Notre espace de vie commun, l’Europe, n’est assurément pas au mieux de sa forme et c’est un euphémisme : menaces de Brexit, désenchantement généralisé des opinions publiques, poussées populistes, d’extrême-droite et même indépendantistes, gouvernance budgétaire complexe et de plus en plus aléatoire, menaces pesant sur l’acquis de Schengen, désolidarisation de certains Etats membres dans le cadre de la crise migratoire, attaques terroristes au cœur du continent – et on en passe…

Ce lot de défis se détachant sur la toile de fond d’énormes disparités économiques et sociales au sein même de la zone euro. Pour ne citer que trois exemples particulièrement parlants :

  • Selon la Commission, la situation économique ira en 2016 de la stagnation, avec une « croissance » du PIB réel de -0,3% en Grèce et de +0,7% en Finlande, à l’euphorie (+4,9% en Irlande et +4,1% à Malte).
  • La dette publique allait en 2015 de 10% du PIB en Estonie à 133% du PIB en Italie et 177% en Grèce. Ce n’est plus le grand écart, c’est un écartèlement.
  • Le taux de chômage s’est en 2015 déployé de 4,6% de la population active en Allemagne à 25% en Grèce et 22% en Espagne. Un écart d’environ 20 points de %, qui accentue encore l’écartèlement de « la zone ».

La résignation, un faux « pragmatisme » démobilisateur, l’immobilisme, la remise en question permanente : tels sont les maux qui minent l’édifice européen, fruit de l’effort opiniâtre de plusieurs générations à travers l’ensemble du continent. Alors même que les problèmes les plus fondamentaux ne peuvent être gérés qu’au niveau européen (et encore) et certainement pas au niveau national, en raison de leur nature éminemment transfrontalière. On songe au réchauffement climatique (le CO2 ne manifestant jusqu’à présent qu’une faible propension à se dissiper aux frontières…), à la lutte contre le terrorisme et à l’échange d’informations entre services de renseignement (Daech et Al-Qaida se jouant allégrement des frontières), à la constitution d’un pôle numérique et de recherche assurant notre indépendance technologique et dans la même foulée notre renouveau industriel (la viabilité à terme d’un Google « à la luxembourgeoise » ou même « à la française » ne semblant pas des plus établies). On peut également songer à la nature transnationale des flux financiers, und so weiter

Loin de nous l’idée de sombrer dans le « Europe bashing » ou dans l’« Europessimisme », fort présents actuellement et qui tendent à s’auto-entretenir. Nous sommes au contraire résolument en faveur de la construction européenne, mais pour qu’elle se fasse et se maintienne, il faut la réparer, la soigner, lui insuffler une nouvelle dynamique. Aller de l’avant alors qu’on est sur le point de faire marche arrière.

A décharge, des progrès décisifs ont tout de même été accomplis depuis la crise en matière de gouvernance, on l’oublie trop facilement. Notamment l’appropriation par la Banque centrale européenne d’une gamme plus complète d’instruments monétaires, la mise en place du Mécanisme européen de stabilité, le Semestre européen ou encore le « Plan Juncker » d’investissement (pour autant qu’il déploie pleinement ses ailes).

Il est en outre trop facile de monter les problèmes en épingle, surtout dans la foulée d’une crise économique majeure et en pleine « crise des réfugiés ». Il est bien plus malaisé de formuler des remèdes constructifs. Nous allons (modestement) contribuer à défricher ce terrain pour l’instant bien broussailleux… Au moyen de ce que nous nous permettons de qualifier de « nouveau Six-Pack[1] » reposant sur les axes suivants, qui constituent un tout insécable. Ces propositions doivent être vues comme un complément à celles qui figurent dans le « Rapport des 5 Présidents », publié en juin 2015[2]. Par ailleurs, les mesures évoquées visent simplement à « lancer le débat » et seront précisées dans des futures contributions. Elles ont avant tout une consonance socio-économique, mais pas exclusivement. Les volets sociétaux de solidarité ne doivent pas être négligés, bien au contraire : c’est la « colle » qui tient l’ensemble (Durkheim)

Les six points de notre « Six-Pack » sont les suivants :

