Pallier la pénurie de compétences par la formation en entreprise

Cet article a été rédigé pour Entreprises Magazine – Janvier-février 2024.

© photo : Julien Mpia Massa

Pour répondre aux défis liés à la pénurie de compétences, un problème qui touche surtout les petites et moyennes entreprises au Luxembourg[1], 49% des entreprises recrutent des travailleurs peu qualifiés qu’elles forment par la suite (LISER, 2023)[2].

Cette démarche d’upskilling semble offrir une solution au manque de main-d’œuvre qualifiée et pourrait être davantage encouragée par les politiques publiques de formations, notamment en s’inspirant d’exemples étrangers.

Un écosystème luxembourgeois perfectible

Pour (re)hausser les compétences du personnel et bénéficier d’une main-d’œuvre qualifiée, le upskilling ou reskilling en entreprise représenterait un atout en or. Au cours des deux dernières années, 38% des PME au Luxembourg3 ont eu recours à la formation et au reskilling de leur personnel et 14% ont recruté du personnel temporaire ou des indépendants, pour remédier à la pénurie de compétences.

D’ailleurs, pour procéder à la formation de leur personnel, les entreprises s’orientent vers le soutien externe. Pour trouver du personnel qualifié en utilisant un support externe, selon l’Eurobaromètre, 30% des PME4 indiquent avoir eu recours à un soutien pour offrir des formations à leur personnel (comme des programmes de formation financés par une entité externe). Les trois types de soutien externes les plus utiles pour remédier aux pénuries de compétences pour les PME sont les incitations fiscales (telles que des déductions fiscales pour la sécurité sociale, etc.), la collaboration renforcée avec les services publics de l’emploi et les subventions directes, comme une prime ou des subventions allouées à l’entreprise.

En outre, l’Etat luxembourgeois a mis en place plusieurs mesures financières pour développer leurs formations en interne et, par conséquent, venir en aide aux entreprises.  Parmi celles-ci, on retrouve le cofinancement public5 des plans de formation. Celui-ci vise à inciter les entreprises à investir davantage dans la formation de leurs employés, afin de répondre aux besoins croissants en compétences. Cependant, cette aide est insuffisamment sollicitée et largement méconnue par les entreprises 6.

D’autres dispositifs de soutien pour les entreprises sont également disponibles, comme le remboursement de la formation linguistique en langue luxembourgeoise, des indemnités d’apprentissage, des formations sur mesure à la demande de l’employeur en collaboration avec l’ADEM, et des fonds de formation avec une approche sectorielle spécifique (finance, construction, etc.). Pour améliorer leur efficacité, le nouveau gouvernement annonce dans l’accord de coalition 2023-2028 son intention d’évaluer, voire, d’adapter les subventions versées aux entreprises.

Nonobstant l’existence de ces solutions, les investissements dans les formations se heurtent à des limites liées à plusieurs facteurs. Il s’agit, en l’occurrence, de la difficulté à trouver des prestataires de formations adéquates, de la spécificité du secteur, des coûts considérés parfois trop élevés, ou encore, pour les petites entreprises en particulier, de permettre au personnel de quitter le lieu de travail pour suivre une formation formelle 7.

S’inspirer d’ici et d’ailleurs

Il serait alors important de poursuivre la bonne collaboration entre les entreprises, l’ADEM, les chambres et fédérations professionnelles, pour mieux identifier les besoins sur le marché du travail et les métiers en tension. Dans cet élan de collaboration, les différentes entités pourraient s’inspirer du système danois. Au Danemark, un programme de « job rotation » 8,9 permet aux employeurs de recevoir une subvention publique pour l’embauche d’un demandeur d’emploi  de longue durée (de 6 mois ou plus et sélectionné par l’agence pour l’emploi) en remplacement  d’un salarié en formation (doit avoir exercé un emploi dans l’entreprise pendant au moins trois mois et ayant un niveau de diplôme inférieur à un master) et pendant la durée de formation ; le demandeur d’emploi  de substitution travaille au moins dix heures par semaine pendant six mois maximum. La subvention est versée pour chaque heure pendant laquelle le salarié est en formation et qu’un demandeur d’emploi travaille comme substitut. Ce système représenterait un moyen de répondre à un double objectif : augmenter la participation des entreprises à la formation continue et permettre aux demandeurs d’emploi de gagner en expérience professionnelle, facilitant ainsi leur réinsertion sur le marché du travail. 10

