Cet article a été rédigé pour le magazine Merkur de janvier-février 2024.
© photo : Julien Mpia Massa
Compte tenu du succès « relatif » du marché ETS-I en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), au sein duquel seuls les gros émetteurs de GES sont parties prenantes, l’Union européenne, dans sa directive 2003/87/CE[1], a annoncé la création d’un marché parallèle (ETS-II) à l’horizon 2027, qui inclurait les secteurs du transport routier et du bâtiment (carburants de transport et combustibles utilisés dans le bâtiment). Ce marché aura donc le rôle de déterminer un signal-prix du carbone suffisamment dissuasif pour réduire les émissions dans les secteurs concernés.
À la différence du marché ETS-I, dans ETS-II, les régulateurs interviendraient si nécessaire pour maintenir le prix au niveau d’un plafond de 45 euros la tonne de CO2 durant les premières années d’existence du marché. De plus, les pays qui le souhaitent pourront bénéficier d’une dérogation jusqu’en 2030 s’ils disposent d’une taxe carbone, pour les secteurs concernés, supérieure au prix moyen de mise aux enchères des permis d’émission. Ainsi, avec un prix à 45 euros la tonne de CO2 en 2026, un pays se donnerait la possibilité de demander une dérogation.
Au Luxembourg, les secteurs concernés par ETS-II représentent environ 80 % des émissions de CO2. Bien que la transition soit déjà à l’œuvre dans le bâtiment, et semble être sur une bonne trajectoire grâce aux différentes mesures d’efficience énergétique et le déploiement des pompes à chaleur tels que prévus dans le projet de mise à jour du Plan National en matière d’Énergie et de Climat (PNEC), on en est encore loin concernant le transport. Pour ce dernier, malgré les mesures du PNEC, l’enjeu consisterait à la fois à accroître la contribution des résidents qui n’auraient pas encore opéré la transition vers la voiture électrique, mais également à renoncer à la manne financière que pourrait rapporter le « Tanktourismus » (tourisme à la pompe).
On pourrait alors se demander quelle serait la meilleure alternative pour la gestion des émissions dans le transport au Luxembourg : le PNEC ou le marché ETS-II ?
Les émissions dans le secteur du transport
Si le Luxembourg a fourni des efforts remarquables en matière de réduction des émissions de GES, s’élevant à -30 % en 2021 par rapport à 2005 (-18 % par rapport à 2013, selon les chiffres de European Environment Agency), le secteur du transport demeure sans conteste un grand émetteur de GES, du fait de sa forte dépendance aux combustibles fossiles. Les émissions de GES provenant du transport dans le pays représentent un peu plus de 60 % des émissions totales. Il faut noter que dans le secteur du transport routier, couvrant 55 % des émissions liées à la combustion d’énergie, dont près de deux tiers pourraient être attribués au « Tanktourismus », les émissions ont diminué de 18 % entre 2013 et 2022 (STATEC)(. La décarbonation serait donc en cours.
Quel instrument pour accélérer la décarbonation dans le secteur du transport ?
Parmi la panoplie d’instruments pouvant inciter à la baisse des émissions dans le transport, la taxe carbone est particulièrement appréciée, notamment pour des raisons économiques, puisqu’au-delà de responsabiliser les « pollueurs », elle permettrait de renforcer les moyens financiers de l’État.
Jusque-là, la gestion de la taxe carbone sur les carburants fossiles restait dans le cadre des différentes stratégies nationales de décarbonation. Mais, l’intégration européenne donne désormais la possibilité de passer par un marché.
