Ce blog est le second volet d’un regard croisé à propos du télétravail comme forme d’organisation du travail.

Mobilité, aménagement, santé, bien-être, participation accrue… Dans le sillage de la Troisième révolution industrielle, le télétravail serait « l’avenir »[1]. Sans être si révolutionnaire, ce mode d’organisation du travail, encouragé par la tertiarisation et la numérisation des échanges (professionnels en l’occurrence),  cumulant usage des TIC et exercice régulier et habituel des tâches dans des locaux autres que ceux de l’entreprise, répond à des impératifs environnementaux, économiques, sociaux et familiaux. En réorganisant le travail dans le temps et, surtout, dans l’espace, cette pratique, plus économe, semble particulièrement adaptée aux navetteurs frontaliers. Mais pas seulement.

Une réduction des déplacements domicile/travail au service de l’environnement et de l’aménagement du territoire

Selon les données de l’enquête sur les forces de travail (EFT – STATEC), qui n’inclut que les résidents, le nombre de personnes pratiquant du télétravail serait passé de 7,1% à 19,3% entre 2010 et 2015, la majorité y consacrant toujours moins de 8 heures par semaine (bien qu’une zone grise existe sans doute au vu des problématiques fiscales générées par la pratique).

Graphique 1 : Quelques données relatives au télétravail au Luxembourg

Données télétravail

Source : STATEC – EFT

Mais en 10 ans, l’emploi salarié frontalier est passé de 41 à 45% du total. Et avec 100.000 nouveaux travailleurs frontaliers potentiels à l’horizon 2045, « la principale contrainte qui pèsera sur cette offre de travail devrait être les possibilités de mobilité[2] ». Si développer de nouvelles infrastructures multimodales, est crucial, « les trajets les plus rapides et les plus économiques sont [bien] ceux qui ne se font pas »[3]… Or ces actifs habitent en moyenne à 44km de leur travail, contre 14km pour ceux qui résident au Luxembourg, distance qu’ils parcourent en moyenne en 53 minutes, en partant pour 43% des automobilistes et 52% des utilisateurs de transports en commun avant 7h00 du matin[4]. Ainsi les forces vives, à temps plein, parcourent en moyenne près de 90km et passent 1h45 par jour dans les transports soit 450km et 8h45 par semaine. Ces déplacements se font à 86% en voiture, à 9% en train et à 5% en bus.

Un calcul lapidaire : Si par hypothèse la moitié des 86% d’automobilistes frontaliers, qui parcourent en moyenne près de 90km/jour, pratiquait le télétravail depuis son domicile, ou à proximité, 2 jours/semaine, « toutes choses égales par ailleurs », alors le nombre de kilomètres non parcourus serait approximativement de :

(174.300 travailleurs frontaliers x 86% d’automobilistes/2) x (88km x 2) = 13.191.024 km/semaine[5]

Cela équivaut à 824 fois la distance Luxembourg/Zhenghzou ou encore 330.000 fois Luxembourg-ville/Esch-sur-Alzette.

En considérant qu’en moyenne les voitures immatriculées au Luxembourg émettent 163,9 g de CO2/km, le total de CO2 « non émis » pourrait s’élever à 2.162.008.833 g ou 2.162 tonnes/semaine soit 101.614 tonnes/an soit 1% des émissions totales annuelles du pays. Cela équivaut à celles de plus de 5.000 résidents[6].

Tableau 1: Distance domicile/travail                                                                                        

 distance dom travail

Source : EMF 2010, Ceps/Instead (Frontaliers) ; ENTD (France) 2008 ; BELDAM (Belgique) 2010 ; PSELL-3 (Luxembourg) 2007

Graphique 2: Evolution des accidents de trajet reconnus

 accidents de trajet

Source : Assurance Accident (AAA)

Le (télé)travail, c’est la santé

Si la réduction des déplacements pendulaires fait du télétravail une mesure favorable à l’environnement et à l’aménagement du territoire, c’est peut être son impact sur la santé et le bien être des actifs « éligibles » qui est à considérer en priorité (accidents de trajet, qualité de vie, équilibre personnel, stress, fatigue, etc.).