Outre le système danois décris ci-dessus, il pourrait s’avérer intéressant de considérer une recommandation, parmi d’autres, du rapport de l’OCDE (2023)11 sur les stratégies de compétences au Luxembourg. Celle-ci reprend un exemple du système américain de « chèques-formation ». Avec l’aide des agences de recrutement, ce système permettrait d’aider les demandeurs d’emploi ou les salariés les moins qualifiés (plus âgés, disposant des niveaux d’éducation inférieurs, moins formés et travaillant dans des secteurs où il y a moins d’offres de formation, voire ont des modalités de travail atypiques comme à temps partiel ou temporaire), à se former davantage dans des domaines de compétences à forte demande. En effet, l’Observatoire de la Formation de l’INFPC (2022)12 montre qu’en 2019 « les cadres captent 19% de l’ensemble des formations alors qu’ils représentent 12,3% de l’effectif salarié et les salariés non qualifiés participent à 6,4% de l’ensemble des formations alors qu’ils représentent 17,3% de l’effectif salarié. »  En guise de remède, les montants de ces chèques seraient déterminés par une coopération entre le gouvernement, les acteurs des centres de formation et les entreprises, et devraient être adaptés en fonction des besoins individuels. Par exemple, les salariés peu qualifiés pourraient disposer de chèques aux montants plus élevés en vue d’acquérir des compétences fortement demandées et donc réhausser leur niveau de qualification. Ce système pourrait s’avérer fructueux dans l’élaboration des stratégies de recrutement plus actif de personnel qualifié pour les postes demandés, surtout pour les PME.


[1],3,4 Lien vers l’Eurobaromètre 2023 : https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2961 https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2961

[2] LISER, Pénurie de main-d’œuvre dans les métiers ne nécessitant pas de diplôme universitaire : une étude exploratoire sur le rôle joué par les conditions de travail, 9 novembre 2023.

5« Le montant du cofinancement est déterminé par l’investissement en formation professionnelle continue réalisé par l’entreprise à l’intention de ses salariés. L’aide s’élève à 15% imposables du coût de l’investissement en formation réalisé au cours de l’exercice d’exploitation. Une majoration de 20% est prise en compte au niveau du coût salarial des participants n’ayant pas de diplôme reconnu par les autorités publiques et une ancienneté inférieure à 10 ans et pour les salariés âgés de plus de 45 ans à la date du début de mise en œuvre du plan de formation de l’entreprise. L’investissement en formation est plafonné selon la taille de l’entreprise. En 2022, l’INFPC a instruit 1 551 demandes de cofinancement. », INFPC, Rapport annuel 2022.

6 Voir, Eco News Flash 2021/n°3, Quelles aides à la formation pour relever le défi en matière de skills et soutenir une économie compétitive, résiliente et durable ?

7,9,11 OECD, Skills Strategy Luxembourg, 2023.

8 European Commission, Job Rotation Scheme, Denmark, April 2021.

10 Pour rappel, ce système s’intègre dans le modèle danois de « flexicurité », où se combinent une forte mobilité entre les emplois, avec un revenu sécurisé pour les chômeurs, et une politique active du marché du travail.

12 Observatoire de la Formation de l’INFPC, Pratiques de formation, 2022.

Non à « l’ind-excessivité »

Billet invité de Marc Wagener, Chief Operating Officer (COO) et Director Entrepreneurship à la Chambre de Commerce du Luxembourg. Membre du Conseil d’Administration d’IDEA.

© photo : Julien Mpia Massa

« Trop d’index tue l’index » est-on amené à dire en suivant les dernières évolutions statistiques publiées ces derniers jours et si l’on se soucie en même temps de celles qui doivent les payer : les entreprises. En effet, celles-ci encaissent des chocs à répétition et elles sont bien plus fragiles que supposé par l’opinion publique. Le travailleur indépendant est par exemple deux fois plus exposé au risque de pauvreté que le salarié. Une entreprise luxembourgeoise donnée est avec une probabilité de 99% une PME (et à 93% une microentreprise de moins de 10 salariés). Pour ces dizaines de milliers d’entreprises et leurs patron(ne)s, le mot d’ordre est la survie économique et l’atteinte d’un niveau de vie décent, et non pas la génération d’un superprofit digne d’un impôt spécifique ou d’un yacht au Sud de la France.

