Luc Frieden est avocat, Président de la Chambre de Commerce et ancien Ministre des Finances. Il s’exprime ici en son nom personnel.
Il ne fait aucun doute qu’une crise très grave frappe actuellement notre pays et le monde. Si cette crise est tout à fait unique au plan sanitaire, avec son lot dramatique de morts et de malades graves, exceptionnelle aussi en termes de restrictions à nos libertés fondamentales, elle me semble néanmoins moins unique qu’on ne le pense dans sa dimension économique. Certains parlent de situation économique et de mesures de sauvetage sans précédent. A cet égard, il est intéressant de relire les titres de la presse lors de la crise boursière de 1929, au lendemain de la guerre, ou après la vague des attentats terroristes. A chaque fois les mêmes qualificatifs reviennent, puisque dans l’urgence, nous perdons de vue la perspective historique.
Le Luxembourg a connu d’autres crises graves au cours des dernières décennies, comme les crises de la sidérurgie ou la crise financière. Même si chaque crise a eu des origines différentes, toutes présentent des parallèles intéressantes: A l’origine, se trouvent à chaque fois des facteurs internationaux, avec un impact économique national très fort. Chacune de ces crises s’étenda sur plusieurs années . Et la survie économique nécessita chaque fois une action étatique conséquente, soutenue par la solidarité nationale et possible grâce à des finances publiques saines.
La crise de la sidérurgie
Une véritable crise structurelle, due à une surcapacité d’acier, affecta la sidérurgie luxembourgeoise dans les années 1974-1975. En une année, la production d’acier au Luxembourg diminua de près de 25 pour cent. Cette crise, qui connaîtra deux chocs successifs, dura pendant dix ans. Vu le poids de l’Arbed (aujourd’hui ArcelorMittal), de loin le plus grand employeur du pays, ce fut un choc qui ébranla profondément le Luxembourg. Le Luxembourg voyait la perspective d’un chômage massif et d’un net recul du niveau de vie. Ce fut une véritable catastrophe nationale.
Les gouvernements successifs et l’Arbed prirent des mesures exceptionnelles pour éviter le pire: introduction de travaux extraordinaires dans l’intérêt général, pré-retraite obligatoire, division anti-crise pour les ouvriers en surnombre. Le comité de coordination tripartite (Etat, patronat, syndicats) est institué par la loi et de nombreuses mesures d’aide à l’investissement sont introduites, dont beaucoup continuent d’exister à ce jour. Au niveau financier, les mesures sont aussi sans précédent: l’Etat luxembourgeois entre au capital de l’Arbed, certaines taxes, dont la TVA, sont augmentées et un important impôt de solidarité est introduit. Les trois principales banques du pays (BCEE, BGL et BIL) interviennent par des prêts et des obligations convertibles importantes. Le coût total de l’intervention de l’Etat dans la crise de la sidérurgie est estimé à 55 milliards de francs, somme colossale pour l’époque (le budget annuel de l’Etat en 1987 était de 84 milliards de francs).
La crise financière
Si j’ai vécu de près la première crise comme enfant de sidérurgiste, il me fut donné d’être en première ligne comme ministre du Trésor puis des Finances lors de la deuxième crise grave qui secoua notre pays dans l’après-guerre, la crise financière. En fait, ce furent deux crises: Une première qui frappa le secteur financier et une deuxième qui toucha profondément l’euro. Pour notre pays, qui avait réussi à sortir de la crise de la sidérurgie, notamment grâce au développement du secteur financier et de sa contribution au budget de l’Etat, la crise qui frappa les banques fut dramatique. Comme les banques sont les dépositaires des fonds de leurs clients, les faillites bancaires auraient entraîné des conséquences économiques et sociales dramatiques et inimaginables pour notre pays. Beaucoup de citoyens auraient perdu leur épargne et leurs emplois, tout comme les entreprises n’auraient plus eu de moyens pour payer leurs salaires et investissements. Dès le premier coup de téléphone que je recevais le 26 septembre 2008 d’un dirigeant d’une grande banque de la place, je réalisais que notre pays allait entrer dans une crise sans précédent et qu’il fallait agir de manière forte et déterminée.
