Au registre des thèmes très évoqués à défaut d’être vraiment débattus durant cette campagne électorale figure la mobilité sous toutes ses formes. Si les priorités divergent, personne n’est oublié: automobiliste, usager des transports en commun, cycliste, piéton… A ce titre, la majorité des partis fait la part belle au covoiturage comme solution pour fluidifier le trafic routier.

De Déi Lenk au DP en passant par le CSV, LSAP et Déi Greng, tous proposent de réserver des voies sur les routes aux personnes qui « mutualiseraient » la voiture au même titre que les transports en commun. Les « voies réservées aux véhicules à occupation multiple » se sont surtout développées aux Etats-Unis et au Canada mais également en Europe notamment dans le cadre du projet européen ICARO (Increasing Car Occupancy) (Leeds, Bristol et Madrid mais aussi Amsterdam, Linz et Trondheim). Elles apparaissent comme un outil de gestion du trafic susceptible d’inciter au recours à un mode de transport plus durable (mise en commun d’une ressource et réduction des émissions) et de diminuer le temps de trajet.

Le Gouvernement actuel a largement mis le sujet du covoiturage à l’agenda, inspiré par un Ministre du Développement Durable et des Infrastructures prosélyte. Songeons par exemple au déploiement de la plateforme Copilote, véritable « commande publique » destinée à favoriser le covoiturage domicile-travail, en garantissant un « appariement spatio-temporel » entre offre et demande des plus élaboré, quand d’autres initiatives privées s’y étaient essayées sans grand succès.

Cette solution apparaissant si consensuelle, on peut regretter que dans leur offensive pour le développement du covoiturage domicile/travail, les partis n’aillent, finalement, pas beaucoup plus loin que les annonces déjà faites durant la législature. Dans le document de présentation de Copilote l’on pouvait ainsi déjà lire: « A part les incitations de l’employeur, le secteur public peut aussi davantage promouvoir la bonne pratique du covoiturage : renforcer l’offre de P+R et ou de parkings de covoiturage; autoroutes: voies réservées au covoiturage et au transport public) ».

Outre une infrastructure numérique garantissant une expérience optimale et des voies réservées, un cadre règlementaire et assurantiel sécurisant mais aussi des mesures économiques incitatives (fiscalité, subventions) auraient été bienvenus. Pour encourager le covoiturage des actifs au Luxembourg, deux faveurs fiscales auraient pu être révisées: les frais de déplacement professionnel et l’avantage en nature forfaitaire des voitures de fonction.

Frais de déplacement professionnel et aménagement durable du territoire : à contresens   

Au Luxembourg, un salarié peut déduire de son revenu imposable des frais de déplacement, dont le montant est défini par rapport à la distance entre son domicile et son lieu de travail ([1]) (« unité kilométrique »), en sachant que les 4 premières unités d’éloignement ne sont plus prises en compte, dans la limite de 2574 euros par an, indépendamment du mode de transport emprunté (un autosoliste et un « frontrainlier » parcourant la même distance bénéficieront de la même déduction)[2].

Source : MDDI

En caricaturant, le système « subventionne » des choix contraires au principe d’un aménagement durable du territoire qui voudrait que l’on rapproche les actifs de leur lieu de travail pour limiter les déplacements, notamment automobiles. C’est indéniable: plus un actif réside loin de son lieu de travail, plus il en supporte des coûts élevés (carburant, usure, fatigue…). Pour autant, cela relève, pour partie, de choix individuels qui tendent à infliger à la collectivité (dont ils font partie) une double peine : d’une part, des « non recettes fiscales » liées à des déductions croissantes avec la distance, d’autre part, des externalités environnementales négatives plus importantes.

Seul Dei Gréng a officiellement pris la mesure de cette inadéquation en faisant figurer à son programme une réforme des frais de déplacement forfaitaires afin qu’ils intègrent les objectifs environnementaux d’aménagement du territoire. Pour l’année 2016, le manque à gagner pour les finances publiques des frais de déplacement atteignait les 105 000 000€ (pour comparaison, le Luxembourg investira 120 000 000€[3] sur 10 ans dans la mobilité des frontaliers en France). Les contours de cette réforme n’étant pas esquissés dans le programme, l’on pourrait suggérer de la coupler avec une récompense « fiscale » du covoiturage, à ne pas confondre avec une refonte, clé sur porte (de voiture), de l’architecture des frais de déplacement – qui n’est pas l’objet de ce blog.

