Document de travail N°34 : Objectifs et efficacité des incitations environnementales : le cas du marché de l’électromobilité au Luxembourg

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Les primes actuelles à l’électromobilité[1] fonctionnent mais doivent s’accompagner de mesures plus ambitieuses pour accélérer l’électrification du parc automobile.

Cette analyse met en lumière l’efficacité réelle des politiques d’incitation à l’électromobilité au Luxembourg, ainsi que les défis à relever pour atteindre l’objectif fixé par le Plan national énergie-climat (PNEC) : parvenir à un parc composé à 49% de véhicules électriques et hybrides rechargeables d’ici 2030. Malgré un contexte favorable et des primes substantielles, la dynamique actuelle ne permettrait pas d’atteindre la cible fixée.

Le Luxembourg bien positionné en Europe, mais loin de la trajectoire du PNEC

Le Luxembourg figure pourtant dans le groupe de tête européen en matière de ventes de véhicules électriques. Cette position s’explique notamment par un parc automobile relativement jeune, un pouvoir d’achat élevé, une forte proportion de véhicules de société et une bonne infrastructure de recharge.

Pour autant, la part des voitures électriques dans le parc reste limitée : 11,6% en mai 2025, et la progression récente des immatriculations marque un ralentissement. L’étude confirme que les objectifs liés à la mobilité électrique ne seront pas atteints sans une accélération significative, mobilisant d’autres leviers que les seules incitations financières.

Les aides à l’achat : efficaces, mais leur effet reste limité

L’analyse comparative du coût total de détention de 15 paires de véhicules thermiques et électriques – en achat comme en leasing – révèle des tendances claires :

  • Avec les primes actuelles, les voitures électriques sont financièrement plus avantageuses dans 12 cas sur 15, pour un gain moyen de 1.255 € total en 6 ans.
  • Sans prime, l’électrique devient plus coûteux dans la quasi-totalité des cas (+4.145 € en moyenne).
  • Les prix de l’électricité ou du carburant jouent un rôle secondaire : les fluctuations testées n’inversent que rarement l’arbitrage.
  • Le leasing renforce la compétitivité de l’électrique : dans 14 cas sur 15, il est plus avantageux de prendre un leasing électrique plutôt que thermique.

La fiscalité automobile, et notamment la taxe de circulation, est trop faible pour influencer les comportements, avec un différentiel moyen de seulement 50 € par an entre thermique et électrique.

Un rapport coût/bénéfice… élevé

L’étude évalue également l’efficacité climatique des primes à travers la méthode des coûts d’abattement, mesurant le coût par tonne de CO₂ évitée pour la société dans son ensemble (coût global pour l’Etat et avantage pour le consommateur) :

  • entre 393 €/tCO₂ (périmètre national sans tenir compte de la fabrication du véhicule),
  • et 923 €/tCO₂ (avec empreinte liée à la production hors Europe et prise en compte de l’empreinte environnementale de l’énergie importée).

Ces montants sont nettement supérieurs en comparaison à certains signaux du prix du carbone :

  • taxe carbone luxembourgeoise : 40 €/tCO₂,
  • prix ETS européen : environ 75 €/tCO₂.

Les primes présentent donc un rapport coût/bénéfice élevé. La méthodologie des coûts d’abattement (et plus généralement de l’analyse des politiques environnementales sous l’angle de leur coût/efficacité) pourrait être appliquée à d’autres politiques afin de créer une base de comparaison utile à la priorisation des politiques de décarbonation.

Des leviers supplémentaires nécessaires

La politique luxembourgeoise est aujourd’hui fortement centrée sur la « carotte », tandis que les mesures dissuasives – largement utilisées ailleurs en Europe – restent limitées.

Plusieurs pistes sont proposées pour accélérer la transition et mériteraient d’être débattues au Luxembourg :

  1. Introduire un leasing social

Annoncé (et en cours d’analyse) mais pas encore mis en œuvre, il permettrait aux ménages modestes d’accéder à l’électrique sans charge initiale élevée.

  1. Déduire la prime directement à l’achat

Une mesure simple pour supprimer le frein du préfinancement par l’acquéreur et effacer la barrière psychologique du surcoût au moment de l’achat.

  1. Déployer des zones à faibles émissions ou un péage urbain modulé

Mesures adoptées dans de nombreuses villes européennes, incitant à abandonner les motorisations polluantes.

  1. Adapter la fiscalité automobile

Une modulation plus marquée de la taxe de circulation ou l’introduction d’une taxe de mise en circulation écologique renforceraient l’incitation financière.