Sans établir de corrélation hasardeuse, les données de l’absentéisme font état d’une différence notable en fonction du lieu de résidence (et, de ce fait, de la distance au travail, de l’heure de réveil et du temps de trajet). Selon une étude de l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS)[8], le taux d’absentéisme des frontaliers est supérieur de 0,5% à celui des résidents (3,9% contre 3,4% soit une moyenne de 3,6% qui équivalent à 8,7 jours de travail), frontalières et résidentes se distinguant particulièrement (4,5% contre 3,7%). Que les rythmes de vie des actifs frontaliers, générateurs d’un supplément de fatigue et de stress[9], pourraient – en partie – expliquer. Ainsi 2 jours de télétravail par semaine libéreraient en moyenne 3h30 de temps de transports par semaine, à réallouer au travail, au sommeil, au bénévolat, aux loisirs, etc.[10]

Frontaliers Résidents
Femmes Hommes Total Femmes Hommes Total Femmes Hommes Total
Salariés exerçant une activité manuelle 6,6% 5,0% 5,3% 4,5% 4,3% 4,4% 5,0% 4,7% 4,8%
Autres 4,0% 2,4% 3,1% 3,1% 2,0% 2,5% 3,5% 2,2% 2,8%
TOTAL 4,5% 3,6% 3,9% 3,7% 3,1% 3,4% 4,0% 3,4% 3,6%

Source : IGSS (données 2014)

Une organisation du travail plus « flexible » (temps et espace) permet de casser un rythme de travail (trop) cadencé par la fréquence des transports et la fluidité du trafic, de moins « compter le temps », et de ne pas réduire l’entreprise à un « lieu de travail sous contrainte ». Cette pratique ponctuelle, offrant une sérénité propice à la concentration et à la créativité, constitue donc une soupape d’évacuation du stress et des frustrations potentielles.

Plus généralement, le débat sur la « croissance qualitative » a mis en avant que la part des individus travaillant plus de 50h/semaine avait augmenté de 3.6% en 2009 à 6.5% en 2013. Une organisation plus souple de ses tâches, autorisant à prendre de la distance par rapport à son poste et à ses collègues, si elle n’en allège pas le poids, peut contribuer à en réduire la pression. Au final, le télétravail peut concourir au rétablissement d’un certain équilibre entre vie privée et vie professionnelle.

Le télétravail, une mesure favorable à une participation accrue au marché du travail

Par ailleurs, avec une majorité de salariés à temps partiel (choisi) pour raison familiale, le télétravail pourrait stimuler une participation accrue au marché du travail[11] dans les secteurs où une présence physique quotidienne n’est pas indispensable – constituant, indirectement, une mesure nataliste. Un argument qui vaut également pour les personnes en situation de handicap.

La ville de Luxembourg l’a notamment ouvert aux « fonctionnaires, employés communaux et salariés dont la fonction se prête à cette formule de travail » afin de « proposer aux parents une alternative au travail à temps partiel ».

Alors, tout le monde chez soi ?

Avec un « crowdsourcing de l’espace », donc moins de surfaces occupées, et des salariés SBF (sans bureau fixe), le télétravail pourrait générer un gain pour l’entreprise en lui permettant de réduire ses charges de structure (coût de l’immobilier, frais d’entretien, chauffage, électricité, eau, etc.).

Cependant le télétravail ne se cantonne pas au fait de travailler « de chez soi » mais doit être compris comme le fait de travailler « à distance ». Au Luxembourg, face aux épineuses problématiques fiscales du travail à domicile (souvent donc, à l’étranger) des salariés frontaliers induites par les spécificités du marché du travail luxembourgeois, d’autres solutions peuvent être plus facilement adoptées et ouvertes à tous les salariés. A l’image des aires de covoiturages, de nouveaux espaces de travail (tiers lieux : coworking, télécentres, business centers…) pourraient être développés sur le territoire luxembourgeois, à des endroits névralgiques, situés à mi-chemin entre le domicile et le bureau. Le télétravail dans des tiers-lieux, à l’instar des Smart Work Centers d’Amsterdam, permettrait notamment de limiter la perméabilité des espaces de vie et de travail, tout en réduisant les distances et les temps de trajets, d’assurer la sociabilité, la créativité et l’émulation des salariés par l’échange (grâce au mélange des « genres » : entreprises, statuts, etc.). Tout en assurant le développement de nouveaux territoires.

