Compagnie, halte !
Depuis trois semaines, les activités économiques dans notre pays tournent au ralenti, voire sont interdites pour un grand nombre d’entre elles[1]. Les déplacements sur la voie publique sont interdits, sauf pour des motifs spécifiquement autorisés. Le client ne peut donc facilement se rendre à son fournisseur. Le confinement est assez généralisé et nous observons une limitation sévère notamment des activités commerciales, du secteur de l’Horeca et artisanales. D’autres branches, telles que les activités industrielles ou encore dans le domaine de la prestation de services marchands (services à la personne, professions libérales, etc.), sont également touchées, à différents degrés, par les effets induits par cette crise sanitaire sans précédent. Et ce à travers différents canaux : interruption des chaînes d’approvisionnement, taux d’absentéisme parfois très significatifs ou encore absence de demande suite à la rétention des clients (ou de leur incapacité de se déplacer), pour n’en citer que trois.
A cette situation s’ajoute, de manière générale, de très nombreuses entraves au trafic transfrontalier suite aux décisions des pays limitrophes d’instaurer des contrôles aux frontières, voire de fermer certains postes-frontières. Il en résulte une chute drastique (voire intégrale) du chiffre d’affaires des entreprises, couplée à des obligations financières « sortantes » toujours bien présentes, malgré les mesures d’urgence prise par les autorités publiques (chômage partiel, régimes d’aides, etc.) et l’indulgence de nombreux créditeurs.
Au-delà de la situation sanitaire et de santé publique telle qu’elle se présente, il y a donc bel et bien lieu de parler d’une crise économique sans précédent, arrivée de manière brusque suite aux mesures restrictives décrétées, touchant presque tous les secteurs de l’économie et s’inscrivant dans une relative durée. Nous observons, quasi comme lors d’un « replay » d’un but lors de la retransmission d’un match de football, qu’au ralenti, notre économie s’étouffe. Et avec cette tendance « macroéconomique », des milliers de parcours et destins individuels – des indépendants, des chefs d’entreprises, des salariés – s’insécurisent et partent progressivement en fumée. N’oublions pas, l’économie n’est autre chose que les interrelations marchandes (et bien sûr aussi non-marchandes, cette branche de l’économie nationale représentant environ 1 emploi sur 5 et une quote-part en réalité inestimable de « valeur ajoutée sociétale ») de milliers de personnes qui en retirent leurs moyens de subsistance.
L’économie n’est pas une science froide mais une réalité tangible
L’arrêt ou la marche dégradée de pans entiers de l’économie a des ramifications socio-économiques, qui augmenteront de façon exponentielle plus la durée du confinement et des interdictions ou limitations perdure. La durée des limitations, voire des interdictions, a notamment une incidence très significative sur la préservation (ou a contrario, la destruction) des structures économiques et entrepreneuriales en place, et donc, en fin de compte, de moyens de subsistance des entrepreneurs et des travailleurs. Il existe un lien très étroit entre la préservation du tissu et des structures économiques et la capacité de rebond de l’économie post-confinement. Ceci particulièrement pour les microentreprises, les activités d’indépendants et les PME, qui sont les structures souvent les plus vulnérables et dont la capacité de résilience et les liquidités ne permettent souvent pas de « temporiser » et d’attendre la fin des mesures restrictives.
En fonction du scénario de récession et de reprise postérieure, l’on parle par exemple d’une reprise économique en « V ». Dans ce cas, une chute (en 2020) serait suivie d’une reprise quasi mécanique et parallèle (2021) ; l’économie se réinscrivant par la suite dans son profil de croissance d’avant crise (à partir de 2022). Or, l’évolution peut aussi être en « U » : la chute serait suivie d’une stagnation et/ou d’une reprise assez molle, sans garantie que la trajectoire de croissance d’avant-crise puisse être atteinte de nouveau, à moyen terme. En fonction de la trajectoire de croissance post-crise, l’épisode récessif aura donc schématiquement été, soit un « trou d’air » temporaire, soit un décrochage durable, presque irrattrapable. La durée des restrictions et du confinement a donc aussi un impact considérable sur le potentiel de croissance à moyen terme de l’économie. Et cette croissance est le moteur de notre progrès social, le carburant de notre sécurité sociale et le garant de l’équité entre les générations.
