La Grande Région est le nom – générique et guère porteur de sens en lui-même – donné à l’espace transfrontalier « Saar – Lor – Lux – Rhénanie-Palatinat – Wallonie – Communauté française et germanophone de Belgique[1] ». Plus de 11 millions de personnes, sur un territoire de 65.401 km2, parlant 3 langues différentes, cohabitent – de facto – dans une région où les frontières physiques ne sont plus guère perceptibles, et ce en raison de l’intégration européenne qui s’y applique – sans doute – plus que n’importe où ailleurs au sein de l’Union européenne (UE). Mais ces régions collaborent également de jure. Ainsi, la Grande Région dispose notamment d’un instrument politico-institutionnel nommé « Sommet », c’est-à-dire un ensemble de rencontres régulières – préparées par plus d’une dizaine de groupes de travail – au « plus haut niveau politique » des différentes entités territoriales concernées, d’un Conseil économique et social entre les partenaires sociaux et d’un Conseil parlementaire interrégional entre les assemblées parlementaires. Elle dispose aussi – et ce ne sont que quelques exemples parmi une longue liste – d’un Observatoire interrégional de l’emploi, d’une taskforce « frontaliers, de sa propre « Maison » (Maison de la Grande Région), d’un Conseil interrégional des chambres de métiers, et même, sous forme d’un « groupement transfrontalier », d’une Université, qui plus est appelée « Université de la Grande Région ».

Il n’y a donc pas une Grande Région, mais, sur le plan multilatéral, une architecture complexe, multidimensionnelle et ambigüe de coopérations et d’échanges formels et informels. Les intentions sous-jacentes à cette architecture sont souvent les bonnes : il s’agit en effet d’encadrer et de faciliter une réalité bien tangible qui est celle d’un espace transfrontalier modèle au sein de l’UE. En effet, rares sont les régions limitrophes au sein de l’Union qui mettent en œuvre aussi manifestement et naturellement les libertés fondamentales européennes. Les frontières ne sont plus des barrières infranchissables – ni aux biens et services ni aux personnes, ni aux capitaux – mais simplement des points géographiques et administratifs donnés.

L’UE étant la force motrice de l’intégration européenne, la Grande Région est l’essence qui l’alimente et les coopérations au niveau grand-régional sont l’huile permettant de fluidifier le fonctionnement des rouages et engrenages au niveau régional et local. Si la motivation ayant donné lieu à une telle mosaïque de coopérations interrégionales est fort louable, les réalisations concrètes semblent parfois lentes et peu perceptibles.

En effet, la gouvernance de la Grande Région est un véritable casse-tête dans sa « morphologie ». Elle est pour commencer fondée sur l’existence d’un Etat souverain, d’une région française subdivisée en départements, d’un millefeuille belge à part entière (région wallonne, communautés germanophone et française – pour autant que l’on écarte Bruxelles… – le tout étant composé de provinces) et de deux Länder allemands. Une gouvernance difficilement intelligible dont les centres décisionnels et économiques respectifs sont parfois relativement éloignés du noyau de la Grande Région. Citons à titre d’exemple la capitale Mayence en Rhénanie-Palatinat, dont la zone de chalandise se trouve avant tout dans la région Rhin-Ruhr et vers Francfort, ou encore Namur, capitale d’une Wallonie dont le cœur draine vers Bruxelles, voire vers Lille. Et une juxtaposition de composantes territoriales dont l’étendue du pouvoir décisionnel s’articule à plusieurs vitesses et ne se trouve pas au même niveau (voir l’exemple des conseils généraux et régionaux en France, sachant que (souvent) le pouvoir décisionnel revient à Paris).

Aussi, n’est-il sans doute pas faux de dire que les entités territoriales allemande, française et belge faisant partie de la Grande Région sont soit éloignées géographiquement de leurs centres administratifs nationaux, soit (très) différenciées du point de vue économique, que ce soit en termes de dynamique et de performance ou que ce soit du point de vue des résultats atteints (à titre d’exemple, le PIB par habitant de la région flamande est supérieur de 18% à la moyenne européenne, la richesse per capita de la Wallonie étant de 12% inférieure à cette même moyenne). Des enseignements similaires, allant dans le sens d’une très grande disparité, sont aisément perceptibles dans les indicateurs régionaux de compétitivité mis à disposition par l’UE (« Regional competitiveness index »[2]).

De surcroît, alors que les entités territoriales ont tout intérêt à coopérer d’un point de vue socio-économique, très souvent, elles se trouvent aussi en situation de concurrence. La Grande Région n’est pas non plus, culturellement ou sociologiquement, un territoire auquel les citoyens adhèrent facilement, a fortiori encore moins un territoire de communauté de destins. Outre les barrières linguistiques et l’ombre toujours présente de l’histoire de notre continent, en général, et de notre région, en particulier, notamment au 20e siècle, la « Grande Région » n’est pas en soi un concept auquel on adhère naturellement. Et pour cause… Comment peut-on ressentir un sentiment d’appartenance envers un territoire auquel il est fait référence sous la désignation utilitariste : « Grande Région » ?

Les quelque 200.000 frontaliers – la Grande Région constitue le premier marché du travail transfrontalier de l’UE des 28 – sont peut-être des ambassadeurs (pour autant qu’ils s’intéressent à leur région d’accueil au-delà de la poursuite d’une activité professionnelle), la capitale européenne de la culture « Grande Région » de 2007 a sans doute été une très belle initiative, contribuant à cimenter la « Grande Région des cœurs », mais en général on peut s’interroger sur les destins partagés entre les habitants de Charleroi, d’Esch-sur-Alzette, de Ludwigshafen, de Blieskastel, de Lunéville et de Metz (sans même évoquer l’éventualité que, demain, la frontière de la Grande Région s’arrêtera peut-être dans la banlieue française de la ville suisse de Bâle). La Grande Région ne dispose pas non plus d’une grande métropole et est avant tout composée de villes de taille petite ou moyenne et de territoires plutôt ruraux ; le terme quelque peu rébarbatif de « région métropolitaine polycentrique transfrontalière » étant employé pour faire contre mauvaise fortune bon cœur.

