Le Luxembourg face au recul de l’aide internationale : une exception qui confirme la règle ?

A propos de l’auteure :

Natalie Koch est une ancienne stagiaire IDEA et étudiante en Master in Sustainable Development and Global Governance à l’Université Carlos III de Madrid.

© photo : Pixabay, Geralt

Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, plusieurs pays européens ont décidé de réorienter leurs priorités budgétaires en faveur de la défense au cours des deux à trois dernières années. Dans ce contexte, l’aide publique au développement (APD) est parfois considérée comme un levier d’ajustement budgétaire plus flexible que d’autres rubriques budgétaires plus rigides ou politiquement sensibles.

En France, le budget de la défense a progressé de 15,4 points de pourcentage entre 2022 et 2024 (voir Tableau 1). De son côté, l’Allemagne a enregistré une augmentation beaucoup plus significative, atteignant le niveau de dépenses militaires le plus élevé de son histoire moderne en 2024 avec une hausse de 44 points de pourcentage sur la même période. Quant à la Grande-Bretagne, sa progression ressemble plutôt à celle de la France, avec une hausse de 17,4 points de pourcentage.

Tableau 1 : Budgets de défense de différents pays de 2022 et 2024

Pays20222024Augmentation
France40,9 milliards d’euros[1]47,2 milliards d’euros[2]15,4 p.p.*
Grande-Bretagne45,9 milliards de pounds[3]53,9 milliards de pounds[4]17,4 p.p.*
Allemagne50 milliards d’euros[5]72 milliards d’euros[6]44 p.p.*

*p.p. signifie points de pourcentage

Cette dynamique de réarmement, bien qu’elle soit motivée par des motifs de sécurité, semble parfois influencer les choix budgétaires en matière de solidarité internationale. Ainsi, l’APD peut faire les frais de ces arbitrages. La Grande-Bretagne, par exemple, prévoit de réduire son APD de 0,5% à 0,3% de son PIB d’ici 20273. L’Allemagne suit une trajectoire similaire, avec une baisse du budget consacré à l’APD de 1,19 milliard à 1,04 milliard d’euros[7]. En France, aucune décision n’a encore été prise, mais des discussions laissent entendre que l’effort de réarmement pourrait avoir un impact sur le budget alloué à l’APD[8].

Ce retrait progressif de l’aide internationale ne se limite pas à l’Europe. Aux États-Unis, la suspension de certains programmes d’aide au développement sous l’administration Trump, encore mal définie, a significativement altéré sa politique étrangère. La réduction de son APD diminue le « soft power » des États-Unis, c’est-à-dire leur capacité d’influencer un pays par des moyens non coercitifs[9]. Ce désengagement crée un vide dans plusieurs régions du monde, notamment en Asie du Sud-Est, que la Chine tente de combler par l’intermédiaire de sa « Belt and Road Initiative »[10]. Cette stratégie renforce sa présence diplomatique et économique, en particulier dans les régions où les États-Unis se retirent. Ceci représente également une opportunité pour l’Union Européenne de renforcer son rayonnement international en poursuivant une politique d’APD ambitieuse et cohérente, basée sur des principes de solidarité, de stabilité et de coopération durable.

Dans ce paysage mondial en mutation, où l’influence ne se résume plus à la domination stratégique mais englobe également la collaboration, certains pays donateurs occupent une position particulière. En fait, les pays donateurs ont aussi des bénéfices à tirer en matière d’intérêts économiques. Deux études récentes portant sur le Japon montrent que l’APD peut également servir aux intérêts économiques, notamment en stimulant les investissements directs étrangers, entre autres par le biais des entreprises du pays donateur[11].

Dans ce contexte de priorisation des intérêts nationaux, le Luxembourg fait figure d’exception. Selon l’objectif de développement durable 17.2 des Nations Unies[12], les pays développés sont censés consacrer 0,7% de leur revenu national brut à l’APD. Le Luxembourg respecte cet engagement et le dépasse même avec un niveau d’APD qui se trouve autour de 1% de son RNB depuis plusieurs années (voir figure ci-dessous).

