Hoai Thu Nguyen Doan est attachée aux affaires économiques de la Chambre de Commerce.
La destruction créatrice
Télégraphiste, crieur public, opérateur de standard téléphonique… : Il fut un temps où le progrès des technologies de la communication fit disparaître tous ces métiers pour en créer de nouveaux. Aujourd’hui, nous revivons avec la transition numérique ce moment décisif où la destruction créatrice, théorisée par l’économiste Joseph Schumpeter, restructure le monde et nous force à remodeler entièrement les ressources, les compétences et l’organisation du travail.
Frey et Osborne lancent les débats sur le futur « pessimiste » d’un emploi automatisé
Les progrès réalisés dans l’intelligence artificielle et la robotique, l’essor de l’Internet des objets ainsi que le traitement des données de masse (big data) soulèvent des interrogations sur la capacité des technologies à remplacer les emplois. Ainsi, en 2013, les chercheurs Carl Benedikt Frey et Michael Osborne de l’université d’Oxford ouvrirent les débats en publiant leur papier « techno-pessimiste » « The Future of Employment : How susceptible are jobs to computerisation ? »[1] selon lequel la menace d’automatisation pèserait sur 47% des emplois américains. Pour arriver à cette conclusion, aidés d’experts, les chercheurs assignèrent à 700 types d’emplois une probabilité d’informatisation (entre 0 et 1) dans un horizon d’une vingtaine d’années. Les auteurs identifièrent ainsi que 33% des travailleurs avaient une probabilité d’automatisation faible, 19% une probabilité moyenne et enfin 47% une probabilité forte. Les probabilités les plus faibles étaient d’ailleurs liées à ce que Frey et Osborne qualifiaient de « goulets d’étranglement de l’ingénierie » (« engineering bottlenecks ») qui sont des tâches liées à la perception, la manipulation d’objets dans des environnements complexes, la créativité et l’empathie, difficilement codifiables et donc difficilement automatisables. Suite à cela, de nombreuses études similaires furent faites sur d’autres pays et aboutirent à des ordres de grandeurs semblables : ainsi, 42%[2] des emplois seraient menacés en France et 54%[3] dans l’Union européenne.
Qu’en est-il aujourd’hui : l’évolution à la place de la substitution?
5 ans après l’étude de Frey et Osborne, des recherches menées par l’OCDE en 2018 sur ses pays membres montrent que l’automatisation des métiers serait loin d’être aussi étendue. Ainsi, seulement 14% des emplois dans l’OCDE seraient largement automatisables et 32% des emplois seraient susceptibles non pas de disparaître, mais de subir des changements substantiels dans leur façon d’être exécutés. On est donc loin du scénario catastrophiste de la robotisation et de la destruction massive d’emplois. Toutefois, dans un contexte de changements constants induits par les avancées technologiques, il semble périlleux de faire des projections car celles-ci se basent souvent sur une extrapolation des connaissances présentes. Ainsi, n’ayant pas prévu que les technologies numériques se déploient au point de faire naturellement partie de notre quotidien, Frey et Osborne ont étudié l’informatisation des métiers et non l’informatisation des tâches qui composent un métier. Or, celles-ci n’étant pas forcément toutes informatisables, on se retrouve avec des métiers hybrides où le professionnel utilise les technologies numériques pour l’assister dans son travail (ex : le technicien de réparation doit savoir interagir avec les objets connectés, le médecin doit savoir interroger les bases de données médicales etc.). Ainsi, pour certains métiers, une haute probabilité d’automatisation selon les résultats des deux chercheurs d’Oxford refléterait en réalité des métiers hybrides, partiellement « automatisés » car comprenant de nombreuses tâches assistées par les technologies numériques, ce qui offrirait davantage d’efficacité. En 1997, une grande révolution se produisit dans le domaine de l’intelligence artificielle : le programme Deep Blue a battu le champion d’échecs Garry Kasparov. Pour autant, les êtres humains, vaincus par la supériorité apparente de la machine, n’ont pas cessé d’y jouer. Au lieu de cela, ils tournèrent cette défaite à leur avantage en développant des intelligences artificielles « entraîneurs d’échecs », qui permettent aujourd’hui aux champions humains de perfectionner et d’affiner leur jeu. Garry Kasparov, désireux de saisir les opportunités liées à la puissance de calcul des machines, introduisit alors les premiers tournois « d’échecs avancés », combinant dans une équipe joueur humain et intelligence artificielle. Pendant une très longue période, ces équipes mixtes, aussi connues sous le nom de « centaures », surperformèrent largement les humains et les ordinateurs pris de manière individuelle aux échecs. Il apparaît donc hautement probable que les métiers de