Le retour de l’Etat entrepreneur

© photo : Pexels, Nikhomkhai

Le lundi 19 mai a été mis en musique la vision pour « Accélérer la souveraineté numérique 2030 » annoncée par le Premier ministre Luc Frieden lors du discours sur l’Etat de la Nation. Ce ne sont pas moins de trois stratégies nationales « cousines », dédiées aux données, à l’intelligence artificielle et aux technologies quantiques, qui ont été présentées par une équipe de trois Ministres en exercice[1]. Ces stratégies ambitieuses visent à transformer le Luxembourg en un centre international de référence pour la valorisation souveraine et sécurisée des données, qui deviendrait un atout phare de la compétitivité de la place financière et de la diversification vers d’autres spécialisations économiques.

Et qui dit ambition, dit investissement. L’Etat luxembourgeois s’est engagé depuis quelques années à équiper le pays pour se positionner en acteur européen de l’économie des données[2]. Il promet d’accélérer dans les six années à venir via la mobilisation de trois milliards d’euros, issus d’acteurs publics comme privés, pour investir dans les infrastructures, les talents et les projets nécessaires. Les plus emblématiques sont les superordinateurs MeluXina d’une valeur de 30 millions d’euros, MeluXina-AI pour un coût de 112 millions d’euros et MeluXina-Q (pour Quantique), 17 millions d’euros, le Luxembourg et l’Union européenne participant conjointement à ces investissements.

Le développement des superordinateurs s’accompagne de multiples initiatives : renforcement de cursus universitaires comme les Masters en Calcul Haute Performance, en Science des Données et en Biomédecine Computationnelle et création de formations au sein notamment d’une « AI Academy », instauration de centres de recherche et d’excellences tels que le QIST pour les sciences et technologies de l’information quantique, mise en œuvre d’appels à projet de R&D industrielle, dont les trois prévus sur la Sustainability in Space dans les domaines de « l’IA pour la SSA[3] », « l’IA pour la santé des satellites » et « l’IA pour l’autonomie à bord, pour les services en orbite », fondation d’un Deep Tech Lab pour faciliter les échanges entre les acteurs académiques et économiques, réalisation de projets phares comme le Centre d’expérience IA au sein du LHoFT, le Jumeau numérique régional du changement climatique et surtout les factories, Data, AI et Qantum. Ces factories offriront aux entreprises la possibilité d’explorer, de développer et de déployer leurs projets basés sur ces nouvelles technologies et l’accès aux données offertes par le Luxembourg.

L’investissement dans des factories, autrement dit des usines. Ce n’est pas forcément ce qui aurait été considéré comme le sens de l’Histoire il y a de cela une décennie. Mais le monde change, s’accélère. La célèbre économiste, Mariana Mazzucato, key note speaker des Journée de l’économie en 2018[4], met en avant dans ses travaux le rôle crucial de l’Etat investisseur dans le développement des nouvelles technologies. A ce titre, les investissements dans l’IA annoncés par les Etats-Unis, la Chine et l’Union européenne se chiffrent en centaines de milliards de dollars. Le Luxembourg, à sa dimension, et dans sa recherche permanente d’une économie plus diversifiée, a fait évoluer les spécialisations visées. La durabilité de l’espace via l’IA remplace l’exploitation minière des astéroïdes, la technologie quantique a succédé aux technologies environnementales. En Etat stratège, il décide de faire all in sur l’économie des données, avec un projet qui porte bien son nom. Car il s’agit effectivement d’accélérer le projet « Data economy » de l’entrepreneur luxembourgeois.

Alors que le risque et la potentialité d’un échec sont inhérents à l’entrepreneuriat, comment arriver au succès ? Dans un monde du « winner-takes-all » dominé par la haute technologie, il s’agit non seulement de développer des programmes de recherche et cursus de l’enseignement supérieur mais aussi d’arriver à l’excellence sur les domaines visés pour attirer les meilleurs chercheurs et les étudiants les plus prometteurs, voire les financements privés. La difficile valorisation de la recherche auprès des acteurs privés est une problématique européenne, que l’on retrouve au Luxembourg. La réussite des dispositifs dont ce sera la vocation, comme le Deep Tech Lab, s’avèrera essentielle pour que l’excellence universitaire entraine une plus-value économique.