L’entrepreneur est exposé de plein fouet à tout ce qu’on appeler crises, transitions et autres transformation digitale et environnementale. Il est souvent assez seul et isolé, il doit constamment réécrire son logiciel, son modèle d’affaires, ses façons de faire. Ses quelques salariés jouissent de congés légaux et spéciaux eux aussi soumis à une inflation certaine. Et en contrepartie, l’organisation du temps de travail est quant à elle largement immuable et le pendule est du côté « rigide » et non du côté « réactif ». La trésorerie est souvent épuisée, saccagée au gré des crises. Le personnel est de plus en plus difficile à trouver et à maintenir. Gare aux offres alléchantes, se déployant sur des banners digitaux et des abribus physiques, issues souvent du secteur public, que les entreprises et leurs salariés financent et qui représentent souvent une concurrence inégale. En effet, comment les quelque 30.000 microentreprises, créant pourtant 20% de la valeur ajoutée et de l’emploi, peuvent-elles rivaliser avec un mastodonte étatique doté de budgets vertigineux et en hausse continue ?

Accès difficile aux ressources en tous genres et leur renchérissement, organisation du travail dépassée (surtout pour les PME), rentabilité mise à mal, … difficile de continuer à se lever le matin en tant que « petit patron », travailler (souvent) beaucoup pour gagner (souvent) peu. A rebours de jalousies contre les « riches patrons », une vie faite de défis et de grandes responsabilités, tous les jours. Chapeau à celles et ceux qui ne désespèrent pas ! Et si les 3 index désormais prévus en 2023 (et on n’ose guère anticiper 2024) faisaient déborder le vase ?

Est-ce que le système d’indexation n’est pas mené à l’absurde s’il est en roue libre, incontrôlé, sauvage ? Peu de voix prônent désormais son abolition, point barre. De nombreux commentateurs, plus ou moins libéraux, ont compris qu’il a le mérite de réduire les « coûts de transaction », c’est-à-dire notamment le fait de devoir négocier, tous les ans, des augmentations salariales (individuelles, au niveau des entreprises ou encore sectorielles) portant tant sur la « compensation de l’inflation » que sur l’évolution réelle. Si l’inflation est « proche mais inférieure à 2% », l’index est déclenché environ tous les 15 mois. C’est assez prévisible. Mais quand l’inflation fait des galipettes dans des sphères méconnues non pas suite à une « lente et progressive hausse générale des prix » mais à cause d’une guerre qui déclenche une crise énergétique (elle-même exacerbée par la mentalité « Nimby » du développement des énergies renouvelables ayant auparavant sévi), le système d’indexation doit être sauvé de sa propre dynamique infernale et autodestructrice (boucle prix-salaires). Comme dans tout, le péché est dans l’excès. Il faut freiner ce système, le moduler, l’accompagner d’actions ciblées. Il faut dompter l’animal sauvage qui dévore les fiches de paie.

Au Luxembourg, nous sommes souvent dans une sécurité illusoire, convaincus que l’économie « tourne toute seule ». On n’a pas vraiment besoin de considérer la compétitivité et la rentabilité de la locomotive générant notre richesse. On peut simplement y accrocher des wagons à rallonge ; un attelage souvent digne d’une cavalcade carnavalesque où des « bonbons gratuits » sont jetés 365 jours sur 365 aux ménages qui les accueillent à bras ouverts sans se soucier du bon vieil adage (jamais invalidé) qu’il n’y a pas de repas gratuit.

L’économie grand-ducale tourne, aussi et en grande partie, parce que 40.000 entreprises et leurs patrons (souvent non-Luxembourgeois) mettent du charbon dans la machine et dépensent de la sueur tous les jours. Les charger et les charger encore davantage tous les jours risque de mener au drame. Alors si au moins cette « ind-excessivité » contreproductive pouvait être freinée, une lueur d’espoir bienvenue pourrait voir le jour. Tout ce qui est excessif est insignifiant. Tout ?

Marc Wagener