Les évolutions démographiques du Luxembourg et leurs conséquences ont largement occupé les débats des dernières élections législatives. Force est de constater qu’elles prennent également une place grandissante dans le débat public au-delà de ses frontières nationales, car, comme le montrent d’autres contributions des Cahiers de la Grande Région, ces phénomènes n’opèrent pas en vase clos, bien aucontraire.
Les phénomènes à l’oeuvre sont en effet aussi impressionnants qu’inédits à l’échelle européenne. Avec 118.000 habitants supplémentaires, la population luxembourgeoise a cru de près d’un quart (+24%) en dix ans seulement, évolution (de loin) la plus importante au sein des États de l’Union. Même en comparaison des 274 « régions métropolitaines » européennes définies par Eurostat[1], cette performance reste inégalée. Sur la période, seule Oslo affiche une progression de plus de 20% tandis que Lausanne, Stockholm, Zürich, Annecy/Genève et Bergen dépassent le seuil des 15%. Aussi, depuis une dizaine d’années, le PIB réel luxembourgeois a cru de 18%, 99.200 emplois ont été créés (+30%), dont 48.000 occupés par des frontaliers (+35%). Plus impressionnant encore, 222.000 personnes ont rejoint le pays et 121.000 l’ont quitté[2] !
Combien d’habitants le Luxembourg pourrait-il compter à la fin de la prochaine décennie ?
Le modèle de croissance luxembourgeois, parfois qualifié de « trop extensif » dans le débat national nécessite effectivement de se poser sérieusement cette question. Mobilité, logement, éducation, sécurité sociale, environnement. rares sont les champs de l’action publique (et les secteurs économiques) insensibles aux réponses que l’on y apportera. Il n’y a cependant pas de « verdict » clair et unique, le futur étant, ici comme ailleurs, fortement conditionné par plusieurs hypothèses. Si la démographie entraine l’activité économique, le corolaire est encore davantage vérifiable dans un pays où plus de 80% de l’évolution de la population s’explique par les migrations. Dans ses dernières projections de long terme 2017-2060[3], le STATEC a donc couplé ses modèles démographique et macroéconomique.
En effet, la santé économique relative du Grand-duché détermine son attrait pour les travailleurs étrangers, qui se répartissent entre nouveaux résidents et nouveaux frontaliers (qu’ils soient originaires de la Grande Région ou non). Ainsi, avec une croissance tendant vers son « niveaustructurel » de 3% et des gains de productivité de l’ordre de 1,4%, le besoin de nouveaux travailleurs étrangers serait en moyenne de 9.700 personnes par an d’ici à 2030. La taille (mais aussi la structure) de la population grandducale dépendra donc essentiellement de la répartition « frontaliers / résidents » de cette main d’oeuvre étrangère supplémentaire. Cette population varierait de 735.000 à 785.000 habitants avec inversement un besoin total de 282.000 à 253.000 frontaliers (voir tableau 1).
Quelle que soit l’hypothèse de répartition frontaliers / immigrés, les taux de croissance du nombre de frontaliers restent significativement élevés (entre +38% et +54%) et leur part dans l’emploi total ne varierait que graduellement. Le fait que les hypothèses « 33% / 50% / 66% » ne s’appliquent réellement qu’à partir de 2022 dans le modèle du STATEC, joue sur cette « inertie », mais il est clair que les écarts se creuseront selon les scénarios, comme le montrent bien les projections à l’horizon 2060 du rapport.
Quelles conséquences d’une diminution du ratio frontaliers / immigrés ?
Lors d’une conférence-débat organisée par IDEA en septembre 2018, le Ministre alors en charge du développement durable et des infrastructures a suggéré une réflexion visant à favoriser à l’avenir l’immigration plutôt que le recours au travail frontalier, avec en trame de fond des débats sur les difficultés à gérer la mobilité, mais aussi sur les déséquilibres territoriaux aux frontières luxembourgeoises[4]. Il serait donc nécessaire de mener une réflexion approfondie sur les défis auxquels le Luxembourg devrait faire face s’il souhaitait effectivement opérer un tel rééquilibrage. Outre les problèmes fondamentaux liés à l’aménagement du territoire (logement, mobilité, ressources naturelles, etc.) ou encore à la cohésion sociale, une baisse sensible du taux de recours aux travailleurs frontaliers pourrait aussi avoir un impact significatif sur les finances publiques luxembourgeoises. C’est l’angle, certes très restreint, qui sera évoqué ici. À noter que les conséquences sur les territoires frontaliers, bien que potentiellement significatives, ne sont pas abordées.
