Promouvoir l’esprit d’entreprise en temps de crise : besoin d’aides ciblées ou d’aides tout court ?

C’est un fait : entreprendre comprend des risques… à commencer par celui de pauvreté. Au Luxembourg, le taux de risque de pauvreté des indépendants s’élève à 21% quand il est de 11% en moyenne nationale. Cette population, qui représente 6% de l’emploi total, est bigarrée : professions libérales, agriculteurs, commerçants et artisans ou encore consultants.

Pour caricaturer, on peut considérer que les travailleurs indépendants supportent les risques de leurs ambitions et récoltent les profits générés. Autonomes dans l’organisation de leur activité et de leur travail, ils n’ont en revanche pas de revenu garanti contrairement aux salariés (Salaire Social Minimum) et jouissent d’une moindre protection sociale (bien qu’en comparaison européenne, le Luxembourg se montre plus protecteur à l’égard de nombreux risques[1]). Il incombe donc à l’indépendant de s’assurer de la bonne marche de ses affaires pour garantir sa subsistance (marchés pertinents, justes prix, politique commerciale adaptée, innovation, saine gestion, ressources humaines valorisées etc.). Les aléas conjoncturels font partie de la vie des entrepreneurs. Mais la situation actuelle, totalement indépendante de leurs décisions stratégiques, pourrait en laisser sur le bas-côté sans qu’il ne soit possible de pointer des « mauvais » choix…

Le risque sanitaire tel qu’il s’est matérialisé au détriment de nombre d’entre eux a surpris par la violence de ses conséquences. Le double choc d’offre et de demande s’est traduit par la mise à l’arrêt d’une partie de la production (rupture d’approvisionnement, salariés à domicile) et par une chute de la consommation (forte limitation des déplacements et désormais crainte d’une seconde vague). De fait, des données d’enquête sur l’impact social et économique lié au COVID-19 du STATEC[2] nous apprennent que si 82% des résidents n’ont pas eu à faire face à une baisse de revenu, ce n’est le cas que de 42% des indépendants, soit 40 pp de différence. Ces données sont confirmées au niveau européen par celles d’Eurofound[3] : 64% des indépendants considèrent que leur situation financière s’est détériorée depuis le début de la crise et 52% s’inquiètent même que cela n’empire.

Ainsi, selon la Coface[4], malgré les mesures de sauvetage mises en place par les Gouvernements depuis mars 2020 (dont près de 95 millions d’euros d’aides non remboursables aux petites entreprises et aux indépendants luxembourgeois), « les défaillances devraient augmenter fortement partout en Europe au second semestre 2020 et en 2021 ». Des perspectives relativement anxiogènes susceptibles d’avoir, entre autres, des conséquences sur le chômage et sur le risque de pauvreté.

Tableau : projections d’augmentation des faillites entre fin 2019 et fin 2021

Source : COFACE

Pour autant, il est ressorti de la réunion du Comité de coordination tripartite du 3 juillet consacrée à la situation du marché de l’emploi au vu de l’impact de la crise du COVID-19 une mesure particulière à envisager pour assurer le maintien dans l’emploi et la lutte contre le chômage : l’aide à la création d’entreprise[5].  ​Si les contours n’en sont pour l’heure (27 juillet) pas arrêtés, il pourrait s’agir d’une prime de 2.000 euros par mois pendant six mois versée par le Ministère de l’Économie aux créateurs d’entreprise. Cela pourrait être vu comme un salaire minimum temporaire versé par la puissance publique aux (nouveaux) indépendants. Cette initiative est à saluer en ce qu’elle soutient l’esprit d’entreprise dans une période où il pourrait être mis à mal par le développement d’une forte aversion au risque, apporte un supplément de sécurité financière bienvenu aux (futurs) indépendants voire permet de lutter contre une précarité potentielle.

Il est intéressant de relever que cette proposition s’est faite dans le cadre de travaux centrés sur le maintien dans l’emploi et la lutte contre le chômage. Or s’il faut plus d’entrepreneurs dans l’économie, il faut (surtout) mieux d’entrepreneurs comme en attestent les données ci-dessus relatives au taux de pauvreté des indépendants. Si l’on ne veut pas voir se développer le phénomène des microentrepreneurs à la française, où la création d’entreprise s’est imposée comme une réponse au “chômage de masse” avec la figure de l’entrepreneur par nécessité, l’explosion des petites structures n’est pas forcément souhaitable. En effet, en France, 45% des créations d’entreprises sont des demandes d’immatriculations de microentrepreneurs. Les chômeurs et les inactifs représentent 40% des créateurs d’entreprises et sont très peu diplômés[6]. L’effet d’entraînement sur l’emploi est très modeste et les revenus de ces créateurs comme le taux de survie de leur entreprise demeurent faibles. Reste l’« effet refuge » face au chômage… pour n’en faire, peut-être, que reporter l’échéance. La connaissance des facteurs de pérennité des microentreprises peut alors aider à cibler les aides : l’âge avancé, les moyens financiers au démarrage et le fait que l’activité soit principale plutôt que complémentaire.