  1. Informer davantage sur le coût total de détention

Une meilleure visibilité sur les avantages concrets du passage à l’électrique pourrait réduire certaines perceptions négatives.

Un débat nécessaire sur la mobilité et le rôle de la voiture au Luxembourg

Au-delà de l’électrification, la problématique de la mobilité au Luxembourg est plus globale : congestion, besoins des frontaliers, aménagement du territoire, report modal, qualité de l’air…

L’étude rappelle que réduire la taille du parc automobile – via des primes à la casse, le partage de véhicules ou le développement du transport public – constitue aussi un levier structurant.

Conclusion : poursuivre l’incitation, mais oser les mesures structurelles

L’analyse confirme que les primes actuelles « fonctionnent », mais ne suffisent pas pour atteindre les objectifs climatiques du Luxembourg à horizon 2030. L’analyse des coûts / bénéfices montrent un coût par tonne de CO2 évité important. Cette approche analytique pourrait être reproduite à d’autres politiques afin de comparer leur efficacité entre elles. Enfin, la transition vers l’électromobilité nécessite désormais un équilibre entre incitations, fiscalité adaptée et mesures réglementaires, dans le respect de l’acceptabilité sociale.

[1] A savoir : 6.000 euros pour un véhicule consommant moins de 16kW/h par 100km. Il existe également une prime pour des véhicules consommant davantage mais sous conditions et moins avantageuse.

Consulter en ligne le Document de travail n°34 : 

Prix de l’énergie : concilier des objectifs contradictoires

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Les mécanismes visant à limiter la hausse des prix de l’énergie décidés notamment dans le cadre de l’accord tripartite de septembre 2022 (plafonnement de la progression du prix du gaz à 15%, gel du prix de l’électricité, subvention du mazout et des pellets de bois de chauffage) ont envoyé un signal salutaire pour le pouvoir d’achat, la confiance et contribuent à mettre à l’abri de potentielles situations financières délicates les ménages les plus vulnérables. Si l’objectif de pallier « l’urgence » est rempli, ce choix de politique économique risque d’envoyer des signaux contradictoires et pourrait s’avérer très coûteux si bien qu’il est dès à présent nécessaire d’envisager de nouvelles orientations pour un scénario où la crise énergétique durerait.

Un soutien contradictoire avec l’impératif de sobriété énergétique

A moyen terme, le système choisi (logique du « Präisdeckel » ou « bouclier tarifaire ») entre en contradiction avec d’autres objectifs non moins essentiels. Tout d’abord, il pourrait brouiller le signal-prix, pourtant utile à la modération de la consommation énergétique (« Zesumme spueren, zesummenhalen »), à la fois dans un contexte d’offre énergétique limitée (risque de pénuries), mais aussi pour inciter les ménages à adopter des comportements en phase avec la transition énergétique.

En cas de poursuite de la crise énergétique, cette intervention publique pourrait également s’avérer très « coûteuse » et renforcer les déséquilibres budgétaires de l’Etat. En effet, d’après le projet de Budget de l’Etat pour 2023, le « Präisdeckel » se chiffrerait à 616 millions d’euros[1]. Il serait préférable de privilégier dans une nouvelle phase les dépenses d’investissement par le soutien aux équipements des ménages dans la transition énergétique, comme cela d’ailleurs a été amorcé dans plusieurs mesures découlant de la tripartite (augmentation du Klimabonus pour le remplacement du système de chauffage, les installations photovoltaïques, la rénovation énergétique, baisse de la TVA sur les installations photovoltaïques, etc.).

Enfin, à l’instar de la subvention des produits pétroliers, le « Präisdeckel » subventionne aussi les consommations énergétiques dépassant les consommations de première nécessité et – parce qu’appliqué de manière non discriminée – bénéficie davantage (en valeur absolue) aux ménages aisés[2].

Concilier protection des ménages vulnérables, finances publiques et transition énergétique : une nouvelle approche envisageable

Dans ce contexte, il serait opportun de prévoir dès à présent une clause de rendez-vous pour se tenir prêt si la nécessité de poursuivre le « Präisdeckel » au-delà du 31 décembre 2023 se faisait ressentir à l’approche de l’hiver 2023-2024. Un « phasing out » au-delà de 2023 est d’ailleurs évoqué dans le Solidaritéitspack 2.0.

Une des manières d’atténuer les « contradictions » qu’apportent les subventions non ciblées aux énergies fossiles tout en maintenant un soutien aux ménages serait de ne subventionner qu’une quantité d’énergie limitée et de laisser jouer les nécessaires mécanismes de signal-prix au-delà de ce seuil. En plus de l’électricité et du gaz, le mécanisme de subvention d’un minimum énergétique garanti devrait également concerner les autres sources énergétiques (mazout, bois…) pour couvrir l’ensemble des modes utilisés par les ménages selon la même logique.

