Les tableaux du portail de l’emploi que les statisticiens du Ministère de la Sécurité Sociale alimentent minutieusement offrent un bon aperçu du trésor de données dont dispose l’IGSS pour tout observateur du marché du travail luxembourgeois et grand-régional. Quiconque l’aborde ne manquera pas de rappeler que 46% de la main d’œuvre luxembourgeoise est frontalière ou que le nombre de frontaliers français a dépassé la barre des 100 000 au deuxième trimestre 2018.

Mais le nombre de travailleurs frontaliers est-il vraiment celui que l’on croit ? En effet, les données de l’emploi salarié par commune de résidence (au 31 mars 2018, dernières disponibles à ce jour) suggèrent que ces chiffres gagneraient être quelque peu affinés, pour deux raisons essentiellement. La première est que les salariés du Luxembourg déclarant résider à l’étranger n’enregistrent pas tous une résidence dans une des régions voisines (ils sont 7.400 dans ce cas). La deuxième est que certains salariés « frontaliers », bien qu’affiliés à la sécurité sociale du pays, ne travaillent pas forcément au Luxembourg car ils peuvent être détachés (plus de 8.000 personnes). Certains font partie des deux catégories à la fois.

La barre des 100.000 salariés frontaliers en Lorraine n’a pas (encore) été franchie

Ce cap symbolique a largement été commenté en 2018 (y compris par IDEA). Si l’on dénombrait bien 98.250 salariés du Luxembourg résidant en France en mars 2018 (c’est au 2ème trimestre que le seuil des 100.000 a été franchi), un peu plus de 3.000 d’entre eux ne résidaient pas en Lorraine et près de 700 entraient rangés dans la  catégorie « lieu de résidence non-déterminé ». A première vue, voir des frontaliers résider en Occitanie (100), en Provence-Alpes-Côte-D’azur (220), en Île-de-France (580) ou dans les Hauts-de-France (520) peut paraitre loufoque. Mais il est fort probable que ces frontaliers vraiment très atypiques ne le soient qu’au sens administratif… En effet, il est plus plausible qu’il s’agisse de situations dans lesquelles des salariés fraichement recrutés ne disposaient pas encore de logement « fixe » au moment de remplir les formalités administratives d’affiliation à la sécurité sociale. Il peut leur arriver de renseigner provisoirement l’adresse d’un membre de leur famille et rien ne nous permet de dire où ils résident réellement. Un autre cas de figure est celui des salariés disposant de deux résidences (par exemple un appartement au Luxembourg, en semaine, et une résidence « familiale » à l’étranger, le weekend). Enfin, parmi ces 3.000 personnes ne vivant pas en Lorraine, environ 600 sont des travailleurs détachés d’après l’IGSS.

En outre, le travail détaché depuis le Luxembourg vers la France concerne aussi (et surtout) les résidents lorrains. Aux 94.500 salariés recensés par l’IGSS comme habitant en Lorraine, il faut donc encore retirer pas moins de 2.900 travailleurs détachés. Au total, cela ferait passer le contingent lorrain de frontaliers « quotidiens » de 98.250 à 91.650. Si la barre symbolique est proche, elle n’a selon toute vraisemblance pas encore été franchie.

Il n’y a pas (non plus) 16.000 travailleurs français détachés du Luxembourg en France

Un autre chiffre récemment commenté en France peut être démystifié par les données sur les détachements fournies par l’IGSS[1]. D’après le récent rapport annuel de la Cour des comptes hexagonale, dont l’objet était la lutte contre la fraude[2], « le cas des salariés de nationalité française détachés par des entreprises d’autres États membres pour travailler en France (…) concerne 43.750 personnes », dont près de 16.000 par le Luxembourg (voir graphique ci-dessous). Cette situation s’expliquerait notamment par l’attractivité du système social luxembourgeois (en particulier les faibles cotisations salariales et patronales) et l’intérim serait le secteur le plus concerné.

On pourrait être tenté de rapprocher les quelques 16.000 Français détachés depuis le Luxembourg vers la France des (un peu moins de) 100.000 salariés résidant en France affiliés au Luxembourg. Mais cela serait inexact. Car les 16.000 personnes recensées par la Cour des comptes s’apparentent davantage à un nombre de contrats signés au cours d’une année qu’à un nombre d’emplois[3]. Les contrats se « font » et se « défont », on ne peut pas comparer des flux et des stocks, en particulier quand il s’agit de contrats à durée déterminée comme c’est le cas pour le détachement.

Comme évoqué plus haut, les données fournies par l’IGSS nous disent qu’à un « instant t », le 31 mars 2018, ce sont 3.500 postes qui étaient concernés et non 16.000, soit 3,6% des salariés résidant en France et ayant un contrat de travail luxembourgeois.

Qu’en est-il de la Wallonie, de la Rhénanie-Palatinat et de la Sarre ?

Dans les autres pays voisins, on constate également un écart entre le nombre de résidents salariés du Grand-Duché et le nombre de frontaliers dont on peut supposer qu’ils traversent réellement la frontière de manière régulière dans la Grande Région.