L’attraction des start-ups, et leurs créations au Luxembourg via notamment des spin-offs issus des centres de recherche et de l’Université, est une priorité affichée. Toutefois, la fuite des start-ups à haut potentiel, déjà devenues pour certaines des champions dans leur domaine, est au cœur des préoccupations du rapport Draghi sur la compétitivité européenne et touche le Luxembourg. La capacité d’attraction des start-ups doit devenir une capacité de séduction sur le long-terme pour bénéficier de la réussite des start-ups devenus scale-ups sur le territoire luxembourgeois. Pour ce faire, l’Europe, mais aussi le Luxembourg, doivent trouver les moyens d’augmenter fortement le capital-risque afin de financer le développement exponentiel des jeunes entreprises au plus fort potentiel de croissance, sous peine qu’elles quittent le territoire ou soient dépassées par leurs concurrents. Les mécanismes incitatifs en faveur du capital-risque mis en place par la Suède[5], nouvelle terre européenne des champions technologiques, sont, à ce titre, une source d’inspiration qui pourrait compléter l’annonce des 300 millions d’euros mobilisés auprès de la SNCI pour investir dans des start-ups.

Enfin, la forte dynamique portée par ces trois stratégies doit se diffuser dans tout le pays. L’auteur de ces lignes a proposé la création de nouvelles bourses d’études pour les futurs talents de la diversification économique[6]. Il est difficile d’imaginer un Luxembourg de haute-technologie sans disposer de davantage de talents luxembourgeois spécialisés dans les métiers technologiques.

Au-delà de la réussite encore incertaine de ce retour à l’Etat entrepreneur, la politique volontariste mise en œuvre est à saluer. Comme le dit le proverbe populaire « qui ne tente rien n’a rien ». Et une économie dont la productivité stagne depuis des décennies n’a pas grand-chose à perdre à tenter de développer des nouvelles niches de croissance à haute valeur ajoutée et au potentiel encore insoupçonné pour « quelques » centaines de millions d’euros.

 

 

[1] La ministre de la Justice et ministre chargée des Médias et de la Connectivité, Elisabeth Margue. La ministre de la Digitalisation et ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, Stéphanie Obertin. Le ministre de l’Economie, Lex Delles.

[2] Ons Wirtschaft vu muer, Feuille de route pour une économie compétitive et durable 2025, Ministère de l’Economie, 2021.

[3] La SSA, ou Space Situational Awareness, concerne la surveillance, la compréhension, la prévision et la gestion de l’environnement spatial proche de la Terre.

[4] https://www.jecolux.lu/previous-editions.html

[5] The Swedish Equity Market – Institutional Framework and Trends, OECD, April 2025.

[6] Document de travail N°24 : Des bourses d’études pour les futurs talents de la diversification économique, Jean-Baptiste Nivet, IDEA, 2024.

Pour une diversification des activités financières

S’il est répété qu’il faille diversifier l’économie luxembourgeoise du secteur des activités financières afin de réduire la vulnérabilité de l’activité économique aux aléas conjoncturels et pour ne pas compromettre les perspectives de croissance de long-terme, le Luxembourg peut également travailler à une diversification au sein même des activités financières. Constituant non seulement une protection vis-à-vis des chocs extérieurs, cette approche permet aussi une différenciation, reposant elle-même sur des compétences déjà acquises, et est à certains égards relativement moins hasardeuse qu’une nouvelle politique industrielle[1]. Au cours de son histoire, le Luxembourg a d’ailleurs déployé avec brio cette stratégie. A partir notamment de la holding29, introduite en 1929, puis avec les activités liées à l’euromarché (euro-obligations d’abord, euro-monnaies ensuite), le pays a su redynamiser son secteur financier en créant un marché international des fonds d’investissement[2] couplé aux activités de private banking[3] à la suite de la crise de la dette des pays d’Amérique latine et de la concurrence accrue avec la City de Londres notamment[4].

Forte de son expérience, son savoir-faire et des « chemins courts » entre les décideurs politiques et opérateurs économiques, la Place financière luxembourgeoise devrait tout naturellement continuer à chercher de nouvelles niches de spécialisation en adéquation avec les profondes mutations technologiques, climatiques et démographiques que le secteur devrait connaître[5]. D’autres opportunités d’affaires pourraient aussi émerger en favorisant des interactions entre les financiers du pays et les huit autres secteurs clefs que Luxinnovation a identifiés comme étant à haute valeur ajoutée : « automotive and smart mobility, cleantech, health technologies, digital economy, logistics, manufacturing, maritime et space »[6]. In fine, l’invention, la complexification et la sophistication de structures, services et produits financiers devraient déplacer la Place financière luxembourgeoise vers des activités de front-office. Cette stratégie pourrait non seulement compléter la chaîne de valeur du secteur financier luxembourgeois (voir schéma), mais elle permettrait de jouir d’une valeur ajoutée supérieure par rapport aux activités de back et middle office et de disposer d’activités plus difficilement délocalisables[7].

S’il convient de noter que plusieurs mesures prises témoignent déjà d’un fort désir de repositionnement et d’une volonté affirmée de compter parmi les pôles de technologies financières de référence[8] (adoption de lois[9], premier octroi d’une licence aux plateformes d’échange de devises virtuelles en tant qu’établissements de paiement en Europe et création d’une nouvelle instance représentative, la LHoFT), l’Etat luxembourgeois pourrait toutefois accroître ses investissements militaires dans la cybernétique pour continuer à protéger et sécuriser son industrie financière, bénéficier pleinement de l’avantage des données et respecter de ce fait ses engagements pris avec l’OTAN[10].