Comme pour la crise de la sidérurgie, l’origine de la crise financière fut internationale avec en particulier la crise des prêts hypothécaires à risque aux Etats-Unis, puis la faillite de la banque Lehman Brothers, ce qui a conduit à de fortes tensions sur le marché interbancaire. Les banques luxembourgeoises et certains fonds d’investissement se sont heurtés à des conditions de financement de plus en plus difficiles. Dans un pays où le secteur financier représentait déjà à l’époque 30% du PIB et 25% des recettes fiscales, cette crise allait devenir une nouvelle catastrophe nationale. Il fallait à tout prix agir, d’autant plus que la crise allait affecter les plus grandes banques de détail de la place, Fortis et Dexia (par leurs filiales BGL et BIL), couvrant à elles seules plus de la moitié des entreprises et personnes physiques résidentes. Leur disparition totale ou partielle aurait entrainé la faillite de nombreuses sociétés luxembourgeoises, le chômage massif et l’appauvrissement de beaucoup de personnes physiques.
Les négociations menées pendant quelques jours et nuits avec les banques, ainsi qu’ avec les gouvernments français, belge et néerlandais, furent extrêment complexes, car uniques en leur genre. Par des mesures courageuses et prises dans un laps de temps extrêmement court pour éviter des comportements de panique chez les déposants, l’Etat luxembourgeois a injecté 2,5 milliards d’euros (soit 6,4% du PIB de l’époque) dans le capital de la BGL, devenant par la suite son actionnaire à hauteur d’un tiers de son capital (à côté du groupe BNP Paribas). Au niveau de la BIL, l’Etat luxembourgeois a d’abord injecté 375 millions dans le capital du groupe (aux côtés de la France et de la Belgique), et émis des garanties à hauteur de 4,5 milliards. Ce n’est qu’au cours de la deuxième phase de la crise en 2012, que l’Etat entre à hauteur de 10% au capital de la BIL avec un investissement de 73 millions d’euros (aux côtés du holding d’investissement Precision Capital). Les moyens financiers mis en oeuvre, soit quelque 7,5 milliards d’euros furent sans précédant (le budget annuel de l’Etat en 2009 était de 9 milliards). Il faut noter avec satisfaction, dix ans après, que ces garanties n’ont jamais été tirées et que les investissements faits étaient profitables en termes de dividendes et de valeur. Personne ne pouvait le savoir à l’époque et tel ne fut point le but de nos décisions. Je suis heureux que nous ayons ainsi réussi à protéger l’économie luxembourgeoise et sa population d’une grave catastrophe économique et sociale.
La crise financière a eu une incidence négative importante sur l’ensemble de l’économie luxembourgeoise, le PIB diminuant en 2009 de -4,5% par rapport à l’année précédante. Les impôts payés par les banques ont diminué de deux tiers en 2008 et les recettes au titre la taxe d’abonnement sur les fonds, en raison de la diminution de la valeur des actifs sous gestion, a diminué de 25% en 2008.
La crise de l’euro
La crise financière, qui fut déjà dramatique en elle-même, s’accompagna d’une autre crise qui frappa de plein fouet le Luxembourg, à savoir la crise de l’euro. En effet, alors que certains membres de la zone Euro avaient déjà une dette importante avant la crise financière, les opérations de sauvetage du secteur financier et les plans de relance économique conduisaient à ce que certains Etats ne réussissaient plus à se financer sur les marchés financiers et risquaient d’entraîner toute la zone euro dans la tourmente. Il s’agissait en particulier de la Grèce, de l’Italie, du Portugal et de l’Irlande, et dans une certaine mesure, de l’Espagne.
Cette crise fut résolue dans un effort de solidarité et d’intérêt commun sans précédent des pays qui ont l’euro comme devise. Je puis témoigner ici qu’à aucun moment, l’exclusion ou la faillite d’un Etat membre de la zone euro ne fut sérieusement envisagée par les ministres des Finances des pays euro, alors qu’elle aurait conduit à un effet boule de neige incroyable dont il aurait été difficile de prévoir l’aboutissement. Un plan de relance européen par des mesures budgétaires nationales et des prêts de la Banque européenne d’investissement fut adopté dès la fin 2008 à hauteur de 200 milliards d’euros. Près de 350 milliards d’euros de prêts, liés à des conditions budgétaires strictes, furent accordés aux pays en crise. Des chiffres faramineux sans précédent, tout comme il y a lieu de rappeler les moyens exceptionnels et non-conventionnels mis en oeuvre par la Banque Centrale Européenne.