Données IGSS

En « excluant » les travailleurs déclarant une adresse en dehors de la Grande Région et les travailleurs détachés, il n’y aurait donc pas 46.800 navetteurs quotidiens depuis l’Allemagne mais 42.400. Pour la Wallonie, le chiffre passerait de 47.250 à 42.760. Dès lors, le Luxembourg comptait plutôt 176.760 frontaliers quotidiens que les 192.300 que suggèrent les données communément utilisées, soit quelque 8% de moins…

A noter également que la part des travailleurs détachés est la plus importante en Belgique avec 5,7% du total des salariés affiliés au Luxembourg et résidant dans le Royaume, contre 4% pour les salariés habitant « outre Moselle » et 3,6% pour les résidents français. Enfin, le détachement de salariés du Luxembourg au sein de la Grande Région concernerait près de 7.000 emplois.

Cette analyse ne remet en cause ni l’importance du travail frontalier sur le marché du travail luxembourgeois, ni le fait que son évolution rapide et continue est un enjeu économique et social de premier plan. Elle nous invite en revanche nous donner les moyens d’observer avec plus de précision les évolutions du travail détaché depuis le Luxembourg et ses possibles impacts.

 


[1] Les données concernant le travail détaché ne sont pas disponibles sur le tableau de bord de l’emploi. Elles ont été aimablement transmises par l’IGSS à IDEA.

[2] A noter par ailleurs qu’un accord pour renforcer la lutte contre la fraude au travail détaché a été signé entre les gouvernements luxembourgeois et français en mars 2018.

[3] Les données de la Commission européenne pour 2016 corroborent cet ordre de grandeur : en 2016, 17.906 autorisations de détachement du Luxembourg vers la France ont été délivrées. Voir : http://ec.europa.eu/social/BlobServlet?docId=19040&langId=en, p21.

[1] Les données concernant le travail détaché ne sont pas disponibles sur le tableau de bord de l’emploi. Elles ont été aimablement transmises par l’IGSS à IDEA.

[2] A noter par ailleurs qu’un accord pour renforcer la lutte contre la fraude au travail détaché a été signé entre les gouvernements luxembourgeois et français en mars 2018.

4 thoughts on “Combien y-a-t-il (vraiment) de travailleurs frontaliers au Luxembourg ?

  1. Il ne faut pas oublier, qu’en se basant sur les données IGSS, on sous-estime l’emploi au Luxembourg. Ces données ne tiennent pas compte des personnes employées par les institutions européennes établies au Luxembourg. Parmi eux il y a également une part non-négligable de frontaliers.

    1. Effectivement, au même titre que les travailleurs indépendants d’ailleurs.
      Les données de l’IGSS sont en fait surtout utiles pour suivre les évolutions de la population d’affiliés, ce qui est évidemment très important, car qui dit affilié dit cotisations et ouverture de droits sociaux.
      En creusant un peu on s’est rendu compte qu’il n’existait pas de série statistique consolidée et régulièrement mise à jour sur les navetteurs frontaliers quotidiens “réels”.

  2. Je suis assez d’accord avec ce papier, surtout avec cette conclusion qui dit qu’il faudrait être plus précis en matière de chiffres publiés (ou non) sur l’emploi au Luxembourg.

    À titre anecdotique (mais ce n’est pas une blague): les plus âgés parmi nous devraient se souvenir du premier annuaire statistique sur la Grande Région publié au milieu des années 1990. On y cherchait en vain des données sur le travail frontalier – qui est pourtant le «ciment» de la Grande Région – pour la simple raison que les Offices statistiques n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur des chiffres communs standardisés. Autrement dit, on a préféré taire le phénomène plutôt que d’étaler sur la place publique les différents et les différences des uns et des autres…

    Un mot sur les frontaliers qui n’ont pas la nationalité de leur région (pays) d’origine: Vincent Hein commet d’ailleurs lui-même l’erreur en affirmant dès le premier alinéa que «le nombre de frontaliers français a dépassé la barre de 100 000 au deuxième trimestre 2018». Ce ne sont pas les «frontaliers français», mais les «frontaliers de France», ce qui n’est évidemment pas la même chose. Au quatrième alinéa, et c’est tant mieux, l’auteur se rattrape en parlant de «98 250 salariés du Luxembourg résidant en France».

    Revenons-en à nos moutons: j’estime aujourd’hui à quelque 25 000 le nombre de frontaliers n’ayant pas la nationalité de leur région (pays) d’habitation, c’est donc très loin d’être marginal.

    Autre aspect intéressant, développé par l’auteur: les lieux de résidence déclarés des frontaliers de France travaillant au Luxembourg. C’est un phénomène identifié depuis longtemps, mais – c’est vrai – rarement évoqué et trop peu étudié. Une analyse réalisée il y a plus de dix ans par la cellule EURES de l’ADEM, avec l’ANPE Lorraine, avait indiqué pour 3 351 des 71 956 frontaliers enregistrés fin mars 2008 un lieu de résidence en-dehors de la Lorraine. Le top 5 (dénominations régionales de l’époque) s’affichait comme suit: Nord-Pas-de-Calais 664; Champagne-Ardenne 558; Ile-de-France 458; Alsace 450; Provence-Alpes Côte d’Azur 187. En-dehors des questions soulevés par Vincent Hein (s’agit-il de frontaliers qui n’ont pas encore réussi à se loger plus près de la frontière? gardent-ils deux lieux de résidence?) se pose évidemment aussi la question des emplois fictifs au Luxembourg: combien de gens sont assurés au Luxembourg tout en n’y mettant jamais ne serait-ce qu’un seul pied?

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