Frais de déplacement et covoiturage: un premier pas possible 

Pour pousser l’adoption du covoiturage comme moyen habituel de déplacement domicile travail, il semble nécessaire de sécuriser le cadre relatif aux frais de déplacement et de le rendre encore plus attractif[4]. L’exemple belge mérite, à ce titre, d’être étudié: un avantage fiscal pour le covoiturage domicile/travail a été mis en place. Si le covoiturage est organisé par l’entreprise (accord et règlement), le salarié peut exonérer jusqu’à la totalité de son indemnisation de déplacement[5], sinon il bénéficie, quoi qu’il en soit, d’une plus grande exonération fiscale. En France, des initiatives privées d’ecobonus covoiturage consistant en un remboursement des frais des salariés, ont été lancées. Il apparait donc que pour passer d’un « marché de convaincus » à un « marché de masse », l’argument financier doit être mobilisé et suffisamment incitatif pour contrer le coût d’opportunité du renoncement à l’autosolisme.

Easy leasing

La mise à disposition d’une voiture de fonction fait régulièrement partie du package de rémunération des salariés luxembourgeois : les voitures d’entreprises représentent ainsi plus de 20% du parc automobile dont 46% sont en leasing (« crédit-bail ») soit 10% du total, avec une tendance à la hausse[6]. En outre, l’usage d’une voiture de société à des fins privées comptait pour 2% du revenu brut des ménages en moyenne en 2016. Ces voitures sont considérées comme un avantage en nature dans le chef du salarié et sont, à ce titre, fiscalisées et soumises aux cotisations sociales. Dans un souci écologique, la réforme fiscale 2017 a introduit des coûts différenciés en fonction du taux d’émission et du type de carburant de ces véhicules. Pour autant, si déplacer des voitures moins polluantes sert l’environnement, cela ne sert résolument pas la mobilité. Aussi, outre la réévaluation en profondeur du système[7], l’ajout d’une modulation additive par type de véhicule du forfait « avantage en nature » pour le covoiturage pourrait, dans un premier temps, être envisagé sans remettre en cause le rôle que peuvent jouer les voitures de leasing dans la réduction des émissions de CO2. Elle pourrait, par exemple, être fixée à -0,5 ce qui ramènerait à 0 euros l’avantage forfaitaire imposable pour une personne qui opte pour une voiture électrique et qui fait du covoiturage (en tant que passager et/ou en tant que conducteur)[8]. Suivant le modèle belge pour l’indemnité kilométrique covoiturage sus-évoqué, l’entreprise garantirait que les salariés se sont bien engagés à covoiturer régulièrement (accord) afin de bénéficier du forfait préférentiel.

Source : Ministère des Finances, avec le soutien du Service Information et Presse

A noter: d’après les résultats d’une enquête d’IMS  auprès des entreprises membres de son réseau, a priori sensibilisées aux questions de RSE, seules 49% ont mis en place des mesures pour favoriser la mobilité durable dont les horaires flexibles, le mPass, l’utilisation de vélos. Parmi les mesures les moins citées on retrouve le covoiturage, les places réservées pour le covoiturage et l’organisation d’une navette d’entreprise. A ce titre, la mise en oeuvre de Plans de déplacements entreprise (PDE) sous la houlette du « Mobility manager » appelé de ses voeux par le DP dans son programme semble séduisante (bien que les grandes lignes de cette nouvelle fonction demeurent floues).

Encore un peu de blabla

Afin de crédibiliser durablement le covoiturage, l’inscrire dans la loi au même titre que d’autres moyens de transport de même qu’exonérer les « gains » issus de la co-consommation afin de sécuriser fiscalement ceux en bénéficient seraient des signaux forts. Au registre des symboles, il serait audacieux de promouvoir l’usage du covoiturage au sein de toute l’administration publique, à l’image des autorités néerlandaises ou finlandaises[9].

