Ce blog a été publié dans le Luxemburger Wort du samedi 29 décembre 2018.
Et voici donc de nouveau les fêtes de fin d’année avec, pour les plus chanceux d’entre vous, les traditionnels repas de famille. Ces repas sont vachement importants puisque c’est le moment de se positionner pour l’héritage de Papi et Mamie, de négocier la bénédiction des parents, et de célébrer comme il se doit Bacchus et Dionysos en faisant des plans sur la comète avec des gens qu’on aime (en principe). C’est aussi le moment parfait pour satisfaire votre ego sans égal en régalant l’assistance avec des mots bien choisis, des idées qui fusent, des conclusions imparables quoique paradoxales, et des juxtapositions de concepts intelligents du genre «le Grand-Duché réussit l’exploit d’être la mère Patrie des Luxembourgeois sans être considéré comme une dame Nation par les étrangers», ou «ce n’est pas parce qu’il y a des règles aux échecs que les joueurs ne sont pas libres de leur stratégie». Puisqu’improviser à table est quelque chose qui se prépare, voici pour vous quelques propositions, histoire d’être brillant même sans excès de sébum!
La lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes et contre les inégalités de revenus étant deux combats primordiaux de ce siècle, votre sœur fera peut-être remarquer dès l’apéritif que compte tenu des écarts de rémunération (16 %) entre les hommes et les femmes en Europe, la Commission européenne a calculé que les femmes travaillaient gratuitement depuis le 3 novembre, ce qui bien évidemment est un scandale sans nom… qu’on appelle gender pay gap.
Rentrez dans la danse en relevant qu’en appliquant cette méthode de calcul, les salariés du secteur du commerce et de la construction au Luxembourg travaillent gratis depuis juin puisqu’ils gagnent moitié moindre que les enseignants, les noirs américains travaillent gratis depuis septembre puisqu’ils gagnent près de 30 % de moins que les blancs, les jeunes européens travaillent gratis depuis août puisqu’ils gagnent 36 % de moins que les seniors.
Si votre beau-frère, qui est un jeune noir américain travaillant comme maçon vous regarde après votre démonstration avec les yeux perplexes d’un poisson chat (à la fois poisson et chat), c’est que vous avez prononcé les assertions susmentionnées avec le mauvais ton…
Nouveau gouvernement oblige, votre oncle particulièrement politisé vous demandera probablement ce qui a retenu votre attention dans le programme de coalition de Gambie-2. Commencez par évoquer la gratuité des transports qui avait les bonnes grâces de nombreux partis. Nul doute que presque tout le monde autour de la table – par principe, écologisme, radinerie, panurgisme, ou sens commun – trouvera que c’est une excellente idée.
Vous pourrez alors faire le coup du contre-pied en faisant valoir que rendre les transports «gratuits» au Luxembourg revient à renoncer à 65 millions d’euros par an (montant des recettes perçues grâce à la vente de billets) et que cet argent, plutôt que de le mettre dans le transport «gratuit», on aurait mieux fait de l’investir dans la construction de logements sociaux.
Mentionnez ensuite la décision de rendre le 9 mai (journée de l’Europe) férié au Grand-Duché et dites-en le plus grand bien. Votre tante eurosceptique vous dira sans doute que le 9 mai férié ne participera pas plus à réconcilier les gens avec l’Europe que le 25 décembre férié ne pousse des gens dans les bras de Jésus. Ne cherchez pas à la convaincre du contraire car elle restera quoiqu’il arrive sourde à votre point de vue. Servez-lui plutôt du riesling luxembourgeois, du chocolat belge, du chorizo espagnol, ou du foie gras français; et continuez d’espérer que le gouvernement luxembourgeois défendra l’idée que le 9 mai soit à terme férié à travers toute l’Europe lors du Sommet de Sibiu sur l’avenir de l’UE à 27 qui se tiendra (le 9 mai 2019) six semaines après le Brexit (s’il a lieu en mars comme prévu), et deux semaines avant les élections européennes #nationbranding.
Nous vivons sans y prêter attention l’une des plus longues périodes de félicité économique de l’histoire contemporaine, et l’économie mondiale fait preuve d’une incroyable résilience. La dernière crise c’était il y a dix ans, le PIB de l’UE croît sans discontinuer depuis 22 trimestres (ce qui veut dire concrètement qu’un bébé européen de 5 ans n’a connu que la croissance économique depuis sa naissance), l’UE a créé 12 millions d’emplois depuis 2014 (soit l’équivalent de la population du Luxembourg augmentée de celle de la Belgique), les Etats-Unis connaissaient la troisième plus longue période d’expansion depuis 1850 et comptent actuellement davantage d’emplois non pourvus que de chômeurs, l’économie chinoise continue de croître au-delà des espérances, et malgré les nombreuses incertitudes entourant le Brexit l’économie britannique «tient le coup».
Mais parce que «toutes les bonnes choses ont une fin sauf la saucisse qui en a deux» et qu’en dépit de la bonne tenue de l’économie mondiale les risques s’accumulent, la probabilité d’une prochaine crise s’éloigne de fait de plus en plus du zéro. A table, chacun ira donc sans doute de son petit pronostic quant à deviner d’où viendra la prochaine crise: Brexit mal géré? Défaut souverain? Protectionnisme économique qui débouche sur une guerre armée? Faillite bancaire? Mauvaise gestion des déséquilibres financiers en Chine? Veganisme décroissant? Intelligence artificielle hors de contrôle? Eclatement d’une bulle start-up technologique?
A ce jeu de devinette, soyez aérien, prenez de la hauteur et affirmez pompeusement que la prochaine crise viendra des CCP. Si on vous demande ce que sont les CCP, expliquez qu’il s’agit des Chambres de compensation qui sous l’impulsion du G20 centralisent désormais les transactions en produits dérivés standardisés et ont augmenté sensiblement leur niveau de risques sans que leur capacité de résistance à un événement fâcheux de marché n’ait jamais été réellement testée, et sans qu’on ne soit vraiment certain de savoir gérer une crise systémique de CCP. Si quelqu’un vous demande de préciser votre pronostic, renvoyez-le aux travaux de la BRI (Banque des règlements internationaux) et du FMI puis changez de sujet en rappelant que tout cela est encore plus technique et compliqué que de maîtriser CDO, CLO, ABCP, et CDS.
Si l’un des convives se met à parler des difficultés sur le marché immobilier luxembourgeois et que vos grands parents et parents, présents à table, sont de grands propriétaires (d’immeubles ou de terrains), pensez avant toute chose à leur faire votre plus beau sourire et des compliments; hériter et devenir rentier est une joie infinie et un bonheur suprême, ne l’oubliez-pas.
Laissez ensuite dire tout ce qui se répète comme évidence quand il s’agit de l’immobilier au Grand-Duché et osez la question «quadrature du cercle: il est dit qu’il fallait construire 6.500 logements au Grand-Duché par an depuis 2010 alors qu’on en a construit que 2.700, dans le même temps la population a augmenté plus que prévu, la taille moyenne des ménages a diminué, et tout le monde a été logé puisqu’on n’observe pas des milliers de gens en train de dormir sous les ponts ou dans leurs voitures, comment est-ce possible? On vous répondra peut être que les gens ont été vivre de l’autre côté de la frontière; rappelez alors que la population a augmenté plus que prévu, ce qui rend irrecevable cette hypothèse, et reposez la question!
Si en fin de repas on vous demande ce que vous attendez de 2019, répondez plus de neuf et moins de bluff; à ce moment-là de la soirée, la moindre rime sonnera comme une allitération et vous passerez pour un punchlineur ultime!