C’est devant un auditorium comble que s’est déroulée le 13 juin, à la Banque de Luxembourg, une conférence IDEA sur les leçons de la crise, 10 ans après. Des thèmes tels que la régulation financière et l’union bancaire, l’union budgétaire, l’union pour l’emploi ou encore le rôle du politique ont été abordés lors d’un keynote speech suivi d’un panel modéré par Aline Muller (LISER) et composé d’Agnès Bénassy-Quéré (keynote speaker, Conseil d’Analyse Economique), Natacha Valla (Banque Européenne d’Investissement), Alex Bodry (LSAP) et Claude Wiseler (CSV).
Pierre Ahlborn, hôte de la soirée et membre du Conseil d’Administration d’IDEA, a rappelé la genèse d’IDEA (qui fête ses 3 ans) et salué les collaborateurs comme les orateurs, avant de partager ses souvenirs de « la crise » comme ses réflexions prospectives. Selon lui, céder à l’excès de réglementation reviendrait à « mettre trop de papier aluminium autour des fusibles » ce qui « n’empêchera pas la maison de brûler »… Une position débattue par la suite.
Agnès Bénassy-Quéré, keynote speaker de la soirée, a ensuite amorcé sa présentation par une « petite chronologie simplifiée » de la crise en revenant sur 8 événements marquants à ses yeux. En juillet 2007, alors sur la route des vacances, elle comprend – difficilement à cause d’une liaison radio intermittente – que « quelque chose de grave se passe » : l’éclatement de la crise des subprimes. S’enchaînent alors la faillite de Lehman Brothers, la crise économique mondiale et les crises européennes en particulier. En juillet 2012, en pleine rechute européenne, Mario Draghi lâche cet énigmatique : « Whatever it takes ». Au fil de ces années, un mouvement mondial de re-régulation financière s’est enclenché.
Un certain nombre de leçons ont été tirées de la crise. En premier lieu, l’importance de la régulation et du contrôle prudentiel des banques a été unanimement reconnue. En deuxième lieu, on a redécouvert l’importance des politiques macroéconomiques, notamment face à la violence sociale des ajustements budgétaires qui ont été opérés dans certains pays. Enfin, les incohérences du Traité européen ont été mises au grand jour montrant, in fine, qu’une monnaie sans Etat créait de l’instabilité. Par ailleurs, les faits ont contredit les principes de non monétisation (Irlande), non renflouement (Grèce) et non défaut (Grèce) contournant pour partie le Traité.
Qui dit leçons dit actions ? Des progrès importants ont été accomplis depuis la crise. Ainsi l’union bancaire a été amorcée (mécanisme unique de contrôle, régime unique de résolution des crises,…) mais gagnera à être complétée afin de réduire et partager le risque. Cependant, la coordination des politiques économiques semblent, pour l’heure, demeurer un vœu pieux.
Que faire de plus ? Pour Agnès Bénassy-Quéré, comme l’union monétaire a répondu aux défaillances du « système monétaire européen », une union budgétaire pourrait combler les manques actuels. Mais avant d’acter le principe d’un budget européen, encore faut-il en définir la finalité : gérer la dette accumulée ? Investir dans des projets communs ? Disposer d’un outil de stabilisation macroéconomique ?
Et du point de vue allemand ? Dans les discussions sur un avenir commun, il importe de garder en tête la position de l’Allemagne pour qui, caricaturalement, chacun devrait assumer ses choix passés et leurs conséquences, la croissance viendrait des réformes structurelles et les politiques keynésiennes ne fonctionneraient pas. Ces positions répondraient à plusieurs principes résumés comme suit : prudence vis-à-vis de tout aléa moral, préférence pour la subsidiarité, importance du lien démocratie/fiscalité et du respect des règles. Pour avancer ensemble, il importe donc de combiner de manière optimale convergence (incitations à réformer), stabilité (instruments contra-cycliques) et solidarité (transferts temporaires et ciblés).
Last but not least, pour parfaire la zone euro, Agnès Bénassy-Quéré a développé l’idée d’« union pour l’emploi » combinant nécessairement des standards pour les marchés nationaux (contrat de travail, protection des travailleurs,…), un marché unique du travail (reconnaissance effective des diplômes, investissement dans la formation pour les métiers en tension,…) et une solidarité pour les « perdants ». Ce dernier pilier, qui ne saurait être bâti sans les deux autres, permettrait à l’Europe d’intervenir en complément des Etats membres dans des bassins durement frappés par le chômage, sur le modèle américain. La mise en place de cette réassurance chômage européenne pourrait passer par une refonte du Fonds européen d’adaptation à la mondialisation (qui a aidé… 6 000 chômeurs à travers l’Europe, pour un montant dérisoire à l’échelle européenne de 150 millions d’euros).
Après cette présentation, les panelistes ont proposé leurs analyses économiques autant que politiques de cette crise et des multiples réponses qui y ont été données ou devraient l’être (pour contrecarrer la prochaine ?).