demain soient plutôt hybrides. Dans ce contexte, le déploiement de l’intelligence artificielle, au lieu de substituer les êtres de chair et de sang par ceux de métaux et d’électricité, permettrait aux humains de s’appuyer plus efficacement sur la technologie. Le métier de policier par exemple, évolue avec l’apparition de la cybercriminalité et autres nouveaux crimes et infractions nés de l’ère digitale. Pour autant et fort heureusement, nous n’en sommes pas encore au stade ou des « robocops » sillonnent les rues et cela ne va vraisemblablement pas se produire dans un avenir proche, car compte tenu du stade d’avancement actuel des technologies, la solution efficace face à l’évolution n’est pas la substitution du professionnel par la machine mais l’évolution de ses compétences.
Darwinisme du marché du travail et hybridation des métiers.
« Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux au changement ». Cette citation de Darwin s’avère plus que jamais véridique dans un marché du travail en constante métamorphose car sujette au développement fulgurant des technologies digitales. Semblables à la faune et à la flore dont la diversité génétique confère davantage de résistance et d’adaptivité, les nouveaux métiers seront hybrides ou ne seront pas. L’avenir sur le marché du travail se trouve ainsi dans la capacité à conjuguer des compétences diverses et à jongler entre plusieurs expertises pour apporter des solutions à des situations complexes dans des environnements qui le sont tout autant. Il en découle alors de nouvelles formes de métiers caractérisés par le métissage professionnel (ex : utilisation de drones pour le suivi de chantier par certains maîtres d’œuvre) ou par la fusion entre technologie et business (ex : la profession de Data Scientist requiert des compétences en analyse de données mais aussi en communication et en stratégie d’entreprise). L’expert spécialisé n’a donc plus qu’à faire sa révérence pour laisser sa place au professionnel « couteau-suisse » doué de polyvalence.
L’hybridation des professions, conformément au principe de « goulet d’étranglement » de Frey et Osborne engendre une flexibilité et une complexité qui rend l’automatisation difficile. Par conséquent, une employabilité durable passera par une reconversion partielle ou totale des métiers vers ces nouvelles formes plus flexibles présentant un avantage comparatif sur les automates.
Refonte des métiers : Prévenir ET guérir
Pour augmenter les chances de succès de cette métamorphose des métiers, on peut agir à deux niveaux : en amont du marché du travail en formant et informant la jeunesse, et en aval en transformant les personnes déjà actives.
En premier lieu, en amont, il est crucial de tourner son regard vers la jeunesse, car comme le disait Fénélon, elle est « la fleur de toute une nation » et « c’est dans la fleur qu’il faut préparer les fruits ». Repenser nos systèmes éducatifs sous l’éclairage des nouvelles technologies digitales devient ainsi indispensable. En effet, il semble vital que l’école enseigne systématiquement aux jeunes pousses, les enjeux, opportunités et défis d’un monde numérique. Il faudrait très tôt sensibiliser à une éducation civique digitale pour que les nouvelles générations puissent comprendre les droits et devoirs d’un citoyen dans un monde numérique. Parallèlement, l’école devrait reconsidérer ses méthodes d’enseignement et viser à développer en plus des compétences technologiques fondamentales, des compétences cognitives et une intelligence sociale poussée afin de préparer la jeunesse à un marché du travail requérant un éventail de compétences à la fois techniques et sociales. Avec la montée en puissance du big data où les machines peuvent stocker des quantités gigantesques de données, l’humain, pour se faire une place, doit en effet passer d’un système valorisant l’accumulation de connaissances à un système gratifiant l’interprétation et la réactivité face à des environnements complexes. D’ailleurs, comme le disait déjà Montaigne au XVIe siècle, « mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine». Parallèlement, certaines études sur le marché du travail suggèrent que les métiers exercés par certaines populations plus fragiles sur le marché du travail, seraient davantage susceptibles de disparaître. Cela pourrait ainsi ébranler la position des jeunes étudiants qui font de « petits boulots » en même temps que leurs études ainsi que les jeunes diplômés qui se voient souvent accorder des postes à tâches répétitives et donc plus facilement automatisables. Il faut donc trouver des façons alternatives telles que l’apprentissage (ex : le programme Winwin[4] de la Chambre de Commerce), qui a la grande vertu d’allier connaissances théoriques et empiriques, ce qui permettrait aux jeunes diplômés une transition plus souple du monde académique au monde du travail.
