L’ambition climatique mondiale a été officialisée pour la première fois sous l’égide des Nations Unies en 1992 à l’occasion du sommet de la Terre de Rio. 21 COP[1] plus tard, elle se cherche toujours des moyens d’action pour encourager la baisse des émissions de gaz à effets de serre (GES). Au-delà des aspects géopolitiques très complexes en jeu, l’une des principales difficultés dans l’atteinte des objectifs[2] réside dans le fait qu’il n’existe pas de mécanisme incitatif à la baisse des émissions suffisamment développé à l’échelle mondiale. La majorité des émissions de GES s’apparente encore à une externalité de marché[3] au sens où ces elles n’entrent pas dans le raisonnement des agents économiques à la colonne des coûts dans de nombreux pays.

Dans la mesure où il n’est pas toujours possible et/ou souhaitable de limiter les émissions de GES en les « interdisant » par la seule règlementation, la solution proposée par les économistes consiste en effet à imputer les coûts générés par les émissions (ou au moins une partie) aux agents qui en sont à l’origine[4]. L’objectif de cette incitation est de baisser le coût relatif des comportements et technologies « propres » en augmentant celui des comportements et technologies intensives en CO2 pour que les arbitrages évoluent progressivement. Pour cela, la tarification du carbone peut se faire soit par l’instauration de « marchés du carbone » (où s’échangent des quotas limités d’émission) soit par la mise en place de « taxes carbone ». Chacune de ces deux options ayant ses avantages et inconvénients.

Les mécanismes nationaux et régionaux de tarification (marchés et taxes) se développent rapidement selon le rapport annuel de la Banque Mondiale sur le sujet[5]. Cependant, ils ne couvrent à ce jour que 12% des émissions globales (8% via des « marchés du carbone » et 4% via des « taxes carbone »). Le rapport nous enseigne également que les prix « pratiqués » varient très fortement, y compris au sein du marché européen en raison de mesures nationales supplémentaires : de moins de 1$ (Pologne) à 130$ (Suède) pour chaque tonne de GES.

Malgré les accords successifs, les écarts internationaux entre les politiques climatiques créent des fuites de gaz à effet de serre…

Pour les secteurs hautement « carbonés » et ouverts à la concurrence internationale (comme la sidérurgie, la pétrochimie, la verrerie, la papeterie), la mise en place de tarifications régionales (comme le marché européen d’échanges de quotas (SCEQE[6])) a pour conséquence de modifier les cartes mondiales de la compétitivité. Les pays qui n’engagent pas de tarification du carbone bénéficient de facto d’avantages comparatifs supplémentaires (et la réciproque est vraie). En l’absence de politiques internationales ambitieuses (c’est-à-dire contraignantes), on peut donc comparer cette situation à un dilemme du prisonnier : chacun a globalement intérêt à coopérer (car il en va de notre avenir à tous), mais gagne davantage à ne pas coopérer si quelqu’un d’autre le fait… La stratégie de late mover prime donc sur celle de first mover.

A l’occasion des discussions sur la refonte du SCEQE[7], cet argument de la fuite de carbone ou de distorsion de concurrence pèse logiquement[8]. L’une des solutions pour ne pas perdre davantage de positions sur des marchés dont le centre de gravité se déplace déjà  vers les pays moins réglementés, reviendrait pour certains à créer une forme de taxe sur les importations de biens manufacturés en fonction des émissions de CO2 générées par leur production pour rétablir en quelque sorte des « termes de l’échange climato-compatibles ». Cette proposition doit néanmoins être testée à travers les règles de l’OMC (reconnaissance d’une forme de « dumping climat » ?) et ses conditions concrètes de mise en œuvre doivent être évaluées (faisabilité technique, coût administratif, produits stratégiques). De plus, le risque d’une surenchère dans les mesures de rétorsions est ici très élevé dans un contexte où le commerce mondial a déjà du plomb dans l’aile.

Tarif mondial du CO2 : un bonus-malus pour amorcer la pompe ?

Profitant de l’actualité liée à la COP21 et faisant le constat d’une situation peu incitative pour les Etats à se lancer individuellement dans la tarification du carbone,  153 économistes ont signé en octobre 2015 un « appel pour un accord ambitieux et crédible à Paris[9] » énonçant – entre autres – l’idée que « toutes les nations doivent absolument faire face à un même prix du CO». Cette proposition est notamment portée par Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet[10] pour qui une telle mesure doit s’accompagner d’un système de bonus-malus mondial du CO2 et d’un prix raisonnable pour être accepté (commencer moins ambitieux, mais viser plus large). Le fonctionnement se baserait sur le niveau d’émission mondial moyen de GES par habitant qui servirait de « pivot » auquel chaque pays se comparerait pour déterminer s’il doit être contributeur (malus dans le cas où ses émissions par habitant sont supérieure à la moyenne mondiale) ou bénéficiaire (bonus s’il émet moins que la moyenne)[11]. Pour déterminer la tarification à ce stade, ils considèrent les 100 milliards de $ à rassembler chaque année à partir de 2020 destinés au soutien aux pays en développement[12] ce qui nécessiterait une base d’environ 7,5$ par tonne émise en plus de la moyenne mondiale.