Une politique nationale ambitieuse au Luxembourg, mais qui manque de visibilité à long terme
Concernant les secteurs dépendants des combustibles fossiles hors ETS-I, le Luxembourg prévoit, dans le PNEC, une augmentation de la taxe carbone[2] de 5 euros par an, pour atteindre 45 euros la tonne de CO2 en 2026, date d’échéance « provisoire » de cette mesure. Sous l’hypothèse de prix du carburant constants dans les pays voisins, cela représenterait une baisse de l’écart des prix des carburants de quelques centimes d’euros, ce qui ne serait évidemment pas suffisant pour baisser significativement le poids du Tanktourismus [3]. Le STATEC a, par ailleurs, montré qu’une hausse prolongée de 5 euros par an jusqu’en 2050 pourrait s’avérer efficace pour tourner le dos au Tanktourismus, surtout si elle est complétée par le développement de l’électromobilité [4]. Ce qui prouve la nécessité de se donner une vision à plus long terme pour la stratégie nationale de décarbonation du transport routier.
Un marché européen d’échange de quotas carbone (ETS-II) qui pourrait comporter certains risques
Si l’objectif du marché est de renchérir le prix des carburants fossiles, il le ferait surtout au détriment des politiques nationales de taxation carbone, qui aboutissent très souvent à des prix unitaires de carbone différenciés ; tandis que le prix dans le cadre d’un marché européen sera le même pour tous les pays. Dans un tel cas, les effets de la taxe carbone européenne seraient mixtes en raison des prix des carburants déjà différents selon les pays. En effet, sous l’hypothèse que les autres taxes (accises et TVA) soient constantes, seuls les pays qui pratiquaient une taxe largement inférieure à 45 euros la tonne verront leurs prix de carburants être significativement renchéris. Parmi les voisins du Luxembourg, seule la Belgique semble être dans ce cas, mais la moyenne des accises ainsi que la TVA sont plus basses au Luxembourg[5]. Le différentiel avec la Belgique s’accroitrait donc avec le marché. Le différentiel de prix avec la France resterait en revanche plus ou moins stable dans la mesure où ces deux pays auraient des niveaux de taxe CO2 sensiblement identiques.
Par ailleurs, d’autres risques seraient inhérents à ce marché, dont celui de l’harmonisation de la fiscalité carbone au niveau européen, ce qui n’est à ce stade pas possible avec les instruments fiscaux plus classiques. Quelle est donc la nécessité d’abandonner sa souveraineté en matière de fiscalité carbone ? Surtout si ce choix ne garantit pas une accélération de la décarbonation dans le secteur du transport. De plus, même si des mécanismes de redistribution sont prévus, il faudrait noter que ce type de marché taxerait de la même manière des ménages (européens) avec des niveaux de revenus très différents.
Si on comprend aisément l’idée d’intégrer les grandes entreprises dans un marché carbone, notamment pour des raisons stratégiques, il est plus difficile de considérer, à ce stade, qu’un mécanisme de marché peut baisser significativement les émissions dans le secteur du transport, particulièrement au Luxembourg.
Un marché européen pour le secteur du transport pourrait s’intéresser dans un premier temps au transport international de marchandises (transport routier de fret) afin d’éviter que les entreprises ne puissent optimiser leurs itinéraires pour s’approvisionner à moindre coût en carburant, avec des impacts encore plus prononcés sur les émissions, dus notamment à un potentiel accroissement des distances. S’il est complété par un mécanisme d’ajustement de la taxe qui prendrait en compte les spécificités de chaque pays, ce marché aurait l’avantage d’harmoniser le prix du carburant vendu aux professionnels dans tous les pays. Il accélèrerait également la transition des entreprises du secteur de la logistique.
[2] La taxe carbone a été introduite au Luxembourg en 2021 au prix de 20 euros la tonne.
[3] Une taxe carbone à 200 euros au Luxembourg ? – IDEA (fondation-idea.lu)
[4] La vente aux non-résidents a baissé de 20,5% entre 2019 et 2021, mais est compensée par une hausse de 15% des ventes aux résidents, en raison de la croissance démographique.
[5] https://www.ccrek.be/docs/2022_06_AccisesProduitsEnergetiques.pdf