Au-delà de règles, de temps et d’espaces de travail renouvelés, le télétravail en appelle à repenser la relation employeur/employé. Car au cœur de cette pratique, qui abolit la durée de présence comme outil de « contrôle » hiérarchique privilégié, se trouve avant tout la confiance…


[1] Voir : Déclaration d’Etienne Schneider, (15/11/2016), Le Quotidien

[2] Michel-Edouard Ruben (IDEA), (novembre 2016), « Luxembourg 2045 : les 30 Glorieuses sont devant nous ! »

[3] Marcel Lepetit et Alain Maurice, (juillet 2016), Déplacements pendulaires, télétravail et tiers lieux d’activité: un enjeu et un outil stratégique pour ressourcer les territoires, améliorer la qualité de la vie et la productivité

http://francestrategie1727.fr/wp-content/uploads/2016/02/contribution-ml-et-am-deplacements-pendulaires-et-tiers-lieux.pdf

[4] Frédéric Schmitz, Guillaume Drevon, Philippe Gerber (dir.), (octobre 2012), « La mobilité des frontaliers du Luxembourg : dynamiques et perspectives »

[5]Au Luxembourg, les émissions moyennes de CO2 des voitures en circulation au 1/1/2011 se situent à 163,9 g/km, en baisse de 9,6% par rapport à la valeur moyenne de l’ensemble des voitures en circulation au 1er janvier 2005.

Voir : http://www.car-e.lu/situation_au_Luxembourg.html

[6] Ce calcul a été fait sur 47 semaines (52 semaines/an – 5 semaines de congés)

Selon les dernières données disponibles, les émissions annuelles totales de CO2 du Luxembourg s’élevaient à 10.663.257 tonnes et chaque habitant rejetait en moyenne 18,7 tonnes d’équivalent CO2 par an.

Voir : Vincent Hein, (mai 2016), « Tarification du carbone : first movers et late movers ».

[7] Selon le Professor Francesco Viti, ils s’élèveraient à plus de 200.000.000 euros/an : coût d’opportunité de 20 euros/h x 32h passées dans les embouteillages par les résidents x 320.000 navetteurs résidents et frontaliers. Prof. Francesco Viti, (21/11/2016), « Staus kommen uns teuer zu stehen », Luxemburger Wort

D’après les données TomTom Trafic Index, le nombre d’heures passées dans les bouchons par l’ensemble des automobilistes (résidents + frontaliers) se rendant dans l’agglomération luxembourgeoise serait cependant bien supérieur.

 

[8]Voir: http://www.observatoire-absenteisme.public.lu/chiffres_cles/Absenteisme_maladie_2014.pdf

[9]A noter : les absences liées aux dépressions et autres pathologies liées au stress ont représenté 17% des jours de maladie mais 5% des épisodes d’absence.

[10]En gardant à l’esprit qu’une partie des utilisateurs des transports en commun voire des automobilistes travaillent, dorment ou se distraient déjà durant cette période mais que l’environnement s’y prête plus ou moins bien.

Selon une enquête de Regus (fournisseur d’espaces de travail flexibles !) 42% des travailleurs du Luxembourg déclarent « détester formellement ces trajets qu’ils qualifient de perte de temps précieux », 15% considèrent ce laps de temps comme inutile et sans intérêt particulier, 27% l’utilisent pour travailler et 15% lisent ou s’informent.

[11]Bien que les statistiques montrent que cette pratique est plus répandue chez les hommes, sans enfants, âgés de 40 ans ou plus, de niveau d’éducation élevé (cadre dirigeant ou exerçant une profession intellectuelle et scientifique).  « Le choix en faveur du télétravail semblerait moins influencé par la situation familiale que par les caractéristiques de l’occupation » (STATEC).

One thought on “Télétravail (2/2) : SREL (Solution Réaliste pour le Luxembourg) ?

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