Source: OCDE

En comparaison, les pays voisins sont de moins bons élèves : la France et la Belgique consacrent 0,48% de leur RNB à l’APD, tandis que l’Allemagne atteint 0,67%. La Grande-Bretagne, qui respectait l’objectif des 0,7% jusqu’à 2020, est désormais également en baisse. Les pays nordiques comme la Norvège sont aussi exemplaires que le Luxembourg.

Le Luxembourg adopte une politique d’APD à la fois structurée et ciblée. Environ 70% de ses contributions sont dédiées à des coopérations bilatérales avec des pays partenaires, et 30% sont affectés à des projets multilatéraux[13]. Le Luxembourg concentre une grande partie de ses efforts sur des régions prioritaires : le Burkina Faso, le Cap-Vert, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Laos et le Nicaragua. Ces sept pays, à eux seuls, constituent approximativement 50% de l’aide bilatérale accordée par le Luxembourg. Les projets soutenus financent des domaines cruciaux tels que l’éducation, la santé, le renforcement des capacités institutionnelles, l’intégration des femmes et la croissance inclusive[14]. Cette stratégie permet au Luxembourg d’agir de manière à avoir un réel impact. Le rapport de l’OCDE Development Co-operation Peer Reviews : Luxembourg 2025 salue d’ailleurs l’approche luxembourgeoise qualifiée de fiable, flexible et prévisible, avec l’inclusion des ONG et partenaires locaux dans le processus de décisions.

Dans un contexte où les budgets sont de plus en plus orientés vers la sécurité et la défense, l’aide publique au développement reste un pilier essentiel de l’ordre international. Elle représente non seulement un levier de justice internationale, mais aussi un outil de stabilité et de résilience face aux crises mondiales[15].

Alors que le « soft power » devient un enjeu de rivalité entre grandes puissances, le Luxembourg montre qu’il peut aussi être exercé de manière éthique et cohérente.

 


[1] https://www.defense.gouv.fr/sga/budget-finances/budget#:~:text=-%20Au%20titre%20de%20la%20mission%20%C2%AB%20D%C3%A9fense,une%20augmentation%20de%208%2C5Mds%E2%82%AC%20par%20rapport%20%C3%A0%202017.

[2] https://www.defense.gouv.fr/ministere/politique-defense/loi-programmation-militaire-2024-2030/projet-loi-finances-armees-2024-lpm-annee-1#:~:text=L’augmentation%20de%20l’effort,46%20%25%20entre%202017%20et%202024

[3] https://www.bmvg.de/de/aktuelles/verteidigungshaushalt-2022-beschlossen-5429244

[4] https://www.bundestag.de/dokumente/textarchiv/2024/kw05-de-verteidigung-977670

[5] https://www.gov.uk/government/statistics/defence-departmental-resources-2022/mod-departmental-resources-2022

[6] https://commonslibrary.parliament.uk/research-briefings/cbp-8175/

[7] https://www.bundestag.de/presse/hib/kurzmeldungen-1015654

[8] https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/03/26/l-effort-de-rearmement-vient-percuter-les-discussions-sur-les-depenses-sociales_6586398_823448.html

[9] https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/soft-power

[10] https://www.reuters.com/world/us-aid-freeze-risks-handing-influence-china-beijings-backyard-2025-02-11/

[11] https://www.frontiersin.org/journals/political-science/articles/10.3389/fpos.2024.1351285/full

https://link.springer.com/article/10.1007/s10797-023-09788-8

[12] https://www.globalgoals.org/goals/17-partnerships-for-the-goals/

[13] https://luxembourg.public.lu/fr/societe-et-culture/ouverture-internationale/projets-cooperation.html

[14] https://www.oecd.org/content/dam/oecd/en/publications/reports/2025/02/oecd-development-co-operation-peer-reviews-luxembourg-2025_78d1d760/3713cf73-en.pdf

[15] https://www.oxfamfrance.org/inegalites-mondiales/aide-publique-au-developpement/#:~:text=L%E2%80%99Aide%20Publique%20au%20D%C3%A9veloppement%20%28APD%29%20est%20le%20budget,et%20agricoles%20ou%20encore%20l%E2%80%99adaptation%20au%20changement%20climatique.