Pour ce faire, la question suivante pourrait par exemple être posée : quelles seraient, toutes choses égales par ailleurs[5], les conséquences sur les finances publiques d’un déménagement « soudain » de la moitié des ménages des travailleurs frontaliers au Luxembourg ? Un raisonnement par l’absurde, mais permettant de faire un premier tour des enjeux. Une étude réalisée par IDEA[6] portant sur les recettes et les dépenses publiques luxembourgeoises, suggérait que les dépenses publiques totales à destination des non-résidents pourraient être estimées à environ 3 milliards EUR[7] et que celles à destination des résidents s’élèveraient à 18,7 milliards EUR, soit 32.800 EUR par habitant (données de 2015). Le déménagement d’un frontalier sur deux signifierait une réduction de leur nombre de 84.750 et l’installation de 195.000 habitants supplémentaires[8].
Si ces nouveaux habitants généraient le même niveau de dépense moyen par habitant constaté en 2015, alors le budget des Administrations publiques pourrait progresser de près d’un quart (+6,4 milliards EUR). Mais une telle approche ne peut être prise pour « argent comptant ». Le niveau de dépense par habitant des nouveaux résidents différerait selon toute vraisemblance de celui constaté par un « résident moyen » d’aujourd’hui, notamment en raison de structures d’âges différentes (plus d’actifs en emploi ? moins de pensionnés ? plus d’enfants à charge ? Etc.).
Sur le plan des recettes, il faut noter que les cotisations sociales et les impôts sur le revenu des 84.750 frontaliers devenant salariés résidents étaient déjà collectés au Luxembourg. De ce point de vue, l’effet serait donc à priori neutre. Par ailleurs, en vertu des conventions fiscales bilatérales avec les trois pays voisins, les membres des nouveaux ménages qui travaillent dans ces pays (et qui deviendraient alors des frontaliers sortants) continueraient à payer impôts et cotisations sociales dans l’État de leur lieu de travail. Mais « localiser » la population sur le territoire national pourrait avoir des retombées positives pour les recettes publiques. En effet, alors que « seulement » 20% des dépenses de consommation de biens non-durables des ménages frontaliers sont réalisées sur le sol luxembourgeois, le ratio se trouve inversé pour les ménages résidents[9]. Cette hausse de la consommation génèrerait donc des recettes de TVA supplémentaires et contribuerait positivement à la balance courante. Par ailleurs, leur présence contribuerait de manière indirecte et induite à augmenter l’activité économique nationale dans de nombreux domaines, activités elles-mêmes génératrices de recettes fiscales. Mais il est impossible de dire si cet effet bénéfique suffirait à compenser la hausse (très) sensible des dépenses.
Si le recours à l’immigration était à terme favorisé par rapport au recours à la main-d’oeuvre frontalière (via une politique offensive sur le logement par exemple), il est certain que des grands équilibres seraient affectés. Mais en l’absence de « bilan économique et financier » du phénomène frontalier, les connaissances demeurent limitées pour en évaluer la profondeur. Un champ de recherche à creuser, assurément, afin d’éclairer tout choix politique en la matière.
[1] Voir : https://ec.europa.eu/eurostat/web/metropolitan-regions/background.
[2] Source : STATEC – Institut national de la statistique et des études économiques.
[3] Voir : https://statistiques.public.lu/fr/publications/series/bulletin-statec/2017/03-17-Projections-macroeconomiques-et-demographiques/index.html.
[4] Voir : http://www.fondation-idea.lu/2018/09/14/grande-region-ou-grand-luxembourg-retour-sur-le-quatrieme-debat-didea/.
[5] En ignorant diverses répercussions indirectes comme les coûts liés à la construction des logements.
[6] Voir : http://www.fondation-idea.lu/2018/04/11/avis-annuel-2018-lelue/.
[7] Il s’agit d’une approximation effectuée en ne prenant en compte que la protection sociale et la santé, ainsi que les transports et l’enseignement supérieur. Voir : Fondation IDEA, Avis Annuel 2018, encadré 7, p. 70-73, avril 2018. Les chiffres repris ici n’intègrent pas les corrections de parités de pouvoir d’achats de l’étude mentionnée.
[8] Données de 2015. D’après la Banque Centrale du Luxembourg, on peut compter pour chaque frontalier 0,8 ménage et 2,3 habitants, au 31/12/2013. Voir : http://www.bcl.lu/fr/publications/cahiers_etudes/119/BCLWP119.pdf, p12.
[9] Voir : http://www.bcl.lu/fr/publications/cahiers_etudes/119/BCLWP119.pdf, p 39. En revanche, il faudrait également tenir compte du fait que les « nouveaux arrivants » pourraient avoir tendance à consommer davantage dans leur région d’origine après leur déménagement.