Malgré un fort potentiel et peu de moyens à mettre en œuvre[10], les habitudes de mobilité individuelle demeurent difficiles à bouleverser, les raisons invoquées pour ne pas covoiturer étant multiples (promiscuité, méfiance, perte de liberté et de réactivité face à l’imprévu, retards, faiblesse des bénéfices pour le conducteur et de l’économie pour le passager face aux contraintes induites, crainte de la perte d’avantages fiscaux…)[11].

Finalement, peut être que l’argument à mobiliser pour convaincre les frileux d’adopter le covoiturage est qu’il ne remet pas en cause le système du « tout voiture » (lock-in technologique)[12]?

 


[1] Pour les frontaliers, l’éloignement est défini par rapport à la distance entre la commune où ils sont supposés rentrer sur le territoire luxembourgeois et leur lieu de travail.

[2] Depuis 2013, les 4 premières unités soit 396€ (99€x4), ne sont plus prises en compte pour déterminer l’impôt et la déduction forfaitaire maximale est égale à 26 unités, soit 2.574 € (26×99) par année d’imposition.

https://impotsdirects.public.lu/dam-assets/fr/legislation/legi12/M__morial_A_-_N___25_du_13_f__vier_2012.pdf

[3] Voir : https://gouvernement.lu/fr/gouvernement/francois-bausch/actualites.gouvernement%2Bfr%2Bactualites%2Btoutes_actualites%2Bcommuniques%2B2018%2B03-mars%2B20-cooperation-luxembourg-france.html

[4] Voir: https://impotsdirects.public.lu/fr/az/f/frais_depl.html

[5] Voir: https://finances.belgium.be/fr/particuliers/transport/deduction_frais_de_transport/trajet_domicile_travail/covoiturage

[6] Voir : https://home.kpmg.com/content/dam/kpmg/lu/pdf/kpmg-luxembourg-automotive-survey-2017.pdf

[7] Ce système de « Cash or car » qui consiste à recevoir un « crédit mobilité » qui permet de combiner plusieurs modes de transport, plutôt qu’une voiture de fonction se développe, entre autres, aux Pays-Bas, en France et en Belgique, avec plus ou moins de succès. En Belgique, ce principe bénéficie a fait l’objet d’une loi du 15 mars 2018 relative à l’instauration d’une allocation de mobilité avec pour objectif de réduire le nombre de voitures de société pour améliorer la mobilité.

Voir : Jean-Pierre Lagarde, « Cash or car », une alternative à la voiture de fonction, Le Monde, 13/04/2018.

 « Cash for car: personne ne veut échanger sa voiture de société contre de l’argent », Lesoir.be, 20/07/2018.

[8] Cela signifie que l’on diminuerait les coefficients du tableau de 0,5 unités.

[9] “The Dutch government promotes the use of ride sharing platforms among public servants by reimbursing expenses from BlaBlaCar. Similarly in Finland, the use of collaborative services by public servants can be reimbursed.” European Commission, (February 2018), “Study to monitor the business and regulatory environment affecting the collaborative economy in the EU”, (p104).

[10] Cette solution semble moins longue et moins coûteuse à mettre en place que de grands travaux d’infrastructures si l’on s’en réfère, entre autres, au coût du portail et de la campagne Copilote: 390 000 euros.

[11] Dans une vaste enquête menée en France en 2015, l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie évoquait : la contrainte des horaires, la difficulté à trouver un covoitureur, frein culturel, changement de statut de conducteur à passager, incertitude du trajet retour, crainte du contrôle fiscal. Voir:https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/etude_nationale_covoiturage_courte_distance-leviers_action_et_benchmark.pdf

[12] « Face à la difficulté (bien réelle) de faire émerger un nouveau paradigme, il parait pertinent de rechercher dans un premier temps l’optimisation de l’usage ». The Shift Project, (Août 2017), DÉCARBONER LA MOBILITÉ DANS LES ZONES DE MOYENNE DENSITÉ. Voir :

https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2018/03/SHIFT-MOBILITE-RAPPORT-FINAL_2017_09_05-Graphiste-Retour-2.pdf

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