La question mérite d’être posée : la Grande Région n’est-elle pas déjà trop grande, trop disparate, trop incohérente, trop compliquée ? Les territoires frontaliers qui font apparaître des liens réels ont tout intérêt à coopérer et à démanteler des barrières. Ces liens sont sans doute plus évidents entre Thionville, Luxembourg, Trèves, Arlon, Metz et Sarrebruck qu’entre Tournai, Landau in der Pfalz, Eupen et Pont-à-Mousson.

Pour éviter la paralysie, il faudrait résolument mettre en œuvre, dans la Grande Région, le principe de la subsidiarité, c’est-à-dire prendre les décisions là où elles font sens. Il faudrait mettre de l’ordre dans le méli-mélo grand-régional, s’interroger sur ses frontières, se fixer quelques grandes priorités socio-économiques, sociologiques et culturelles (p.ex. la mobilité, la reconnaissance des diplômes, la protection des droits de sécurité sociale, l’apprentissage des langues et de l’histoire commune) et se donner les moyens de les atteindre.

Le Luxembourg doit jouer un rôle moteur en ce sens. Situé au cœur de la Grande Région, c’est notre pays qui retire sans doute le plus grand nombre de bénéfices suite à l’ouverture des frontières et à la construction du « mini-laboratoire  de l’Europe» que constitue de manière évidente (d’abord par son potentiel) la Grande Région. Les citoyens luxembourgeois maîtrisent souvent, outre leur langue nationale, les deux langues étrangères employées dans la Grande Région. Les Luxembourgeois ont l’habitude et le réflexe naturel de passer des frontières, dans l’esprit et dans les faits. S’il est possible de s’imaginer que l’Europe puisse « se passer » du Luxembourg, il est clair que le Luxembourg ne peut aucunement fonctionner sans l’Europe. Les responsables politiques du Grand-Duché ont probablement, sur la majorité des dossiers, une ouverture et une mainmise plus directes auprès des autorités nationales des partenaires grands-régionaux que l’ont les décideurs locaux et régionaux des entités territoriales considérées.

Il conviendrait d’en faire bon usage car le Luxembourg a tout intérêt à ce que la Grande Région réussisse. La Grande Région est notre zone de chalandise, notre pourvoyeur de main-d’œuvre et notre espace de vie. Puisque les progrès sont lents en Grande Région car la gouvernance est complexe et parce que les autorités nationales des régions partenaires ont probablement « d’autres chats à fouetter », le Luxembourg doit redoubler d’efforts pour pérenniser et développer la Grande Région. A cet égard, il doit interpeler tant les partenaires régionaux que les autorités nationales des régions limitrophes afin qu’ils « annoncent la couleur ». Il s’agit, ni plus, ni moins, de mettre en œuvre de manière concrète et sur le terrain, l’esprit des traités européens d’une « union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe », et de montrer, au niveau du laboratoire qu’est la Grande Région, qu’il « n’y a pas plus européen que le Luxembourg[3] ».

L’auteur tient à remercier M. François-Xavier Borsi pour la relecture de la présente contribution et pour ses précieux conseils.


[1]Voir le Portail de la Grande Région : http://www.granderegion.net/fr/grande-region/index.html.

[2]http://ec.europa.eu/regional_policy/sources/docgener/studies/pdf/6th_report/rci_2013_report_final.pdf.

[3]Le slogan « Il n’y a pas plus européen que le Luxembourg » est issu d’une « Idée du mois » publiée par la Fondation IDEA asbl : http://www.fondation-idea.lu/wp-content/uploads/2014/07/IDEA_Id%C3%A9e-du-mois_3_nation-branding.pdf.

2 thoughts on “Grande Région, petit dénominateur commun?

  1. Voici un article qui explicite bien des aspects de la question polymorphe de la Grande Région. Il sera intéressant de voir quelle(s) conséquence(s) la réforme des régions (super régions) adoptée tout récemment en France aura sur l’implication de la Lorraine et son rôle au sein de la Grande Région et, le cas échéant, sur les opportunités possibles d’un élan de cette dernière, y compris en termes de gouvernance. Fx Borsi

  2. Il n’y aura pas de conséquences ni d’interférences si l’Etat (français) ne donne pas plus d’autonomie aux Régions et si les régions ne modifient pas, même un petit peu, leur budget en faveur de relations transfrontalières renforcées. Comme d’habitude c’est l’Europe qui doit s’en occuper même si ce sont les régions transfrontalières qui devraient être les acteurs principaux et les principaux bénéficiaires d’une politique de coopération avec le voisin. Les Länder allemands coopèrent déjà vigoureusement avec l’Alsace, la Sarre avec l’Alsace et la Lorraine, la Belgique avec la Champagne-Ardenne, etc. Il n’y aura pas de conséquences tant que les états ‘resteront chez eux’ comme ils le font. La Lorraine a toujours été absente ou en retard en mlatière de coopération tranfrontalière. Ce n’est pas un regroupement des régions qui y changera quelque chose. Il y aurait des conséquences si le “Sommet des exécutifs de la Grande Région”, c’est son titre complet, agissait d’une manière plus démocratique en appelant à la collaboration, la ‘société civile’. Ce n’est pas le cas. Les ‘politiques’ n’aiment pas être dérangés. Merci de votre attention.

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