Une simulation préliminaire (et non une projection macroéconomique) effectuée par la Chambre de Commerce et la Fondation IDEA indique qu’en cas de maintien des restrictions actuelles jusqu’à la fin du mois d’avril, le PIB pourrait chuter de l’ordre de 5% en 2020. Vu que les cicatrices durables sur le tissu productif pourraient alors sans doute être minimisées (grâce notamment aux mesures de stabilisation et d’aides décidées par le gouvernement), la croissance en 2021 pourrait être le miroir inversé de la chute de 2020. Nous serions donc plutôt dans un scénario de reprise en V, avec comme « perte macroéconomique » et donc socio-économique la simple « renonciation » à deux années de croissance « normale » (-5 en 2020 et +5 en 2021 au lieu d’avoir deux fois une croissance d’environ 2,5%), soit un « manque à gagner » d’environ 3 milliards EUR de richesses non-produites.
En se remémorant que chaque euro produit dans l’économie est aussi un revenu soit pour l’entreprise et ses propriétaires (excédent brut d’exploitation), pour le salarié (sous forme de salaires) ou pour l’Etat (sous forme d’impôts et de taxes sur la production, le revenu ou le patrimoine) ces 3 milliards correspondent environ à 1,5 mia EUR de rémunérations et 1,2 mia d’excédents bruts d’exploitation. Il en résultera par ailleurs une perte durable de recettes fiscales et de cotisations sociales de 1,2 milliard. Les finances publiques, à travers le double jeu des stabilisateurs autonomiques (hausse du chômage et des indemnités afférentes, transferts sociaux en hausse, rendement des impôts en baisse) et des mesures discrétionnaires (mesures d’aides directes aux entreprises) pourraient être déficitaires de l’ordre de 3 à 4% en 2020 et de -1% en 2021.
La simple « reconduction » de l’ensemble des restrictions et des mesures de confinement sur tout le mois de mai génèrerait, dans la simulation préliminaire, une récession de plus de 10% en 2020 suivie d’une reprise de « seulement » 5 à 6% en 2021. Les finances publiques afficheraient un déficit de plus de 7% en 2020 et dépassant même encore 3% en 2021.
Nous sommes tous d’accord que le simple fait d’agréger des « grandeurs économiques » ne permet pas de faire l’impasse sur la sauvegarde de vies humaines. Et il est très clair aussi qu’un « manque à gagner futur », aussi substantiel soit-il, ne doit pas « rivaliser » avec des mesures aigües de protection des vies humaines aujourd’hui. S’il paraît évident que les restrictions et les mesures de confinement ne peuvent ainsi être levées trop précocement pour éviter un stress insupportable sur le système de santé et des risques sanitaires incontrôlables, il est néanmoins indispensable de considérer dès maintenant une reprise contrôlée et gérée, basée sur les risques, de l’activité économique (« exit strategy ») ; sans nécessairement lier « la date » ou « les dates » de ces activités à la reprise pressentie des activités dans l’enseignement. Au contraire, ces activités (ayant lieu dans un milieu très confiné) étaient parmi les premières à être limitées, il semblerait donc a priori logique qu’elles ne soient pas les premières à reprendre.
Un acte d’équilibristes
Il s’agit en effet d’effectuer des « trade offs » bien articulés entre la poursuite de la stratégie de l’« aplanissement de la courbe des infections » – et donc le maintien des restrictions et des mesures de confinement actuelles à plus ou moins long terme – et le risque de créer des dommages à la substance et à la structure économique et entrepreneuriale tels qu’ils ne seraient plus, ou très difficilement, réparables.
Il pourrait en ressortir, à l’extrême, une très longue récession, un chômage de masse, une dégradation irrémédiable des finances publiques, une déprime durable des activités d’investissement et de consommation des agents économiques, un effritement de la cohésion sociale et une fonte des moyens d’action pour investir et préparer l’avenir du pays, maintenir à flot notre système inégalé de protection sociale, y compris notre système universel de soins de santé. Et cette énumération fait par ailleurs encore l’impasse sur le stress psychologique et social des mesures d’isolement de longue durée sur le bien-être individuel et collectif et les problèmes et défis qui pourraient en découler et qui ne sont pas traités ici.
L’économiste Robert Shiller (Yale) met en garde précisément que les conséquences socio-économiques du « lockdown » peuvent le cas échéant se muer en une « deuxième pandémie ». Il convient, dans un débat ouvert et impliquant les secteurs et les entreprises, de définir des seuils où le bénéfice marginal du maintien des actuelles mesures restrictives sanitaires (extrêmes mais appropriées à ce stade actuel de la contagion au Luxembourg) paraît inférieur aux dommages socio-économiques, à la destruction du tissu productif et à l’insécurisation de milliers d’existences, qu’il s’agisse d’indépendants ou de salariés.
