La question des pratiques de « tax avoidance » des entreprises figure à l’agenda de nombreux pays et est également en débat au sein d’instances internationales comme le G20, l’OCDE et la Commission européenne. Ainsi, il n’est pas étonnant que la Commission européenne ait annoncé en juin avoir lancé des enquêtes formelles visant à analyser les structures et les pratiques fiscales de plusieurs sociétés internationales. Plus particulièrement, lesenquêtesse concentrentsur les pratiques detrois sociétésayant leur siège dans différents pays d’Europe: Apple en Irlande, Starbucksaux Pays-Bas, et FiatFinance and Trade au Luxembourg.
Bruxelles soupçonne ces trois entreprises d’avoir bénéficié d’avantages fiscaux sélectifs. Ces soupçons ne sont pas nouveaux et naissent de ce que bien des multinationales (et pas seulement celles sous revue) ont recours à des pratiques d’optimisation fiscale, ce qui est d’ailleurs tout à fait légal et très répandu, et que le grand public amalgame (à tort) souvent à de la fraude fiscale. Le fait nouveau n’est pas tant la suspicion, mais la décision formelle d’examiner dans le détail les accords sur les prix de transfert[1] de ces multinationales, pour voir si un Etat membre aurait accordé un privilège fiscal indu à une entreprise particulière; ce qui serait une entrave à la concurrence dans l’UE. Si la Commission a déjà, par le passé, pris des initiatives au sujet du « civisme fiscal », c’est bien la première fois qu’elle enquête sur la pratique du « tax ruling ». Cette technique, qui n’est pas en elle-même illégale, permet à une entreprise de demander à l’avance comment sa situation sera traitée par l’administration fiscale d’un pays et d’obtenir certaines garanties juridiques. Selon la Commission, ces pratiques peuvent toutefois impliquer des aides d’Etat (illégales et non conformes aux règles de concurrence de l’UE) si elles sont utilisées pour conférer des avantages sélectifs à une entreprise ou à un groupe d’entreprises.
Au centre de la controverse se trouve la question de la valorisation des prix de transfert. En transférant les profits des pays à fiscalité élevée (comme la France ayant un taux d’imposition sur les sociétés de 33,33%[2]) vers des pays à faible fiscalité (comme l’Irlande avec un taux de 12,5%), les multinationales utilisent légalement les failles et opportunités offertes par le système fiscal international pour payer moins d’impôt. Les entreprises font ainsi un découplage entre le lieu où une entreprise exerce ses activités et le lieu où les bénéfices sont déclarés aux autorités fiscales.
Les noms des multinationales ciblées par la Commission européenne ne sont pas nouveaux. Ces sociétés bien connues, étaient déjà confrontées à des questions sur leurs pratiques fiscales. Ce qui est plus surprenant cette fois-ci, c’est d’un côté la volonté au niveau européen de progresser dans cette matière ainsi que la vitesse et la portée des enquêtes envisagées.
L’environnement économique mondial, la tension sur les finances publiques, la pression de certains Etats membres, des ONG et des organes de presse ont conduit la Commission à emprunter cette voie disciplinaire. Si quelques commentateurs voient dans cette enquête de la Commission un premier pas vers une harmonisation fiscale en Europe, il n’en est rien ; il ne s’agit ni plus ni moins qu’une initiative pour s’assurer de l’application correcte des règles de concurrence fiscale concernant les aides d’Etat. En outre, il importe de rappeler que ce sont bien les cadres fiscaux des différents Etats qui sont à l’origine du problème de « tax avoidance » des multinationales, et qu’il est aberrant que les décideurs politiques blâmentces entreprises d’utiliser desrèglesque les gouvernementseux-mêmesont mises en place.
Quelles sont les conséquences à craindre pour les 3 pays en question ? Puisque la Commission ne peut pas imposer un régime fiscal aux pays de l’Union européenne, elle ne peut que faire pression sur les Etats. Le scénario le plus probable serait, au cas où les enquêtes confirment les soupçons, que la Commission publie un rapport peu flatteur faisant état que l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg se retrouvent en première ligne pour infraction au régime des aides d’Etat, exige la fin des pratiques anticoncurrentielles, et mette à l’amende les 3 pays. Dans un tel scénario, deux effets sont à craindre pour le Luxembourg (qui a d’ailleurs décidé de contester la démarche de la Commission)[3]. D’abord, il s’agirait d’un sévère coup porté à l’image de marque du Grand-Duché ; cela pourrait ainsi affecter sa crédibilité au moment, en 2015, de présider le conseil de l’UE. Ensuite, en réaction à de telles décisions, le Luxembourg risque de faire du zèle et vouloir se montrer « plus exemplaire » que nécessaire en adoptant à l’avenir une ligne particulièrement rigide en matière d’imposition des multinationales (ce qui serait particulièrement mauvais pour l’attractivité du pays).
Sans surprise, le nouveau Président désigné de la Commission, Jean Claude Juncker, a expliqué récemment qu’il voulait lutter efficacement contre la concurrence fiscale déloyale en Europe. Il devra (et la Commission avec lui) répondre à une question fondamentale, « Qu’entend-on par concurrence fiscale déloyale ? » dans un contexte où un pays européen qui se dit exemplaire, (la France) compte 427 niches fiscales ayant un impact budgétaire…
[1]Une société mère peut mettre en place un certain nombre de filiales partout dans le monde et faire circuler des biens, des services et des actifs d’un pays à un autre. Ces opérations sont censées être effectuées dans des conditions de concurrence normale ; les biens, les services et les actifs doivent être transférés aux prix de marché.
[2]Ce taux peut être augmenté de majorations : la contribution sociale de l’ordre de 3,3% ; la contribution exceptionnelle qui s’élève à 10,7% ; la contribution additionnelle au titre des montants distribués qui est égale à 3%.