En premier lieu, chacun a exprimé sa perception des mesures prises après la crise, dans un certain contexte de « diabolisation » de la finance. Natacha Valla s’est voulue positive en soulignant que la crise a entraîné un changement de paradigme. Ainsi, des institutions comme le FMI, qui prônaient jusqu’alors la dérégulation financière, sont devenues sensibles aux messages macroprudentiels avalisant le principe même du contrôle. La toile de fond aurait changé en somme. Pour Agnès Bénassy-Quéré, la prise de conscience quant à la nécessité de se coordonner et de s’informer mutuellement a été réelle, à l’image d’un communiqué exhaustif transmis par le G20 en 2009. Claude Wiseler a abondé dans le sens de l’acceptation généralisée des mécanismes de contrôle et la nécessité de parfaire l’union bancaire. Cependant, une question reste en suspens selon lui : quel rythme est-il politiquement possible de suivre ? Il a rappelé l’importance de la pédagogie vis-à-vis des populations et la difficulté de persuader tout le monde de monter à bord du même train. Enfin, pour Alex Bodry, personne ne questionne le fait qu’il faille réguler. Mais jusqu’où ?
La problématique des perceptions sociétales et du rôle du politique a alors été soulevée. Agnès Bénassy-Quéré a employé une métaphore éloquente : interrogées sur leur vision de la répartition des revenus, la majorité des populations européennes la perçoivent comme une pyramide alors qu’elle s’apparenterait en réalité à un tonneau… Seuls les Américains semblent réalistes (ils perçoivent une pyramide et c’en est bien une) ainsi que les Scandinaves (ils perçoivent un tonneau et c’en est bien un). Claude Wiseler a réagi en constatant qu’au moment de la crise, le politique a identifié des difficultés individuelles sans percevoir le risque (social notamment) global. Natacha Valla a établi un pont avec les entreprises qui, confrontées à l’incertitude, ont massivement désinvesti. Or les moyens adéquats de réponse à l’incertitude manquaient pour accompagner ces entreprises. Claude Wiseler l’a illustré par l’exemple de « petits travaux » rapidement commandités alors qu’il était Ministre des travaux publics pour maintenir l’activité des entreprises. Pour Alex Bodry, le politique a aujourd’hui du mal à argumenter par la raison et doit, de plus en plus, faire appel aux sentiments, ce que certains partis extrêmes exploitent largement.
Dans un contexte de défiance à l’égard du politique et de reprise (fragile) s’est enfin posée la question du modèle social de demain. Car les conséquences de la crise sont encore visibles sur le marché de l’emploi, avec une détérioration notable de sa qualité et des trajectoires durables de précarité. Pour Agnès Bénassy-Quéré, on peut retenir de la crise politique actuelle que les emplois sont plus recherchés que les allocations. Le chômage systémique n’est de ce point de vue pas acceptable d’où l’impérieuse nécessité de formation – car le manque de disponibilité de la main-d’œuvre adaptée serait un autre frein à l’investissement selon Natacha Valla. Pour Claude Wiseler, il nous faut repenser le logiciel européen en établissant de nouvelles priorités ce qui est difficile à mettre en place dans une Europe qui n’a pas l’assentiment des Nations. Mais il convient de le faire avec ce que nous donnent les Traités, pour Agnès Bénassy-Quéré, car leur révision serait une infructueuse dépense d’énergie. Selon elle, une partie du Fonds social européen (FSE), déjà doté de 83 milliards d’euros, pourrait financer les mesures de «l’union pour l’emploi ». Pour Alex Bodry, la crise de confiance actuelle implique de renforcer le pilier social de l’UE. Enfin, pour Natacha Valla, l’Europe doit fournir un effort de marketing, afin de mieux valoriser aux yeux des citoyens européens les efforts consentis.
Lors de la session de Q&A, Pierre Ahlborn a invité à la prudence face aux possibles erreurs de diagnostics, soulignant que les banques étaient des intermédiaires et que les subprimes avaient été créées en réponse à la volonté politique de permettre une accession généralisée à la propriété. Aussi, blâmer et surréguler le secteur s’avèrerait aussi injustifié que contreproductif. Selon lui, il est en effet particulièrement pertinent d’évoquer une union pour l’emploi au Luxembourg, qui « subit » certaines entraves à la mobilité des travailleurs frontaliers (cotisations, impôts). Il a également insisté sur le fait que certaines dispositions européennes allaient à rebours de l’objectif visé d’unification des marchés (voir les crédits immobiliers transfrontaliers, par exemple).
Une seconde intervention a permis d’élargir encore le débat. Pour l’intervenant, à une crise mondiale on apporterait aujourd’hui des « mesurettes » – ce qu’Agnès Bénassy-Quéré a « contesté », considérant, sans nier les difficultés globales, qu’il y a un problème intrinsèque à la zone euro (voir la « crise souveraine »). Il a par ailleurs valorisé le rôle de l’Etat stratège et régulateur – versus le tout marché – ce qu’Agnès Bénassy-Quéré a réaffirmé. Ainsi, avec l’avènement d’une économie numérique et ses fameux GAFA, qui constituerait une véritable machine à produire des gagnants et des perdants, l’Etat en général, et l’UE en particulier, ont un rôle clé à jouer pour assurer l’équilibre entre efficacité et équité.
Enfin, si la reprise est là, les chantiers pour l’asseoir ne manquent pas car elle demeure fragile, avec des cycles financiers qui complexifient la décision politique selon Natacha Valla. Pour Agnès Bénassy-Quéré, plusieurs pistes connues sont envisageables afin de compléter la réfaction de la zone euro mais les politiques doivent appuyer sur le bouton. Ce à quoi Claude Wiseler a répondu que la difficulté à 19 (ou à 27) était de pousser en même temps et sur le même bouton…
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