Podcast : « Le Luxembourg, si loin, si proche »

Vincent Hein était l’invité de la radio RCF Lorraine jeudi 10 février. Interrogé par Roger Cayzelle et Arlette Pergent, il est principalement intervenu sur les travaux d’IDEA en matière de coopération transfrontalière et les défis du développement du Luxembourg à long terme. L’émission fut également l’occasion d’aborder diverses contributions d’IDEA au débat public sur le logement et la crise Covid, notamment.

Pour écouter l’émission :

Pour la création d’un Fonds de Codéveloppement transfrontalier

Le Luxembourg est sorti plus rapidement de la récession pandémique que la plupart des pays de la zone euro et les mesures de stabilisation tout comme les dispositifs d’aide à la reprise semblent avoir pleinement joué leur rôle, limitant les pertes de revenus des entreprises et des ménages. Cette phase de reprise est néanmoins marquée par une accumulation d’incertitudes et de défis pour l’avenir. En complément des principales mesures annoncées dans le cadre de la présentation de la loi budgétaire pour 2022 visant à renforcer les investissements publics, accompagner la transition énergétique, rendre le logement plus abordable et soutenir la formation ainsi que la transition digitale, plusieurs mesures complémentaires pourraient être prises dans le but d’améliorer la protection des ménages les plus vulnérables, de soutenir les entreprises, de limiter la pression sur le marché de l’immobilier et de ne pas injurier l’avenir du pays. Ces propositions font l’objet de 9 amendements.

Le neuvième amendement proposé dans le Document de Travail N°17 vise la création d’un Fonds de Codéveloppement transfrontalier .

Pour la création d’un Fonds de Codéveloppement transfrontalier

Le modèle de développement économique et social luxembourgeois repose en partie sur une interdépendance croissante avec ses territoires transfrontaliers[1]. La « métropole transfrontalière » qui émerge de cette dynamique ne dispose pas pour autant d’organes de coopération à cette échelle, alors qu’il s’agit d’un territoire hautement stratégique pour le Luxembourg.

Le « territoire économique et social » du pays dépasse en effet ses frontières nationales, mais il est plus restreint que celui de la Grande Région, ce qui a pour conséquence qu’il n’existe pas d’outils de gouvernance adaptés à cet espace.

Si certains phénomènes continuaient de s’amplifier au rythme actuel (distorsions sur le marché du logement, pénuries de personnel, congestion des infrastructures, etc.) cela pourrait représenter un réel risque pour l’économie luxembourgeoise. Ce constat plaide ainsi pour un renforcement de la coopération transfrontalière selon un objectif de codéveloppement. Cela impliquerait notamment d’aller bien au-delà de la logique de financements ponctuels de projets bilatéraux (principalement dans la mobilité) mais aussi de celle de « compensation » (transferts financiers aux communes voisines sans visibilité sur leur objet et sans évaluation des investissements publics) afin d’entrer progressivement dans une logique développement plus équilibré, comme cela se pratique par exemple déjà dans le Grand Genève[2].

Cela nécessiterait de construire avec les partenaires transfrontaliers une stratégie d’aménagement du territoire avec des priorités partagées, mais également de mettre des moyens en commun pour y parvenir.

Afin d’appuyer cette démarche, la création d’un fonds de codéveloppement pourrait être actée. Ce fonds pourrait servir à lancer des appels à projets pour co-financer avec les collectivités et/ou les Etats voisins des infrastructures de mobilité, des projets de formation communs, des équipements sociaux, culturels, environnementaux… Ces projets pourraient être indifféremment développés du côté luxembourgeois ou étranger, l’important étant qu’ils aient une plus-value transfrontalière, c’est à dire qu’ils contribuent à renforcer la fluidité, la cohérence, l’attractivité et la durabilité du territoire transfrontalier pris dans son ensemble. Le bon fonctionnement du système territorial transfrontalier et une plus grande « adhésion » des responsables politico-économiques frontaliers à ce projet de territoire bénéficieraient au Luxembourg sur le long terme.

 


[1] Voir : Vincent Hein, Fondation IDEA asbl, Document de travail n°13 : Le codéveloppement dans l’aire métropolitaine transfrontalière du Luxembourg. Vers un modèle plus soutenable ? Novembre 2019.

[2] Voir : https://www.grand-geneve.org/agglomeration-transfrontaliere.