Ce type de dispositif devra néanmoins faire l’objet de certains paramétrages importants. Le seuil maximal subventionné pourrait par exemple être fixé selon la consommation énergétique moyenne exprimée en Kilowatt-heure (kWh) du premier ou du deuxième quintile des revenus (les ménages les plus modestes). En outre, le mécanisme pourrait prévoir une « enveloppe énergétique globale » comprenant les différentes sources d’énergie disponibles afin qu’il ne soit pas possible d’augmenter le montant de subvention perçue en multipliant les sources.

Pour mettre en œuvre ce principe, une mesure qui mériterait d’être étudiée est celle des « Preisbremsen » que le gouvernement allemand prévoit d’appliquer sur le prix du gaz et de l’électricité à partir du 1er mars 2023[3]. Le dispositif envisage ainsi de ne subventionner les prix que sur un volume de consommation équivalent à 80% des consommations enregistrées l’année passée. S’il ne prévoit pas de définir une quantité énergétique « de base » commune à tous les ménages comme proposé ci-dessus, il pourrait être utile d’observer les conditions de sa mise en œuvre dans les mois qui viennent.

La moins mauvaise des options ?

Si la crise énergétique se poursuivait, au moins deux autres options pourraient être envisagées pour atténuer les contradictions inhérentes aux subventions énergétiques. La première consisterait à mettre fin purement et simplement au « Präisdeckel ». Cela permettrait de stopper la logique de subvention à des énergies dont on espère justement que la consommation diminue mais aussi de préserver les finances publiques. Néanmoins, compte tenu de la nécessité de maintenir un niveau de soutien minimum aux plus vulnérables, cette suppression devrait être compensée par des dispositifs de soutien indirect comme celui de la « prime énergie » ou du crédit d’impôt énergie, par exemple. Mettre fin au bouclier tarifaire entraînerait également des conséquences sur l’indice des prix à la consommation.

A l’opposé, il pourrait être envisagé de maintenir pleinement le « Präisdeckel ». Cela permettrait de contenir la hausse de l’indice des prix à la consommation, mais il serait nécessaire, pour chercher à rétablir les finances publiques et pour corriger les effets anti-redistributifs et/ou incitatifs du « Präisdeckel » de relever la fiscalité sur les ménages les plus aisés et/ou énergivores. Cette hausse de la fiscalité devrait être ponctuelle et explicitement destinée à financer le bouclier tarifaire, mais du point de vue des ménages elle interviendrait dans un deuxième temps et ne serait pas forcément intégrée comme un « signal-prix » visant à modérer la consommation énergétique.

Une mise en perspective des options sur la table montre qu’il n’existe pas de solution parfaite. Bien que potentiellement complexe à mettre en œuvre sur le plan technique, l’option qui viserait à ne subventionner qu’une quantité équivalente à la consommation énergétique « de base » cumule pourtant plusieurs avantages. Elle permettrait de concilier différents objectifs comme une maîtrise (certes relative) du niveau d’inflation, le maintien d’une aide publique pour les besoins énergétiques « de première nécessité », l’incitation à la sobriété énergétique directement par le signal-prix pour les consommations « non-essentielles »… ainsi que l’absence de toute modification de la fiscalité des ménages.


[1] 470 millions d’euros pour le plafonnement du prix du gaz, 110 millions pour la stabilisation des prix de l’électricité, 35 millions pour la subvention du prix du gasoil de chauffage et 1 million pour celle des pellets de bois.

[2] Voir STATEC, Note de conjoncture 2-2022, décembre 2022, p96.

[3] https://www.bundesregierung.de/breg-de/themen/entlastung-fuer-deutschland/strompreisbremse-2125002.

Webinar : « Civil society mobilisation on green budgeting » organisé par I4CE

Muriel Bouchet a participé le 3 mai 2022 au Webinar « Civil society mobilisation on green budgeting » organisé par I4CE (« Institute for Climate Economics »), un institut basé à Paris et dont la mission est de faire avancer l’action contre les changements climatiques. Le webinar a permis aux participants, venant d’horizons divers, de faire le point sur la pratique de la budgétisation verte, cette dernière consistant à classer les recettes et dépenses publiques selon leur impact sur l’environnement. Dans son exposé, Muriel Bouchet a présenté les activités d’IDEA dans le domaine de la budgétisation verte, les préconisations associées du laboratoire d’idées et enfin les progrès récemment accomplis par le Luxembourg en la matière.

