la mise en commun de certains dispositifs de formation, voire la création de nouveaux projets, en particulier dans les métiers les plus en tension.

Rendre la métropole transfrontalière du Luxembourg plus attractive et plus soutenable nécessiterait également une meilleure coordination en matière d’aménagement du territoire, d’urbanisme et de mobilité. Il importerait par exemple de viser une densification des territoires frontaliers proches des infrastructures. En outre, il serait nécessaire d’améliorer les liaisons ferroviaires transfrontalières et de mettre en œuvre une intégration plus poussée de la gestion transports en commun (lignes, tarification, sociétés d’exploitation, etc.).

Un tel projet pourrait mener à créer de nouveaux organes de coordination et de décision transfrontaliers qui se superposent mieux au territoire, mais aussi des mécanismes de financement à la hauteur des enjeux et encadrés dans des conventions bilatérales.

Vers la coopétition économique transfrontalière

En matière de coopération économique, il pourrait être opportun de réfléchir à de nouvelles actions qui permettraient d’adresser à la fois la « saturation territoriale » luxembourgeoise, la poursuite d’une croissance économique soutenue et la convergence économique des régions limitrophes, tout en exploitant les aubaines liées au contexte transfrontalier de la métropole.

Il pourrait dès lors être intéressant de s’inspirer concept de « coopétition ». La fonction objective des autorités publiques de tout territoire est d’y attirer et d’y développer des activités afin de créer de la valeur ajoutée, de l’emploi, des revenus et des recettes publiques. Il paraît difficile de renverser une telle logique de concurrence « naturelle » entre les territoires. Pour autant, les spécificités de la métropole transfrontalière du Luxembourg offrent des opportunités d’aller plus loin en matière de coopération économique et permettraient de renforcer son attractivité et sa compétitivité d’ensemble. Des acteurs en situation de concurrence dans un domaine peuvent tout à fait s’engager dans une logique de « coopération de circonstance » pour mettre en avant les forces et opportunités du territoire et pour jouer sur des effets de synergie et d’échelle. Quelques propositions concrètes qui répondent à cette logique mériteraient d’être étudiées.

Il serait par exemple utile de promouvoir avec les partenaires voisins un « modèle d’entreprise transfrontalière » qui joue sur les avantages comparatifs du territoire dans son ensemble avec l’objectif d’encourager des investisseurs à développer des activités sur plusieurs pays tout en restant proches géographiquement. Pour mettre en œuvre cette idée, des agences de développement économique transfrontalières pourraient être établies sur la base d’une coopération renforcée entre les acteurs existants qui remplissent cette fonction dans leurs pays respectifs. L’aménagement de zones d’activités transfrontalières pourrait également faciliter la concrétisation de tels projets. Le développement de plateformes logistiques d’intérêt commun avec des accords fiscaux et douaniers transfrontaliers aurait du sens compte tenu des potentiels du territoire transfrontalier. Le modèle de l’aéroport Bâle-Mulhouse pourrait servir de base à ces accords. Enfin, les politiques de recherche et d’innovation et les outils associés (clusters, équipements de recherche, etc.) pourraient également gagner à être davantage intégrées à l’échelle transfrontalière.

Consulter en ligne l’Avis

Pour télécharger l’Avis :

couverture Avis CES 2022

« Août of the box » : Réunion Gaichel et CIG, investir à l’étranger pour son propre potentiel de croissance !

Ce blog est issu de la série « Août of the box », réalisé en partenariat avec Paperjam

Au mois de juillet, deux rendez-vous importants pour les relations bilatérales avec la Belgique et la France ont été reportés : la réunion commune des gouvernements belge et luxembourgeois dite « Gaichel » et la conférence intergouvernementale franco-luxembourgeoise (CIG). Ces réunions qui permettent de faire le point sur les sujets d’actualité et les projets communs avec les Etats voisins ne sont pas exclusivement consacrées aux questions transfrontalières, mais les attentes en la matière sont en général très grandes pour les acteurs concernés.

Les thèmes à débattre ne manquent pas : mobilité, formation, télétravail, fiscalité, santé, sécurité, environnement… Les négociations sur la fiscalité appliquée aux frontaliers pendant les jours de télétravail figureront probablement à l’ordre du jour. L’idée parfois avancée dans le débat public luxembourgeois qui consisterait à demander aux Etats voisins de revoir les seuils d’exonération à la hausse sans compensation une fois la pandémie terminée n’est pas réaliste, dans la mesure où ces derniers ont fait preuve d’une forme de solidarité fiscale pendant cette période exceptionnelle (solidarité qui a sans nul doute été chiffrée par les services compétents depuis).

Pour autant, de nouveaux compromis « gagnant-gagnant » ne sont pas impossibles, ils permettraient même d’éviter que d’éventuelles contreparties ne soient vécues comme des concessions. Une manière intelligente (en plus d’être élégante, mais ce n’est pas le sujet) de renvoyer l’ascenseur aux pays voisins serait de reverser une partie de la fiscalité prélevée sur les télétravailleurs frontaliers dans des fonds de coopération bilatéraux qui seraient aussi alimentés par les autorités voisines. Avec ces fonds, il serait possible de lancer des appels à projets pour financer des infrastructures de mobilité, des projets de formation communs, des équipements sociaux, culturels, environnementaux… Ces projets pourraient indifféremment être développés du côté luxembourgeois ou étranger, l’important étant qu’ils aient une plus-value transfrontalière, c’est à dire qu’ils contribuent à renforcer la fluidité, la cohérence, l’attractivité et la durabilité du territoire transfrontalier pris dans son ensemble. Le « territoire économique et social » du Luxembourg dépasse d’une certaine manière ses frontières nationales, mais il est plus restreint que celui de la Grande Région, ce qui a pour conséquence qu’il n’existe toujours pas d’outils « politiques » adaptés : de tels fonds (un avec chaque pays voisin) seraient une excellente amorce.

Car il y a urgence à agir. Si certains phénomènes continuaient de s’amplifier au rythme actuel (distorsions sur le marché du logement, pénuries de personnel, congestion des infrastructures, etc.) cela pourrait représenter un réel risque pour l’économie luxembourgeoise. Une nouvelle phase doit donc s’ouvrir en matière de coopération transfrontalière. Il faudra notamment aller bien au-delà de la logique de « saupoudrage » (financement au compte-goutte de projets -uniquement dans la mobilité-) et de celle de « compensation » (transferts financiers aux communes voisines sans visibilité sur leur objet et sans évaluation) pour entrer progressivement dans une logique de vision et de construction communes, comme cela se pratique déjà depuis des années dans le Grand Genève (certes sans fonds de codéveloppement, mais avec des outils de gouvernance et de financement bien plus avancés que ceux en place ici). Définir ensemble une vision, une stratégie d’aménagement du territoire avec des priorités partagées, mettre des moyens en commun pour y parvenir ainsi qu’un mécanisme de sélection de projets… cela n’est pas vraiment une idée « out of the box » !

Certes, il faudra du temps, du courage politique et un effort d’organisation, mais il faut bien se rendre à l’évidence que dans ce domaine le Luxembourg en tant qu’Etat a davantage d’intérêts communs avec les régions voisines qu’avec les Etats centraux auxquels elles appartiennent.