Jean-Baptiste Nivet est Senior Economist aux Affaires Economiques de la Chambre de Commerce.
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Le 12 décembre 2016, sous l’impulsion du Ministre du travail Nicolas Schmit, l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) luxembourgeoise entrait dans une nouvelle ère, disposant dorénavant d’une loi dédiée, d’une définition officielle et d’un statut juridique, la Société d’Impact Sociétal (SIS), censé doper la croissance d’une ESS moins développée qu’ailleurs en Europe. En cet été 2020, près de trois ans et demi après cet acte fondateur, force est de constater que les espoirs sont en grande partie déçus avec tout au plus une vingtaine d’entreprises revendiquant le statut de SIS. Autopsie d’un semi-échec et quelques pistes pour y remédier.
Une définition luxembourgeoise inclusive
Qu’est-ce que l’Economie Sociale et Solidaire ? Cette question amène des réponses relativement différentes selon l’acteur de l’ESS à qui elle est posée, et même parfois discordantes selon l’Etat membre de l’Union européenne où l’on se trouve, entre des approches mettant l’accent sur l’activité de l’organisation, la manière dont elle fonctionne ou plutôt sa forme juridique. Objet de débat et fruit de la lutte entre ses différentes parties prenantes, la définition de l’ESS a des conséquences non négligeables sur la structuration et le développement de l’entrepreneuriat social au sein d’un pays. Le Luxembourg a fait le choix en 2016 d’une définition largement inclusive des organisations de l’ESS[1] et de ce « mode d’entreprendre » que l’on peut résumer ainsi :
- Une organisation de l’ESS a une activité économique et une gouvernance autonome.
- Elle a une finalité de soutien des personnes en situation de fragilité, mène une activité culturelle, de préservation de l’environnement ou de renforcement de la cohésion territoriale, exerce dans la formation, œuvre en faveur de la parité hommes-femmes, lutte contre les exclusions ou contribue au lien social.
- Au moins la moitié de ses bénéfices sont réinvestis dans le maintien et le développement de l’activité.
L’ESS à la sauce luxembourgeoise répond bien aux principes essentiels partagés au niveau européen : gestion autonome, finalité sociale et lucrativité limitée. Selon une logique souple, elle n’exige pas une gouvernance démocratique et intègre les projets individuels. En revanche, cette définition limite, en les citant, les finalités et activités sociales possibles.
L’entreprenariat social, une success story européenne
Ce qui caractérise bien les organisations de l’ESS, c’est la volonté d’entreprendre pour répondre à des enjeux de société. L’entreprenariat social a ainsi séduit en Europe une nouvelle génération de jeunes (et moins jeunes) entrepreneurs désirant davantage changer le monde que le conquérir. S’il est difficile d’estimer l’ampleur exacte que prend ce mode d’entreprendre en Europe, nul ne peut nier l’attrait qu’il exerce, illustré par la création de cursus dédiés dans l’enseignement supérieur, un intérêt grandissant pour ce modèle de la part des entreprises « classiques », son inscription dans les programmes politiques, une notoriété grandissante (de 18% à 38% de la population en France entre 2012 et 2018)[2] et les parcours de plus en plus fréquents de jeunes diplômés souhaitant entreprendre autrement. La création de réseaux d’entreprises sociales en est une autre preuve, une association internationale telle qu’Ashoka[3] ayant déjà soutenu plus de 3.500 entrepreneurs sociaux dans le monde.
L’impossible rencontre de la SIS et de l’entrepreneur social
Alors que la jeunesse a tendance à s’engager de plus en plus, notamment sur le sujet de la protection de l’environnement, le développement de la SIS devait se faire sur un terreau fertile, favorisant l’éclosion de multiples projets sociaux sur tout le territoire. Pourtant, le statut de SIS a plus souvent repoussé qu’attiré les candidats à l’entrepreneuriat social. La SIS est un agrément que peut obtenir toute entreprise, et donc porteur de projet, qui souhaite s’inscrire dans l’ESS. Ce principe relativement simple et pragmatique prend une forme juridique plus rigide et surtout plus coûteuse. En effet, l’une des grandes innovations de ce statut est l’introduction d’indicateurs de performance, décidés par la SIS elle-même, qui permet de vérifier la réalisation de l’objet social poursuivi. Outre la relative difficulté à définir des indicateurs de performance répondant aux critères de la Commission consultative statuant sur l’obtention ou non de l’agrément, les entrepreneurs en SIS doivent recourir annuellement à un réviseur d’entreprises pour vérifier notamment l’évolution de ces indicateurs. La prestation est évaluée à pas moins de 5.000 € par an, un tarif prohibitif pour une personne visant à développer un projet tel qu’une épicerie sociale, un restaurant d’insertion ou une crèche rurale. Si un porteur de projet est malgré tout intéressé par ce statut, il abandonne généralement cette idée au moment où il comprend qu’un retrait de l’agrément, pouvant être décidé à tout moment par le Ministère sous motif que la SIS ne respecte plus les conditions légales de l’agrément, provoque la liquidation immédiate de l’entreprise. Malgré les atouts de la SIS pour un entrepreneur social, reconnaissance de la finalité sociale de l’entreprise, traitement fiscal favorable et accès à certaines activités réservées aux organisations non lucratives, celui-ci optera le plus souvent pour un statut d’entreprise non SIS ou d’ASBL.