Au Luxembourg, le Global Entrepreneurship Monitor (GEM)[7] nous donne des statistiques sur cet entrepreneuriat par nécessité, qui concerne ceux qui n’ont pas eu d’autre choix que de créer leur propre emploi. Au total, il s’élève à “seulement” 19%, une donnée en augmentation et avec de fortes disparités selon le niveau d’éducation, l’âge et le sexe.

Ainsi, les entrepreneurs les moins diplômés sont 27% à déclarer se lancer par nécessité contre 12% des mieux dotés en capital scolaire.

Par ailleurs, l’âge avancé semble être plus propice à un vrai choix délibéré de l’aventure entrepreneuriale puisque seulement 10% des 45-54 ans déclarent entreprendre par nécessité, ce qui tendrait à corroborer le fait que l’âge est un facteur de pérennité des microentreprises (observé dans le cas français).

Enfin, les femmes sont plus susceptibles de créer leur propre emploi “faute de mieux” que les hommes.

On ne connaît en revanche pas le taux de survie de ces entreprises en fonction de la motivation initiale.

Graphique: Motivations à entreprendre en fonction de critères de revenus, de genre, de niveau d’éducation et d’âge en 2017

Source : GEM – STATEC

Pour Michel-Edouard Ruben (IDEA), « puisque l’activité entrepreneuriale est une activité risquée, la promouvoir suppose de rapprocher (encore davantage) les régimes légaux de droit du travail et de sécurité sociale des salariés et des indépendants » (visites médicales, système de congés légaux, droit à la déconnexion, mêmes droits aux allocations chômage qu’un salarié licencié pour motif économique (s’il échoue de bonne foi), droit de négocier et de conclure des conventions collectives, droit de grève, etc.)[8]. Mais prévoir une protection plus importante des travailleurs indépendants ne pourrait-il pas participer de ce mouvement de « microentrepreneurisation » de l’économie avec des conséquences sur l’emploi, le taux de pauvreté « en indépendance » voire, à terme, le chômage ? Pour limiter cette tendance, et sans connaître les détails de la future aide évoquée par le Gouvernement, il y a donc fort à espérer qu’elle ne soit pas distribuée aveuglément mais sur base d’un business model, d’un plan d’affaires robuste voire d’objectifs d’embauche même sans solides moyens financiers au démarrage (dans l’esprit de l’initiative « Fit4Entrepreneurship » grâce à laquelle les chômeurs inscrits auprès de l’Adem qui souhaitent créer leur entreprise sont accompagnés). Plus d’entreprises, oui, mieux d’entreprises, résolument, surtout face à des perspectives incertaines.


[1] Sarah Mellouet (IDEA), Août 2017, « Avant de craindre de se lancer, encore faut-il y songer ». https://www.fondation-idea.lu/2017/08/01/commentaire-document-de-travail-n7-de-craindre-de-se-lancer-faut-y-songer/

A noter qu’il est inscrit dans l’Accord de coalition du Gouvernement que « Le congé de paternité de dix jours dont peuvent bénéficier des salariés sera ainsi rendu applicable aussi aux indépendants. Le régime de chômage sera revu en ce qui concerne son application à une personne qui travaille sous le statut de l’indépendant. »

[2] STATEC, (Juillet 2020), Regards n°9 : « L’impact financier du confinement : la baisse du revenu globalement contenue ». Lien : https://statistiques.public.lu/catalogue-publications/regards/2020/PDF-09-2020.pdf

[3] Eurofound, (April 2020), Living, working and COVID-19 First findings – April 2020. Lien : https://www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef20058en.pdf

[4] Leader mondial de l’assurance-crédit et expert reconnu des risques commerciaux.

[5] Voir : https://gouvernement.lu/fr/actualites/toutes_actualites/communiques/2020/07-juillet/03-tripartite.html et https://paperjam.lu/article/fruits-tripartite-cote-rousega

[6] Voir : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3572474

https://www.insee.fr/fr/statistiques/4189659

[7] Voir : https://statistiques.public.lu/catalogue-publications/LuxGEM/2019/PDF-GEM-2017-18.pdf

[8] Michel-Edouard Ruben (IDEA), Juillet 2017, Document de travail n°7 : Start-up nation : vers un young business act ! http://www.fondation-idea.lu/wp-content/uploads/sites/2/2017/07/strat_up_scale_up.pdf

CC, mars 2019, A&T n°21 : Pauvreté: de la juste mesure aux mesures appropriées. https://www.cc.lu/uploads/tx_userccpublications/A_T_Brochure_2019_31.pdf

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