Les critiques

Un tel système permettrait d’universaliser le tarif du carbone (tout le monde « entre dans le jeu »), de contribuer au financement de l’adaptation au changement climatique et d’inciter en priorité les plus gros « pollueurs » à baisser leur malus. Mais il reste très théorique et comporte des défauts dans sa conception. Du point de vue de certains économistes comme Olivier Godard[13], le bonus-malus mondial ne tient pas suffisamment compte des inégalités de développement et inciterait les plus volontaristes en matière de politique climatique à revoir leurs ambitions très à la baisse (allant jusqu’à une baisse théorique de 94% du prix du carbone en Suède).

Il n’inclut pas non plus les émissions passées des pays qui sont pourtant un sujet incontournable dans les négociations climat. Il y a d’ailleurs ici un débat de fond : à quel niveau faut-il prendre en compte les émissions passées dans la répartition des efforts entre les pays face au risque de créer des « incitations à polluer » dans les pays récemment industrialisés ?

L’idée d’un tarif universel du carbone pose en soi un problème car elle peut s’apparenter dans les faits à une incitation à « moins produire » plutôt qu’à « mieux produire». Pour encourager les bonnes pratiques, la politique climatique doit prendre en compte une forme de benchmark plus fin où la référence ne doit pas être l’émission moyenne par tête d’un habitant, mais la meilleure technologie disponible dans un secteur donné. Par exemple, si la production d’une tonne de fonte est possible en émettant X tonnes de GES, les firmes affichant des émissions supérieures pour la même production doivent être taxées sur le dépassement d’émissions afin d’être incitées à investir dans des technologies permettant de tendre vers la meilleure pratique. On peut également imaginer que le stade de développement du pays soit pris en compte dans le calcul ce qui permettrait d’intégrer implicitement les émissions historiques.

Enfin, pour certains observateurs, le succès de l’accord de Paris en 2015 s’explique en partie par l’instauration d’une logique de bottom-up[14] dans la détermination des efforts de chaque pays en faveur du climat en amont de la discussion internationale. Un prix mondial du carbone reviendrait à renverser cette logique, et semble pour ces raisons rester une gageure en 2016… mais les auteurs ont le mérite de lancer le débat et de rappeler que malgré l’accord de Paris, les incitations à tarifer le carbone n’ont pour l’heure que des effets marginaux.

Dans l’attente d’un tarif unique, encourager la multiplication des initiatives

C’est notamment dans ce sens qu’a été mise en place une « coalition des leaders pour une tarification carbone »[15] . La solution se trouvera peut-être dans l’influence croissante de ce groupement de décideurs politiques, économiques et institutionnels qui s’organisent pour prôner la diffusion « tout azimut » des (meilleures) pratiques de tarification du carbone. Cette initiative internationale est bienvenue pour les Européens qui ont parfois le sentiment d’être les seuls à avancer et qui ne croient plus vraiment que cela va inciter les autres régions à suivre… (cf : dilemme du prisonnier).

Autre problème à ne pas sous-estimer : les « taxes carbone négatives » (subventions aux énergies fossiles), leur arrêt semble pourtant être la première étape du processus de lutte contre le changement climatique. L’OCDE[16] a recensé « près de 800 mesures particulières en faveur de l’extraction, du raffinage ou de la combustion de combustibles fossiles dans les pays de l’OCDE et dans certaines grandes économies émergentes [dont] la valeur […] se situait entre 160 et 200 milliards USD par an au cours de la période 2010-2014 ».

Quid du Luxembourg ?

Avec des émissions s’élevant à 19,39 tonnes CO2éq par habitant[17], le Luxembourg émet 13 t/hab de plus que la moyenne mondiale[18]. Dans le système de bonus-malus évoqué plus haut, cela lui vaudrait un malus de l’ordre de 68 millions $ annuels (61 millions d’euros, soit 0,14% du PIB). Pour comparer cet ordre de grandeur, les revenus des taxes environnementales représentent 2,5% du PIB au Luxembourg (un niveau jugé faible par l’OCDE[19], et qui inclut notamment les taxes sur les carburants).

A ce jour, le Grand-Duché n’a pas mis en place de tarification carbone en dehors de sa participation au système européen d’échange de quotas, qui concerne 16 installations industrielles, 6 installations énergétiques et 7 compagnies d’aviation civile[20]. Selon le rapport 2015 de la banque mondiale cité précédemment, 13 des 31 pays prenant part au SCEQE ont mis en place (unilatéralement) des tarifications carbone supplémentaires.

Si une contribution carbone supplémentaire permettrait de soutenir le financement des projets durables internes au pays[21] (et de contribuer à l’objectif annuel des 100 milliards $), cela ne signifie pas pour autant que le Luxembourg se trouve dans une stratégie de late mover. L’argument du risque pour un petit pays de tarifer le carbone « de manière unilatérale » doit en effet être évalué, tout autant que le risque d’apparaitre comme un « passager clandestin » dans un contexte mêlant nation branding et diversification économique s’appuyant sur l’innovation et les nouvelles technologies.

