Cela fait cent ans que le Luxembourg forme des ingénieurs, un métier au cœur de l’essor et des transformations industrielles et technologiques, indispensable à l’accompagnement du développement des infrastructures du pays, très présent dans un large spectre d’activités et à un moment où la frontière entre industrie et services tend peu à peu à s’effacer. La fondation IDEA asbl profite des célébrations de ce centenaire pour mettre en perspective, autour de deux blogs dont voici le premier volet, les enjeux auxquels sont confrontés les ingénieurs mais aussi le pays, en ce début de 21ème siècle annoncé comme riche en transformations…

Lors de la création de l’Université du Luxembourg en 2003, la Faculté des Sciences d’Informatique et de Technologie devait intégrer les parcours de l’ancien IST, une transition au cours de laquelle le traditionnel « diplôme d’ingénieur industriel » en quatre ans a laissé sa place à plusieurs parcours remodelés pour s’adapter aux normes du processus de Bologne (Bachelor, Master, Doctorat). Aujourd’hui, l’université compte environ 600 étudiants dans les cursus Bachelor et Master en ingénierie. Deux Masters académiques (Information and Computer Sciences et Génie Civil et Mécanique en Ingénierie) et trois Masters professionnels (Développement Durable, Filière Energie et Environnement, Efficacité Energétique et Economique) sont proposés. Une quarantaine d’étudiants y accèdent chaque année. En outre, l’Université dénombre 62 doctorants dans la discipline en 2013-2014 et leur nombre affiche une augmentation continue, offrant un potentiel renforcé en matière de recherche appliquée.

Au-delà de l’Université du Luxembourg : 900 résidents inscrits dans des formations d’ingénieur

Les jeunes Luxembourgeois sont nombreux à bouger pour se former dans ce domaine[1]. Les statistiques publiées par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche sur les aides financières accordées aux étudiants[2] nous permettent de « dresser le portrait » des étudiants nationaux (indépendamment de leur lieu d’études). 11% de ces étudiants sont dans un parcours ingénieur[3], contre une moyenne de 15,8% à l’échelle de l’Union européenne (20,5% en Allemagne, 17,4% en Suède ou 13,4% en France) dans le domaine « ingénierie, industrie de transformation et bâtiment ». Pour les étudiants nationaux, ce sont les études en économie qui ont – et de loin – la faveur des jeunes[4].

En ce qui concerne le taux de féminisation pour les étudiants en ingénierie, disons-le sans détour : les femmes restent très minoritaires (17% des étudiants résidents en ingénierie sont des étudiantes).

Une crise des vocations pour les carrières scientifiques ?

Depuis les années 1980, on constate une baisse de la part relative des élèves sortant de l’enseignement secondaire général avec un diplôme à « dominante scientifique » (en considérant les sections B et C[5]). En 1982/1983, 17% des titulaires d’un diplôme d’enseignement secondaire provenaient de la section Mathématiques-informatique et 41% de la section Sciences naturelles-mathématiques ; leur part est respectivement passée à 9% et à 26%.

Du côté de l’Université du Luxembourg, si la Faculté des Sciences, de la Technologie et de la Communication a vu son nombre d’étudiants doubler sur la dernière décennie, force est de constater qu’elle reste la troisième faculté à la fois pour le nombre d’étudiants (1.319, contre 2.782 pour la Faculté de Droit, Economie et Finances et 2.186 pour la Faculté des Lettres, Sciences Humaines, Arts et Sciences de l’Education), mais aussi pour la progression (respectivement +109%, +157% et +124%).

La répartition des étudiants par domaines d’activité (sur le territoire luxembourgeois) reflète les spécificités du système d’enseignement supérieur du pays. L’importance des études en sciences sociales, commerce et droit (46% des étudiants, 1er rang sur 28) et en sciences de l’éducation (15%, 1er rang) et dans une certaine mesure des sciences, mathématiques et IT (12%, 7ème rang) ressortent. A l’opposé, avec 7% des étudiants du pays inscrits en sciences de l’ingénieur, le Luxembourg pointe au dernier rang pour l’importance du domaine dans l’ensemble des inscrits.