Une mention particulière revient ici au European Stability Mechanism (ESM), le mécanisme de stabilité européen qui a pour mission d’accorder des prêts aux Etats-membres de la zone euro en cas de problèmes financiers graves et affectant la stabilité financière de la zone euro. J’avais pu convaincre à l’époque mes collègues ministres des finances que le Luxembourg pourrait facilement créer la structure juridique nécessaire à cet effet (une société de droit luxembourgeois), ce qui explique pourquoi j’ai pu signer, au nom de tous les pays de la zone euro, l’acte constitutif de l’EFSF (European Financial Stability Facility) en juin 2010 et que l’ESM, son successeur juridique, ait trouvé son siège à Luxembourg. En 2012, l’eurogroupe a augmenté le plafond de la capacité de prêts de l’ESM à 700 milliards d’euros, dont 80% sont encore mobilisables à l’heure actuelle. Le Luxembourg participe à hauteur de 1,75 milliards à cet instrument depuis 2012. Je pense que l’ESM pourra aussi jouer un rôle important dans la crise économique due au coronavirus.
Le Luxembourg et l’Europe ont réussi à sortir relativement indemne de cette crise extrêment grave que fut la crise de l’euro et la crise financière. Elle a duré près de six ans. Elle fut résolue grâce à une action coordonnée de l’Europe et des moyens financiers sans précédent au niveau européen et national.
Leçons de crise
Les crises financière et économique m’ont accompagné pendant de nombreux mois au cours de mon troisième mandat ministériel. Si la crise du coronavirus est unique dans sa dimension médicale internationale, si les mesures de santé publique et économiques prises à ce jour sont considérables et louables, il est toujours bien de prendre du recul, de remettre les choses en perspective et d’apprendre de crises précédentes. Je pense qu’il y a plusieurs facteurs communs qui nous ont permis de surmonter les crises précédentes et qui nous permettront de sortir de la crise actuelle: les finances publiques saines, l’action de l’Etat et l’unité nationale.
Si l’Etat luxembourgeois a pu intervenir dans les crises précédantes, ou amortir le choc provoqué par des facteurs externes au pays, c’est qu’il a pu maintenir des finances publiques saines. J’ai vu trop de pays au cours des dernières années qui ne pouvaient ni investir, ni soutenir leur population et leurs entreprises parce qu’elles n’en avaient pas les moyens en raison d’un endettement déjà trop élevé. Il est fort possible que ce constat s’appliquera également dans la crise actuelle, alors que sept pays de la zone euro ont des taux d’endettement proches ou supérieurs 100% du PIB. C’est la raison pour laquelle j’ai plaidé à de nombreuses reprises à ce que en temps de croissance, il faut dépenser avec prudence et réduire l’endettement. Même dans les années les plus difficiles de la longue crise financière de 2008 à 2013, le Luxembourg a toujours su respecter l’ensemble des critères de Maastricht en matière de déficit et de dette publique. Depuis le début de l’euro en 1999 à ce jour, le Luxembourg a obtenu chaque année sans exception, même aux pires moments de la crise financière, la meilleure notation pour ses finances publiques, dite AAA, si essentielle pour les financements dont l’Etat a besoin.
Le faible endettement de l’Etat a permis au Luxembourg de s’assurer facilement un financement externe pour intervenir en faveur de l’économie et des emplois durant la crise financière. C’est aussi ce qui a permis à l’Etat de lancer plusieurs programmes d’investissement anti-cyclique, dont ont bénéficié les entreprises et les emplois. Avec un maximum de dette de 23% du PIB à la fin de la longue crise financière en 2012 (soit une dette brute de 11 milliards, en ce compris les investissements de 2,5 milliards dans le capital des banques), le Luxembourg a su maintenir une des dettes les plus faibles de l’Europe. Seule l’Estonie avait une dette plus faible.