C’est cette année que devraient être connues les propositions de la Commission Européenne[22] concernant le partage des efforts de réduction des émissions de GES (hors SCEQE) entre les États membres suite à l’accord de Paris… l’occasion sans doute de relancer le débat à l’échelle nationale.


[1] Les COP (Conference Of the Parties) suivent les avancées et formulent les propositions de la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques

[2] Voir le blog très complet de janvier 2016 à ce sujet : http://www.fondation-idea.lu/2016/01/08/the-paris-climate-change-agreement-some-key-facts-and-what-it-means-for-business-in-luxembourg/

[3] Une externalité de marché se produit lorsque plusieurs agents économiques agissent sur un marché et que ces interactions affectent incidemment (en bien ou en mal) d’autres agents sans que cela ne soit compensé financièrement. Il s’agit d’une faille de marché qui nécessite la mise en œuvre de mesures pour rétablir une situation plus optimale.

[4] Voir : IMF staff discussion note: “After Paris, Fiscal, Macroesonomic, and Financial Implications of Climate Change”, January 2016, https://www.imf.org/external/pubs/ft/sdn/2016/sdn1601.pdf

[5] World Bank, “State and trends of Carbon Pricing”, September 2015, voir : http://www-wds.worldbank.org/external/default/WDSContentServer/WDSP/IB/2015/09/21/090224b0830f0f31/2_0/Rendered/PDF/State0and0trends0of0carbon0pricing02015.pdf

[6] SCEQE = Système Communautaire d’Echange de Quotas d’Emissions (dit « marché européen du carbone »)

[7] Pour la prochaine phase débutant en 2020. Les discussions portent sur de nombreux aspects comme la fin de l’allocation gratuite des quotas, les mécanismes de compensation de la fuite de carbone, le mode de calcul des allocations par secteur, la vérification, l’instauration d’un corridor de prix, etc.

[8] Voir : http://www.euractiv.com/section/innovation-industry/news/steelmakers-fear-extra-costs-from-ets-reform/

[9] https://sites.google.com/a/chaireeconomieduclimat.org/tse-cec-joint-initiative/call

[10] Chaire d’économie du climat, université de Paris-Dauphine. Voir http://www.cepii.fr/blog/bi/post.asp?IDcommunique=414 et Perthuis C. et Trotignon R., Le climat, à quel prix ? La négociation climatique, Odile Jacob, 2015

[11] En volume, les principaux contributeurs seraient les Etats-Unis (34 milliards $), la Chine (15,7), la Russie (11) et l’UE28 (10,3) et les principaux bénéficiaires seraient l’Inde (39 milliards $), le Bangladesh (6,2), le Pakistan (6) et le Nigeria (5,3). Voir : http://www.cepii.fr/blog/bi/post.asp?IDcommunique=414

[12] Une mesure proposée lors de la « COP » de Copenhague en 2009 et confirmée par la « COP21 » de Paris en décembre 2015. Le montant de 100 milliards $ correspond à un plancher annuel de fonds publics et privés des pays riches à destination de projets d’adaptation et d’atténuation aux pays en développement.

[13] Voir : http://www.cepii.fr/BLOG/fr/post.asp?IDcommunique=413

[14] Voir par exemple : http://www.novethic.fr/empreinte-terre/climat/isr-rse/a-quoi-servent-les-contributions-climatiques-avant-la-cop-21-143628.html

[15] Voir : http://www.carbonpricingleadership.org/

[16] Voir http://www.oecd-ilibrary.org/fr/energy/rapport-accompagnant-l-inventaire-ocde-des-mesures-de-soutien-pour-les-combustibles-fossiles_9789264243583-fr

[17] Émissions de GES en équivalent CO2, données OCDE 2012, https://data.oecd.org/air/air-and-ghg-emissions.htm

[18] Il faut noter que le secteur des transports pèse fortement dans le calcul des émissions notamment en raison du transit international, du trafic frontalier et de la consommation de carburant par des non-résidents.

[19] Voir : http://www.keepeek.com/Digital-Asset-Management/oecd/economics/oecd-economic-surveys-luxembourg-2015_eco_surveys-lux-2015-en#page1

[20] Voir liste complète sur : http://ec.europa.eu/clima/policies/ets/registry/documentation_en.htm

[21] Les taxes environnementales doivent être mises en place pour inciter les agents à adopter des comportements alternatifs (par exemple, préférer les transports en commun à la voiture individuelle, remplacer les énergies fossiles par les énergies renouvelables, innover pour améliorer l’intensité énergétique des processus productifs, investir dans la rénovation thermique, etc.). Dans l’idéal, les taxes doivent être prélevées sur les comportements les moins « souhaitables » et leur résultat doit servir à subventionner des mesures pour créer un cadre favorable au développement des comportements les plus « souhaitables ».

[22] https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2016/EN/1-2016-110-EN-F1-1.PDF

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