 

Présentation de Muriel Bouchet : 

pour plus d’informations, rendez-vous sur le site de l’institut  I4CE

D’une crise à l’autre : pour une vision globale et… modeste

Le monde a été littéralement assailli par les crises ces dernières années. Il est actuellement toujours en prise, malgré les récents assouplissements, avec la crise sanitaire. S’y ajoute depuis le 24 février une crise géopolitique et énergétique – avec le risque que ces regrettables événements ne prennent à terme un tour alimentaire. Le tout sur la toile de fond de crises certes plus lancinantes mais tout aussi redoutables, à savoir la crise sociale, la crise de la représentation démocratique ou la crise écologique. Sans compter les vulnérabilités économiques et financières de même que l’accélération technologique (numérique, intelligence artificielle, etc.). Cette liste n’est certainement pas limitative…

La nature éminemment internationale de chacune de ces crises, sans la moindre exception, est extrêmement frappante. La crise économique et sociale peut certes être abordée à une échelle nationale, ce qui au demeurant a été accompli avec un certain succès au Luxembourg dans le contexte de la crise sanitaire – à la faveur notamment de mesures d’urgence en faveur des ménages et des entreprises. Toujours sous l’égide de la nécessité, les initiatives nationales se sont cependant en parallèle accompagnées d’une coordination européenne accrue, comme l’atteste spectaculairement le plan de relance NextGenerationEU assorti de nouveaux mécanismes d’endettement commun.

La dimension internationale est plus apparente encore à l’aune des autres crises : la crise COVID a affecté les cinq continents et requiert, c’est une question de vie ou de mort pour des millions d’individus, une stratégie de vaccination globale. La crise géopolitique est loin de se cantonner à l’Europe, son ombre lugubre portant jusqu’à Taïwan. La catastrophe (irréversible ?) climatique et énergétique ne sera évitée que si toutes les nations du globe raisonnent et surtout agissent à l’échelle globale, en mettant entre parenthèses leurs intérêts immédiats. Jamais la nécessité impérieuse d’une telle dimension globale ne s’est affirmée avec une telle évidence. Elle impose un « saut quantique » en matière de construction européenne (on s’éloigne résolument d’une Europe se résumant à un « grand marché ») et plus généralement une meilleure gouvernance mondiale. « Honest broker » par excellence, le Luxembourg a un important rôle à jouer en la matière, comme l’a à suffisance illustré son histoire.

La dimension internationale doit donner le ton à tous les niveaux et par ailleurs, l’impératif catégorique de « modestie » s’impose plus que jamais. De multiples crises s’additionnent, se chevauchent, se renforcent mutuellement et interagissent selon un processus « non linéaire ». Il en résulte des évolutions à court ou moyen termes particulièrement difficiles à appréhender et davantage encore à interpréter. Tout expert ou analyste doit faire preuve d’une modestie à toute épreuve dans un tel environnement, un « diagnostic » un peu trop péremptoire pouvant s’avérer complètement dépassé dès la lecture des journaux du lendemain. De surcroît, les répercussions de mauvaises décisions, guidées par des analyses trop idéologiques et parcellaires, peuvent devenir explosives dans un inextricable écheveau de crises. Ce contexte inusité oblige à réfléchir en profondeur, à prendre du recul en toutes circonstances alors que les événements qui surviennent quotidiennement tendent plutôt à nous « scotcher » à nos smartphones et à nous enfermer dans des tours d’ivoire algorithmées. A rebours de la multiplication de Tweets incessants – sans parler des « fake news », impardonnables dans un contexte déjà fort instable. Il importe de ne pas rajouter de l’inexactitude à l’incertitude.

L’évocation de crises multidimensionnelles ne doit pas nécessairement inciter au pessimisme le plus abyssal. La multiplication d’événements qui s’entrechoquent de manière souvent désordonnée est à proprement parler vertigineuse ou même nauséeuse. A l’inverse, il se pourrait que ces multiples crises ne soient que la partie émergée de l’iceberg, une écume (certes très dommageable à de nombreux égards…) révélant des mouvements profonds amorçant la transition vers un « nouveau monde » se caractérisant par une gouvernance internationale et européenne plus équilibrée, par des technologies nouvelles au service du bien-être, une cohésion sociale restaurée ou une croissance économique plus durable. Impossible à l’heure actuelle de trancher entre ces visions « optimiste » et « pessimiste » des choses.

Une fois encore, la modestie – à distinguer résolument de la résignation – est de mise…