Malgré le recul de l’industrie, les besoins accrus en main-d’œuvre qualifiée concernent également les domaines scientifiques et techniques

Présumer les besoins en ingénieur par la seule analyse de l’évolution de la valeur ajoutée et de l’emploi dans l’industrie manufacturière serait un raccourci trompeur. Tout d’abord, qu’à nombre d’emplois constant, les départs à la retraite, d’une part, et la montée en qualification des métiers de l’industrie, d’autre part, tendent à augmenter les besoins en ingénieurs. Ensuite, parmi les secteurs « traditionnels », les débouchés pour les ingénieurs se situent également dans d’autres domaines d’activité (bureaux d’étude, construction, gestion des déchets, environnement, énergie, eau, administration, etc.). Enfin, le Luxembourg concentre de nombreux efforts dans des secteurs prioritaires (émergents ou non), toujours plus difficile à classer dans « industrie » ou dans « services » mais néanmoins très demandeurs en compétences techniques et scientifiques.

La montée en qualification des actifs, déjà entamée, devrait se poursuivre, comme le montrent les enquêtes du CEDEFOP[6]. Il ressort également, parmi ces besoins en personnel qualifié, une part importante de « spécialistes et de professions intermédiaires des sciences et techniques » (22.500 emplois en 2015, soit 5,7% du total). Leur nombre devrait continuer de s’accroître : +9% entre 2015 et 2025, soit 4.800 créations nettes. Ces professions devraient représenter 27.300 emplois en 2025, soit 6,2% de l’emploi total à cette échéance (un niveau proche de la moyenne de l’Union Européenne à 28 estimée à 6,4%).

Par ailleurs, pour les entreprises de l’industrie et de la construction répondant à l’enquête bisannuelle de la FEDIL[7], les titulaires d’un bachelor, d’un master ou d’un doctorat représentent 20% des prévisions de recrutement.

Enfin, dans le (précédent) rapport annuel sur la compétitivité du World Economic Forum, le Luxembourg se situe au 52ème rang mondial et au 17ème rang sur les 28 membres de l’UE pour la disponibilité des ingénieurs et scientifiques.

Quatre grands chantiers qui se dessinent pour le Luxembourg

Face à ce constat qui, sans être alarmiste, révèle toutefois une fragilité potentielle pour l’avenir du pays dans sa capacité à engager sa stratégie de “spécialisation intelligente”, quelques pistes – non exhaustives – peuvent être évoquées pour favoriser la disponibilité en main-d’œuvre qualifiée, notamment dans les domaines scientifiques et techniques.

1/ Orientation et promotion de la culture scientifique et technique

Donner « envie de sciences » est un enjeu clé pour faire émerger les futures générations de professionnels des sciences et techniques à moyen terme. S’il n’y a rien de nouveau dans cette préconisation, il semble néanmoins nécessaire de rappeler qu’une part des diplômés du secondaire en mathématiques-informatique passant de 23% à 9% en 10 ans ne doit pas être une fatalité. Sans un renforcement de l’attractivité de l’enseignement et des études scientifiques, qui relève à la fois des prérogatives culturelles, éducatives et économiques du gouvernement, mais aussi de l’engagement des entreprises, il pourrait être vain (ou pour le moins beaucoup plus difficile) de développer des niches économiques à fort contenu technologique. Des initiatives sont en place ou émergent, elles doivent résolument être soutenues. On peut citer – par exemple – le projet de Luxembourg Science Center à rayonnement grand-régional, mais aussi les actions comme science.lu, jonk-fuerscher.lu, science-club.lu, hellofuture.lu, … Par ailleurs, il existe une branche de sensibilisation aux sciences à l’école fondamentale. L’omniprésence des ICT nécessite par ailleurs une intégration de la dimension « digital » dans les mesures de promotion des sciences, avec l’éducation numérique (initiation au codage, …). Enfin, la valorisation des initiatives scientifiques d’une manière générale est un axe de cette politique (par exemple : http://fnr.lu/2016-fnr-awards-ceremony/).