De l’ASBL à la SIS, entre mouvement forcé et statut quo
Or, les ASBL ne peuvent, légalement, pas exercer d’activités commerciales. La transformation des ASBL exerçant une activité commerciale en société agréée SIS est l’un des principaux motifs de la création de ce nouveau statut juridique. La SIS devait permettre à ces ASBL de rentrer dans les clous tout en reconnaissant leur finalité sociale particulière. Si certaines ASBL ont été tentées, soit en se transformant en société SIS, soit en transférant leur activité commerciale à une nouvelle filiale en SIS, ce mouvement forcé est aujourd’hui modeste au regard de l’ambition affichée. Les ASBL ont ainsi les mêmes réticences que les nouveaux entrepreneurs sociaux face aux contraintes de l’agrément. Il faut ajouter dans leurs cas, les incertitudes juridiques liées à la continuité de la personnalité juridique et au transfert de biens. Plus globalement, certaines caractéristiques du statut de SIS posent des difficultés pour le développement de projets d’envergure. Le plafond de salaires à six fois le montant du SSM n’est pas nécessairement en adéquation avec un poste de dirigeant dans une entreprise de plusieurs centaines de salariés. En outre, le financement de projets ambitieux peut poser des soucis alors que les parts de rendement[4] sont faiblement attractives et, surtout, ne permettent pas de bénéficier de certaines dispositions, en premier lieu les exemptions fiscales, réservées aux seules SIS à 100% de parts d’impact.
L’entrepreneuriat social a toujours de beaux jours devant lui
Si le constat est mitigé plus de trois ans après la création de la SIS, l’optimisme peut être de mise pour l’avenir, d’autant que les périodes de crise sont aussi des opportunités de changement. Rien ne justifie un moindre attrait des Luxembourgeois pour l’entrepreneuriat social, ceci alors même que le pays est caractérisé par un engagement fort pour l’aide au développement dans le monde, pour la transition environnementale et en faveur des avancées sociétales. Comme le montrent déjà certaines organisations, l’ESS est un mode d’entreprendre qui peut apporter énormément au Luxembourg pour le vivre ensemble, le développement de projets culturels ou environnementaux, la qualité de vie de tous et surtout des populations les plus fragiles, ou encore l’insertion du plus grand nombre sur le marché du travail.
Il est toutefois temps d’agir. Le statut de SIS doit être profondément modifié pour gagner en attractivité pour les projets d’entrepreneuriat social de toute taille. Il est possible de le faire tout en respectant les grands principes de l’ESS définis par la loi du 12 décembre 2016. La suppression de la menace de liquidation en cas de perte de l’agrément, remplacée par un remboursement du différentiel d’imposition sur les 5 années précédentes, l’allégement du processus de révision pour les SIS de plus petites tailles, par exemple lorsqu’elles réalisent moins d’un million d’euros de chiffre d’affaires, l’extension des exemptions fiscales à toutes les SIS et non pas seulement celles ayant 100% de parts d’impact, la possibilité de faire évoluer les indicateurs de performance sans en référer à la Commission consultative mais seulement au réviseur, et le relèvement du plafond de salaires pour les SIS qui dépassent une certaine taille sont quelques pistes en ce sens. L’évaluation du statut prévu cette année par la loi du 12 décembre 2016 est une occasion unique pour décider de telles améliorations. Un changement plus symbolique serait le transfert de l’ESS du Ministère du Travail à celui de l’Economie, mettant ainsi davantage en avant la dimension entrepreneuriale de l’Economie Sociale et Solidaire.
Au-delà des questions juridiques, il est temps de communiquer enfin sur ce mode d’entreprendre auprès du grand public et, notamment, de la jeunesse, les rencontres faisant naître les vocations. La Semaine de l’ESS à l’Ecole est une initiative française qui pourrait être dupliquée dès 2021 au Luxembourg. Les organisations historiques de l’ESS telles que l’ULESS doivent aussi gagner en notoriété et séduire les potentiels jeunes entrepreneurs engagés. Une mission à laquelle doit aussi contribuer l’ensemble de l’écosystème entrepreneurial. Transmettre l’envie d’entreprendre ce qui est souvent le projet d’une vie. Le Luxembourg compte actuellement peu d’entreprises sociales emblématiques ayant émergé récemment, pouvant booster les énergies. Des appels à projet disposant de financements significatifs visant à répondre à des problématiques précises, telles que des actions concrètes de transition environnementale, la mise en œuvre de solutions alternatives de transports ou des innovations sociales pour améliorer la qualité de vie des populations âgées, pourraient dynamiser les énergies entrepreneuriales et faire émerger les réussites symboliques. Le programme d’accompagnement Impuls, financé par le Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Economie, Sociale et Solidaire et intégré au sein de nyuko asbl, a été revu cet été afin de renforcer son accompagnement et répondre au mieux aux besoins de futurs entrepreneurs sociaux. La réussite de cette initiative prometteuse sera l’un des indicateurs de performance du développement de l’entreprenariat social dans les prochaines années.
[1] Voir Article 1er de la Loi du 12 décembre 2016 portant création des sociétés d’impact sociétal.
[2] Connaissance par la population française du terme « entrepreneuriat social » selon Le Baromètre de l’Entrepreneuriat Social.
[3] Ashoka est une organisation internationale fondée en 1980 en Inde par l’entrepreneur social, Bill Drayton. Elle a pour but de soutenir des entrepreneurs sociaux innovants dans le but d’augmenter leur impact dans des domaines comme l’éducation, la formation, la santé, la défense de l’environnement, les Droits de l’homme…
[4] Les parts sociales des SIS sont réparties entre des parts d’impact, qui constituent au minimum 50% de leur capital et ne donnent pas lieu à des dividendes et des parts de rendement ne donnant lieu à des dividendes que si l’objet social, évalué au moyen des indicateurs de performance, est atteint.