  1. D’abord, pourquoi pas une politique budgétaire plus prévisible, (nettement) moins compliquée, réellement appropriable par l’opinion publique et plus flexible[3] avec pour contrepartie par exemple une nouvelle « Ressource propre» de l’UE calculée sur la base des déficits et destinée à financer des investissements publics au niveau européen (« super » Plan Juncker ») ? Une telle « taxe sur les déficits », le cas échéant à taux progressif sur la partie excédant les fameux 3% du PIB, constituerait une modalité d’encadrement des finances plus souple et nullement pro-cyclique. En cas de crise généralisée, donc de déficits élevés dans l’ensemble de l’Union, le produit de la taxe serait certes en progression, ce qui accentuerait a priori les difficultés conjoncturelles nationales, mais il n’en serait rien dans les faits car cette nouvelle ressource propre alimenterait aussitôt des investissements (préalablement sélectionnés) au niveau européen. Les investissements publics présentant au demeurant, traditionnellement, un multiplicateur budgétaire plus élevé que les dépenses courantes.
  1. Deuxièmement, un saut quantique en matière de représentation démocratique. L’échelon européen est souvent diabolisé au moyen de la sentence sans appel : « déficit démocratique ». Indépendamment du fait de savoir si (une partie de) ce soi-disant déficit n’est pas virtuel, simplement pour nourrir tel ou tel discours anti-européen, ne pourrait-on pas éradiquer une fois pour toute cette plaie, en donnant aux institutions européennes une longueur d’avance en la matière? Les idées ne manquent pas : élections du Parlement européen (dont les pouvoirs seraient progressivement élargis) sur la base de programmes et de partis transcontinentaux, un renforcement de la dimension communautaire pour les grands défis et bouleversements socio-économiques, au détriment de l’approche intergouvernementale. Voire même une assemblée (ou une partie du Parlement européen) composée d’un panel représentatif de citoyens[4]. Enfin, des groupes de travail impliquant experts et citoyens pourraient être mis en place sur des thèmes européens transversaux, mobilisation de la sorte l’intelligence collective.
  1. Troisièmement, un encouragement au brassage des populations, à l’ « Europe au quotidien». La zone euro se caractérise en réalité par un brassage très faible. Si plus de 30% des résidents américains sont nés dans un autre état que celui où ils habitent, la proportion correspondante est de 1,5% seulement au sein de la zone euro. Cette situation a pour effet une cohésion toujours insuffisante de la zone et un ajustement plus pénible aux chocs économiques asymétriques. Pourraient remédier à cela un meilleur apprentissage des langues dès le plus jeune âge, un plus grand accès des non nationaux au marché du travail (y compris la fonction publique), une portabilité accrue des droits à la sécurité sociale, un vrai passeport européen permettant d’asseoir la citoyenneté européenne sur un nouveau piédestal, une homogénéisation du marché du logement (important aussi pour la diffusion des impulsions de politique monétaire) ou plus de possibilités de formations dans d’autres pays de la zone en faveur d’employés ou encore d’apprentis.
  1. Quatrièmement, la formation des salaires: c’est un domaine très délicat. Une intervention directe d’instances européennes dans ce domaine serait fort mal considérée par les opinions publiques et les partenaires sociaux. Mais les Gouvernements nationaux pourraient mettre en place des instruments assurant une moindre déviation des salaires nationaux par rapport à la productivité. Le tout aboutissant à une plus grande convergence de fait des politiques de revenus, à rebours également de tout biais « déflationniste ».
  1. Cinquièmement, les mécanismes de solidarité entre pays: des transferts trop explicites risqueraient de stigmatiser les pays en détresse et de braquer les pays contributeurs. Pourquoi ne pas plutôt communautariser certains risques existants, par exemple en mettant en place une allocation de chômage de base européenne (c’est-à-dire intégrée au budget européen) se substituant à une partie des indemnités nationales existantes ? Une telle refonte nécessiterait certes une homogénéisation de la définition des chômeurs indemnisés et des mécanismes de paiement des allocations – pas une mince affaire…. D’autres stabilisateurs automatiques pourraient cependant être envisagés à l’échelle européenne, par exemple des transferts européens alloués en faveur de décrochages cycliques (constatés sur base de statistiques « peu falsifiables ») dans les Etats membres, ou des transferts alimentant directement les fonds nationaux d’indemnisation du sous-emploi sur la base du taux de chômage harmonisé publié par Eurostat.
  1. Sixièmement, pourquoi pas, dans une perspective plus structurelle, européaniser un peu plus les finances publiques ? Le budget européen se limite à environ 1% du PIB de l’Union actuellement… On pourrait dès lors envisager d’accroître la proportion des recettes totales dévolues à l’Union, en échange bien entendu de budgets nationaux réduits à due concurrence. Les soldes budgétaires seraient forcément moins disparates dans un tel cadre et le budget européen renforcé permettrait d’assurer une réponse intégrée aux chocs.

Une réforme globale de ce type ne serait certainement pas facile à mettre en œuvre… d’où la nécessité de se mettre à la tâche sans tarder. Forts d’une conviction pouvant se décliner sous la forme d’une équation toute simple : repli national = « no future »…


[1] Fin 2011, un « pacte de stabilité et de croissance » renforcé est entré en vigueur avec un nouvel ensemble de règles en matière de surveillance économique et budgétaire. Ces nouvelles mesures (le «six-pack») se composent de cinq règlements et d’une directive.

[2] Voir : http://ec.europa.eu/priorities/sites/beta-political/files/5-presidents-report_fr.pdf.

[3] Voir à ce sujet notre blog http://www.fondation-idea.lu/wp-content/uploads/2015/03/3_Pacte-de-stabilité-sortir-du-piège-de-la-complexité.pdf et l’Idée du mois http://www.fondation-idea.lu/wp-content/uploads/2015/02/IDEA_IDM6_zone_euro1.pdf.

[4] Voir à ce propos Buchstein et Hein, http://hubertus-buchstein.de/SW_buchstein-hein2009-zufall%20mit%20absicht.pdf).

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