Prochaine(s) sortie(s)
Un programme de sortie de crise s’impose en outre pour redonner la confiance et l’espoir et pour fédérer les efforts des entreprises, des secteurs, des corps intermédiaires et des autorités publiques autour d’une vision d’avenir positive. Il s’agit en outre d’éviter que des structures économiques et des entreprises luxembourgeoises parfaitement viables puissent devenir l’objet de convoitise et rachetées à une fraction de leur valeur intrinsèque par des investisseurs non-résidents.
Il convient in fine de se rendre à l’évidence que toute reprise – même si elle est sectorielle et itérative – est accompagnée d’une certaine inertie : les chaînes de production de valeur ajoutée doivent se remettre en place progressivement, notamment celles qui comportent des éléments transfrontaliers. La confiance des consommateurs et des investisseurs privés ne sera pas non plus restaurée d’un coup, mais va seulement lentement mais sûrement se rétablir ; mouvement qui peut être accéléré ou entravé par l’ambition du programme de relance de l’économie défini par les autorités publiques. Les perspectives d’emploi des entreprises pourront également s’avérer déprimées encore de façon durable, face aux grandes incertitudes.
Modèle luxembourgeois oblige, tout programme de reprise progressive devra pleinement mobiliser l’ensemble des « forces vives » de notre pays. Les entreprises ne pourront bien évidemment prendre des risques insensés ; ce qu’elles ne feront d’ailleurs pas en « temps normaux ». En effet, l’obligation légale d’assurer la santé et la sécurité des salariés, les démarches de RSE et les obligations en matière de protection des consommateurs érigent autant de barrières et de filets de sécurité indispensables et responsabilisent fortement entrepreneurs et entreprises. Les populations vulnérables devraient de toute évidence jouir d’une protection renforcée pendant plus longtemps.
Toutes les précautions étant prises, il ne semble pas aberrant de considérer, courant avril, la reprise contrôlée de chantiers de construction de moindre envergure ou encore d’activités artisanales, de professions libérales et d’indépendants pouvant être mises en œuvre dans le respect des normes de distanciation sociale et des « gestes barrière ». Le commerce de détail non-alimentaire pourrait aussi reprendre lentement mais sûrement, avec des mesures à prendre qui pourraient s’inspirer de celles mises en place par de nombreux supermarchés. Il ne semble en outre pas aberrant de concevoir le « retour à la production » d’activités industrielles et artisanales encore à l’arrêt et qui sont fortement automatisées et digitalisées.
Les secteurs ayant moins de possibilités matérielles de recourir au télétravail pourraient être considérées comme prioritaires à ceux qui peuvent y recourir. Le secteur de l’Horeca est un très bon exemple ou le présentiel l’emporte et où des simples précautions (comme une limitation des places en salle) peuvent permettre de reprendre doucement l’activité. Le tout bien évidemment en diffusant autant que cela puisse se faire les « bons gestes » d’hygiène et de sécurité et de santé au travail à travers les Chambres et fédérations professionnelles et les autorités compétentes comme l’ITM ou l’AAA. Une stratégie nationale d’acquisition et de distribution de masques, de gants et de vêtements protecteurs pourrait aussi largement contribuer au succès de la relance tout en minimisant les risques de contagion.
Cette crise nous met tous à l’épreuve d’une manière inédite. Elle pourra être relevée grâce à un effet collectif et solidaire. Le Luxembourg pourra en sortir renforcé, grâce à son agilité et sa culture du dialogue. Mais pour ce faire, tous les leviers doivent être actionnés et la reprise progressive et la relance économique doivent aller main dans la main avec les considérations sanitaires. Le « blueprint » du modèle socio-économique futur, avec le bien-être et la croissance qualitative en son centre, existe d’ores et déjà. Ce nouveau logiciel pour l’économie luxembourgeoise, couplé à notre expérience de la gestion de la crise autour du « COVID19 » (qui comporte fort heureusement aussi des volets positifs comme par exemple la modernisation à grande échelle des méthodes de travail et le grand élan de digitalisation des processus de travail et des canaux de distribution) et notre culture du consensus nous permettra de sortir la tête haute de ce défi sans précédent.
[1] Voir règlement grand-ducal modifié du 18 mars 2020 portant introduction d’une série de mesures dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 et l’arrêté ministériel du 16 mars 2020 portant sur diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid.
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