Le Luxembourg dispose d’un niveau de dette qui lui permet d’intervenir pendant cette pandémie en faveur des entreprises et des ménages. Les mesures annoncées au début de la crise du coronavirus, aides directes et garanties, sont une bouffée d’air frais importante pour les entreprises et leurs salariés. Mais n’oublions pas que les moyens financiers de l’Etat (et de l’Europe) ne sont pas infinis. Les fonds de l’Etat proviennent des contribuables et de l’activité économique. Nous sommes une économie ouverte, dépendante de la place financière et de l’économie internationale. Des chocs externes, avec des pertes de revenu pour l’Etat et les entreprises peuvent donc impacter le Luxembourg dans les mois à venir. Il faudra veiller, après la crise sanitaire et économique, à revenir rapidement à une politique prudente en matière de dépenses publiques et réduction de dette, si l’on veut éviter des augmentations d’impôts nuisibles au pouvoir d’achat des personnes et à la santé financière des entreprises.
Le rôle de l’Etat
En cas de crise grave, la fonction de stabilisation de l’économie ne peut provenir que de l’Etat. Il en fut ainsi lors de l’effondrement de la sidérurgie ou du système financier. Il en sera de même dans la crise actuelle. L’Etat dispose de contacts étatiques internationaux indispensables et de moyens financiers qu’il peut mobiliser rapidement. L’Etat est aussi à même d’agir rapidement pour rétablir la confiance. Seuls les pouvoirs publics, y compris la Banque centrale européenne, étaient à même, lors de la crise financière et économique la plus grave depuis la Deuxième Guerre mondiale, à prendre endéans quelques heures, des décisions majeures qui ont rétabli la confiance et sauvé le système économique et financier. Ou comme le décrit l’ancien Premier Ministre Pierre Werner dans ses mémoires en rapport avec la crise de la sidérurgie, que ‘jamais depuis le début de l’ère industrielle, les pouvoirs publics s’étaient vu attribuer un rôle de responsabilité aussi vaste qu’au cours de ce lustre d’années’.
En cas de crise, la confiance des citoyens envers l’Etat augmente, pour autant que l’Etat soit bien organisé. Tel a heureusement été le cas de l’Etat luxembourgeois dans toutes les crises d’après-guère. Je suis convaincu que l’Etat luxembourgeois saura jouer son rôle également dans les mois à venir.
L’unité nationale
Les crises impliquent des décisions graves et exceptionnelles. L’intérêt général exige alors de s’unir autour des responsables politiques. Seule l’unité nationale permet de prendre des décisions rapides, que le cours normal du débat démocratique ne permet guère en temps normal. J’ai toujours pu compter en 2008 sur le soutien des principaux partis d’opposition. Cette unité exige aussi la coopération étroite entre les dirigeants politiques et économiques. Evidemment, cette situation ne doit pas mettre fin au débat d’idées. Dans l’urgence, il faut se serrer les coudes; après l’urgence, il faut qu’on discute de façon contradictoire des moyens de relance économique. Il peut être utile de relire les contributions des forces vives de la Nation publiées à la suite des crises précédantes pour voir la virulence de vues contradictoires sur la fiscalité, les finances publiques ou les réformes de l’Union économique et monétaire.
Chacune des crises précédantes a eu des conséquences importantes au niveau économique pendant de nombreuses années. La crise de la sidérurgie luxembourgeoise a duré près de 10 ans, la crise de l’euro a mis 6 ans avant de trouver une fin, du moins provisoire. La crise économique actuelle risque d’être longue elle aussi, surtout si les restrictions à la liberté de mouvement et de commerce perdurent trop longtemps.
Face à la brutalité des faits, dans nos peurs et interrogations, nous oublions parfois que d’autres crises ont été aussi graves et virulentes que la présente. Regardons les choses en perspective. Et souvenons-nous que l’Europe et notre pays ont réussi à surmonter les conséquences d’autres crises graves. A chaque fois, la solidarité, l’unité et l’effort de tous ont été une clé de la réussite. Je suis convaincu que nous surmonterons cette crise.