En aval, il est essentiel d’organiser un système de formation efficace pour les personnes actives déjà présentes sur le marché du travail. Le défi le plus considérable que nous devons relever ici est que statistiquement, les employés qui ont le risque d’automatisation le plus élevé vont le moins aux formations. Ainsi, selon l’étude de l’OCDE « Putting faces to the jobs at risk of automation »[5]réalisée en 2018 sur ses pays membres, seulement 17% des employés peu qualifiés ont participé à une formation dans une fenêtre de douze mois. Au Luxemboug, de récentes données de l’Observatoire de la Formation arrivent aussi à ces conclusions puisqu’elles révèlent que les salariés seniors et non qualifiés suivraient respectivement 2 et 3 fois moins de formations que les cadres et dirigeants.
Il parait donc primordial de développer l’accès à une formation pour cette population en particulier en dehors du cadre du travail. Toujours en aval, il faudrait également offrir du support aux personnes dont le métier a de grandes probabilités de disparaitre entièrement par le biais d’un processus de requalification et d’accompagnement social, ce qui est l’objectif affiché du programme Digital Skills Bridge[6]. Un autre exemple d’initiative en ce sens, serait le programme WebForce3 –Fit4Coding[7] lancé par l’ADEM qui propose une formation express de 490 heures délivrées en trois mois et demie au développement informatique pour qualifier des personnes sans formation supérieure et en recherche d’emploi.
Nous l’avons vu, prévoir avec exactitude quels métiers seront automatisés représente un exercice fort périlleux et ce d’autant plus que l’automatisation des emplois ne repose pas seulement sur des facteurs strictement technologiques. Les différences de degrés d’automatisation de l’industrie au niveau mondial ainsi que l’existence de technologies inexploitées en Europe telles que le robot aide-soignant Hospi capable de laver les cheveux des patients nous le montrent bien : un emploi n’est pas nécessairement remplacé par une machine dès qu’il peut techniquement l’être car d’autres facteurs tels que la rentabilité économique, le mode d’organisation du travail ou encore l’acceptabilité sociale entrent en compte. Face à l’incertitude, il est recommandé de se parer à toute éventualité, d’où l’importance de développer la polyvalence d’un couteau suisse, outils de survie contre l’imprévu par excellence.
[1] https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf
[2] Roland Berger Strategy Consultants (2014), « Les classes moyennes face à la transformation digitale. Comment anticiper ? Comment accompagner ? »
[3] Jeremy Bowles (2014), « Chart of the Week : 54% of EU jobs at risk of computerisation »
[4] https://www.winwin.lu/
[5] http://www.oecd;org/els/emp/future-of-work/Automation-policy-brief-2018.pdf
[6] https://gouvernement.lu/fr/actualites/toutes_actualites/communiques/2018/05-mai/02-digital-skills-bridge.html
[7] http://www.adem.public.lu/de/publications/demandeurs-emploi/2016/Fit4-Coding/Fit4coding.pdf
Excellent article qui fait une bonne synthèse des scénarios possibles concernant l’impact de l’IA et la robotique sur les métiers de demain. Un large débat…