Schéma : Architecture de la Place financière luxembourgeoise

Source : Pieretti, P. et al. (2007)[11] et ajouts de l’auteur

Néanmoins, une telle stratégie de diversification au sein même des activités financières n’est possible qu’au prix d’un fort investissement dans un capital humain hautement spécialisé. En raison de la forte pression réglementaire européenne visant à instaurer un certain « level playing field » et d’autres initiatives dites « anti-abus »[12], le Luxembourg devrait poursuivre ses efforts en promulguant des lois spécifiques et/ou en innovant par le droit avec des lois déjà existantes ou à l’aide de circulaires[13]. Il devrait également éviter les contraintes réglementaires et administratives qui ne sont pas dictées par la législation européenne[14], tout en gardant « un fort engagement en vue de la protection de l’investisseur privé, un esprit ouvert et critique quant à l’innovation financière ainsi que des exigences strictes pour l’accès à des établissements en ce qui concerne la réputation, le capital réglementaire et les standards professionnels[15] ». En somme, le Luxembourg devrait continuer à miser sur son triptyque : adaptation, innovation et vitesse d’exécution afin de redynamiser et diversifier son secteur financier.

[1]Voir : Pieretti, P. & Bourgain, A. (2008): L’économie luxembourgeoise et sa place financière : Dépendance et enjeux, CREA Luxembourg

[2]Voir la Loi du 25 août 1983 relative aux organismes de placement collectif

[3]Voir la Loi du 23 avril 1981 portant application de la première directive du Conseil des Communautés Européennes du 12 décembre 1977 visant la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et son exercice

[4]Voir : Michaux, R. (2013): Le secteur bancaire au Luxembourg, Le Luxembourg 1960-2010, STATEC et De La Rochefordière, C. (1989): Quel avenir pour la place financière de Luxembourg ?, Revue d’économie financière, No. 10, pp. 162-165

[5]Voir : Van Steenis, H. (2019): Future of Finance, The Bank of England

[6]Voir : Luxinnovation (2017): Rapport Annuel et site internet : https://www.luxinnovation.lu/innovate-in-luxembourg/business-sectors/

[7]Voir : Pieretti, P. & Bourgain, A. (2008): L’économie luxembourgeoise et sa place financière : Dépendance et enjeux, CREA Luxembourg

[8]Voir : Schiltz, J-L & Manzari, N. (2021): The Virtual Currency Regulation Review: Luxembourg – Introduction to the legal and regulatory framework

[9]Voir la Loi du 1er mars 2019 portant modification de la loi modifiée du 1er août 2001 concernant la circulation de titres et la Loi du 22 janvier 2021 portant modification : 1° de la loi modifiée du 5 avril 1993 relative au secteur financier ; 2° de la loi du 6 avril 2013 relative aux titres dématérialisés

[10]Voir : Institut Grand-Ducal (2021): Conférence du 20 septembre 2021 (https://vimeo.com/589376441)

[11]Voir : Pieretti, P. Bourgain, A. & Courtin, P. (2007): Place financière de Luxembourg – Analyse des sources de ses avantages compétitifs et sa dynamique, Fondation Alphonse Weicker, De Boeck

[12]« (…). La consolidation vise en effet à répartir la taxation des revenus en fonction d’un schéma reflétant les activités de l’entreprise dans différents pays. La même idée se retrouve aussi derrière d’autres initiatives dites « anti-abus » de l’OCDE ou de l’Union européenne, telle l’initiative de la taxe sur les transactions financières qui concurrencerait, le cas échéant, la taxe d’abonnement luxembourgeoise sur les organismes de placement collectif. La fin de ce débat marquera la fin de la niche fiscale pour les petits Etats. » Voir : Rommes, J-J. (2020): Stratégies d’Adaptation à la Petite Taille du Luxembourg : L’Economie – à l’exemple de la Place Financière, Volume XXIV de l’Institut Grand-Ducal

[13]Voir : Labro, T. (2021) : Intéressons-nous davantage à la finance décentralisée – Interview Jean Louis Schiltz, Entreprises & Stratégies, Paperjam

[14]Voir : Rommes, J-J. (2020): Stratégies d’Adaptation à la Petite Taille du Luxembourg : L’Economie – à l’exemple de la Place Financière, Volume XXIV de l’Institut Grand-Ducal

[15]Voir : Poos, J. (1985): La Place Financière du Luxembourg à la Lumière des Développements Récents sur le Marché International, Studia Diplomatica, Vol. 38, No. 1, pp. 3-17