2/ Coopération internationale : ne pas passer à côté du potentiel qu’offre la Grande Région

Compte tenu de la mobilité des étudiants résidents et de la densité d’universités et d’écoles d’ingénieurs dans la Grande Région, le renforcement des coopérations entre les formations dans cet espace pourrait permettre d’accroître l’offre de formation locale, mais aussi son attractivité. Des partenariats bilatéraux existent déjà, ils gagneraient sans doute à être multipliés, y compris dans le cadre de cursus intégrés dans plusieurs pays à l’instar de ce que propose, parfois sur quatre pays, l’Université de la Grande Région.

En outre, les spécificités industrielles et les atouts technologiques faisant apparaître des similitudes avec les partenaires du Luxembourg dans la Grande Région (matériaux, métallurgie, équipements automobiles par exemple), il serait intéressant d’encourager le développement d’espaces d’échanges entre les entités formant des ingénieurs, voire avec les réseaux d’industriels : une thématique pour l’inter-clustering ?

3/ Connaître et partager les besoins actuels et futurs du marché du travail

C’est une étape incontournable dans la stratégie de spécialisation intelligente du pays. La présence de personnes compétentes sera l’un des principaux déterminants de la compétitivité du Luxembourg, avec la concurrence accrue entre les « économies de la connaissance ». Dans ce contexte, l’inadéquation, voire la pénurie des ressources humaines nécessaires ou la crainte de leur survenance dans le futur pourrait être un frein à la concrétisation de ces ambitions. Dès lors, il est indispensable de bien identifier et d’anticiper les besoins du marché du travail en développant des travaux d’enquête et de prospective par les différents acteurs (partenaires sociaux, responsables des politiques de formation, …). Ce monitoring doit être largement diffusé pour que l’orientation des élèves se fasse également en connaissance de cause.

4/ Valoriser et attirer les talents

Enfin, dans le contexte particulier du Luxembourg où la demande sur le marché du travail est en grande partie pourvue par l’apport extérieur (73% des salariés sont soit frontaliers, soit résidents de nationalité étrangère[8]), l’attractivité d’actifs en provenance de l’étranger doit faire partie de l’anticipation des besoins en main d’œuvre. L’application dans les meilleures conditions des possibilités offertes par la « carte bleue européenne[9]», la présence d’infrastructures de transport, de logement, d’éducation, d’équipements culturels, etc. sont (ici aussi) indirectement des vecteurs de la compétitivité des niches à fort potentiel. Les effets d’agglomération jouent également fortement sur l’attractivité des actifs qualifiés : plus un secteur est développé sur un territoire, plus les actifs qualifiés ont des chances d’y trouver un emploi et de s’y installer dans la perspective d’une carrière professionnelle. A ce titre, la valorisation des secteurs de la diversification économique joue un rôle non négligeable. Faire et faire savoir…


[1] On peut citer Aix-la-Chapelle, Kaiserslautern, Munich, Zurich et Karlsruhe parmi les destinations privilégiées

[2] Les aides concernent 95% des étudiants résidents, voir http://www.statistiques.public.lu/fr/actualites/conditions-sociales/enseignement/2015/09/20150925/aidefinanciereMESR.pdf

[3] En ajoutant aux cursus industriels les étudiants en architecture et bâtiment pour pouvoir comparer les données à celles d’Eurostat (domaine de formation « EF5 »). Voir : http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=educ_uoe_enrt03&lang=fr

[4] 3.200 étudiants, devant l’éducation (1.500), les sciences naturelles (1.300), le droit (1.100) ou encore les professions de santé (1.100)

[5] Section B : Mathématiques – Informatique, Section C : Sciences Naturelles – Mathématiques

[6] Centre européen pour le développement de la formation professionnelle

[7] Fedil – Business Federation Luxembourg est une fédération d’entreprises des secteurs de l’industrie, de la construction et des services aux entreprises. Pour plus d’informations sur l’enquête, voir : http://www.fedil.lu/fr/publications/publications/, Les qualifications de demain dans l’industrie, 2015

[8] Donnée STATEC au 1er trimestre 2016.

[9] Dispositif européen visant à faciliter l’entrée, le séjour et le travail de ressortissants de pays tiers aux fins d’emploi hautement qualifié.

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