Dans la discrétion, le conseil de gouvernement a adopté en date du 21 septembre 2018 le projet d’arrêté grand-ducal portant création d’un Conseil national de la productivité (CNP) au Luxembourg. Deux jours plus tard, c’est chose faite et le projet d’arrêté est devenu arrêté[1]. En l’absence de toute procédure d’avis des chambres professionnelles notamment, et en l’absence de concertation avec les parties prenantes socio-économiques en général. Le Luxembourg dispose dès lors, depuis presque 2 mois, d’un Conseil national de la productivité. Dont acte.

Certes, les partenaires sociaux ont pu faire valoir leurs points de vue (divergents) généraux dans un avis dédié à la productivité du Conseil économique et social[2] (du  10 janvier 2018), mais il est quand même pour le moins étonnant qu’une matière aussi importante – faut-il rappeler que la productivité est l’étalon de mesure du progrès et de l’évolution de salaires et plus généralement du niveau de vie et le garant de la croissance qualitative – et qui concerne directement les entreprises et les salariés soit traitée avec autant de discrétion. Tout ce qu’on savait, c’est que dès le 23 avril 2018 les Ministres réunis en conseil de gouvernement ont « marqué leur accord avec la mise en place d’un Conseil national de la productivité au Luxembourg ». Silence depuis, jusqu’à l’adoption de l’arrêté.

Le CNP « suit les évolutions dans le domaine de la productivité. Il réalise un diagnostic et une analyse de la productivité au Luxembourg, des défis afférents et des enjeux économiques, sociaux et environnementaux en la matière, en tenant compte des particularités nationales et des aspects liés à l’Union européenne ». Ce qu’il a réalisé jusqu’à présent, ou pas, s’inscrit également dans la discrétion.

En positivant, l’on pourrait dire que le Luxembourg a bien suivi la recommandation afférente du Conseil de l’UE (du 20 septembre 2016) et a bel et bien mis en place un conseil national de productivité. Cependant, ces deux conseils – préconisés d’une part au niveau européen et d’autre part mis en œuvre au Luxembourg – ne partagent que leur nom.

En effet, si dans sa recommandation le Conseil de l’UE estime que les membres des conseils de productivité nationaux doivent être nommés sur base de leurs expériences et compétences, au Luxembourg, les 5 (ou plus) membres sont tous désignés par le Ministre ayant l’économie dans ses attributions (l’arrêté omettant de préciser les qualifications des membres). Il pourrait certes s’agir de personnes qualifiées, mais on aurait à tout le moins aimé en savoir davantage… La présidence, elle, est même fixée directement par l’arrêté, « de plein droit » : le Président est désigné parmi les agents affectés à l’Observatoire de la compétitivité, qui, outre à assumer sa présidence doit donner « concours » au CNP.

 Or, les « missions de l’Observatoire de la compétitivité (ODC) sont définies par son ministère de tutelle, le ministère de l’Économie », comme le relate l’ODC sur son site. « L’ODC, crée en 2003, fait partie de la Direction générale compétitivité du ministère [de l’Économie] », poursuit le court « About Us » de l’ODC. Or, comment concevoir un tel constat si la recommandation européenne prône que les conseils de productivité doivent être dotés d’une autonomie fonctionnelle vis-à-vis de toute autorité publique chargée de la conception et de la mise en œuvre des politiques dans le domaine de la productivité et la compétitivité ? Bien sûr, l’arrêté luxembourgeois n’est pas muet à ce sujet : « le conseil national de la productivité bénéficie d’une autonomie fonctionnelle et de l’indépendance professionnelle », dit l’article 2. Etonnant, tout de même : L’ODC, qui « fait partie de la Direction générale compétitivité du ministère » et qui, selon l’arrêté, assume la présidence du CNP et qui « concoure » au CNP peut donc être à la fois indépendant pour certaines missions et partie intégrante d’un Ministère très important pour ce qui est des ressorts économiques et liés à la productivité et à la compétitivité ? Cela s’apparente à la quadrature du cercle.

Il est encore intéressant de lire que le CNP « recourt à l’information statistique et aux travaux mis à disposition du STATEC », alors que la recommandation européenne parle d’un accès approprié et général à l’information. Le CNP devrait pouvoir se procurer ses informations où il l’entend. Il ne devrait pas être nécessaire de préciser la source d’information dans le texte de l’arrêté, mais si le CNP pourra « en outre mandater des organismes et experts publics et privés ».

Il est intéressant aussi de constater que contrairement au texte européen, l’arrêté grand-ducal fait fi du concept de compétitivité. Ce concept fait même totalement défaut dans le texte luxembourgeois, comme si la productivité et la compétitivité étaient deux concepts qui s’excluraient mutuellement… L’Europe souhaite que les CNP nationaux analysent aussi l’évolution de la compétitivité et qu’ils en établissent un diagnostic. Mais visiblement pas au Luxembourg. Mais si, par ironie, c’est bien l’Observatoire de la compétitivité donne son « concours » au Conseil national de la productivité.

Le texte européen résume bien l’objet des CNP, qui consiste à « réaliser, en toute indépendance, une analyse des enjeux politiques dans le domaine de la productivité et de la compétitivité ». Si l’indépendance paraît pour le moins circonscrite (et qu’elle dépendra aussi aux membres autre que le président qui seront finalement désignés) et la compétitivité faisant défaut, le CNP luxembourgeois pourra-il au moins mettre ses « analyses à la disposition du public » et « communiquer publiquement en temps utile » comme le précise l’Europe ? Et bien, disons que c’est un peu compliqué : Le CNP luxembourgeois doit certes établir un rapport annuel. Mais ce dernier doit tout d’abord être envoyé au Conseil économique et social. Ce sont alors le rapport du CNP et l’avis du CES qui seraient publiés ensemble. Impossible de savoir si dans de telles conditions, le CNP puisse communiquer « as per institution » comme il se doit et en temps utile.

« Les conseils de la productivité devraient être objectifs, neutres et pleinement indépendants en ce qui concerne les analyses et leur contenu » précise le texte européen.

Au Luxembourg et jusqu’à preuve du contraire, le doute est permis. Le CNP envisagé semble destiné à faire le minimum pour satisfaire l’Europe. Une occasion potentiellement perdue pour aller de de l’avant, pour enfin disposer d’un organe neutre et objectif permettant d’apporter cette lumière tant attendue sur la productivité et la compétitivité et leur évolution. A rebours d’interminables débats entre partenaires sociaux non pas sur le fond, mais sur la mesure et sur le diagnostic, de doutes sur la pertinence des actuels « instruments de mesures » dans une économie de services par ailleurs de plus en plus connectée, et de malaises de plus en plus profonds sur les inexplicables (et largement inexpliquées en public) révisions de nos chiffres macroéconomiques – parfois jusqu’à 4 années dans le passé. Pour pouvoir amorcer la croissance qualitative (qui se base sur des gains de productivité généralisés), il faut disposer d’un diagnostic factuel et d’instruments de mesures cohérents, de tendances établies, d’états des lieux partagés. Sinon, le débat tourne en rond et il ne reste, après chaque révision, qu’à réécrire l’histoire comme le faisait jadis Georges Orwell dans le monde dystopique dépeint dans 1984.

 


[1] Mémorial A n°951 du 16 octobre 2018.

[2] CES : « Analyse de la productivité, de ses déterminants et de ses résultantes, dans un contexte international », https://ces.public.lu/dam-assets/rapports/avis-productivite-100118-.pdf.

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