Internet, santé, éducation – aujourd’hui, l’offre de plus en plus de biens a priori publics tend à être prise en charge par les géants de la Silicon Valley. Ce blog examine quels motifs les entreprises américaines poursuivent avec leurs initiatives et quel pouvoir de marché elles exercent.
« Internet pour tous » est l’un des slogans clamés par les géants de la Silicon Valley. Google, la société Internet et le gouvernement du Sri Lanka ont récemment signé un contrat autorisant le déploiement de ballons stratosphériques faisant la promotion d’un accès à Internet rapide sur l’ensemble de l’île, sur 65.610 km2 soit 25 fois la superficie du Grand-Duché. Le ministre des télécommunications, Mangala Samaraweera, a expliqué lors d’une présentation publique que l’accès à Internet ne sera pas gratuit, mais que la connexion en « haut débit » serait néanmoins proposée à un prix « abordable ». Le Sri Lanka a une population estimée à 22 millions d’habitants, mais rares sont ceux qui ont une connexion à l’Internet mobile (les chiffres officiels évoquent 2,8 millions de lignes) ou à l’Internet fixe (606 000 abonnés selon ces estimations).
Google a en outre lancé en 2013 son projet « Project Loon » – un projet de recherche visant à développer l’accès à l’Internet dans les zones les plus reculées de la planète. Google n’est d’ailleurs pas le seul acteur qui souhaite offrir un accès à l’Internet « à partir de l’air » dans les régions les plus éloignées. Ainsi, l’objectif du projet Internet.org[1] – initié en 2013 par le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg – est de favoriser, en utilisant à cette fin des drones solaires émetteurs, l’accès à Internet pour tous. Sont particulièrement visés les pays en développement, souvent victimes de la fracture numérique.
Quels sont les motifs des géants de l’Internet ?
Google estime qu’à l’heure actuelle, près des deux tiers de la population mondiale sont encore « offline » – n’ayant pas accès à Internet. Les deux entreprises américaines mentionnées ci-avant (parmi d’autres) ont vu dans le développement d’une structure mondiale de l’Internet un nouveau secteur porteur d’activité. En offrant un accès à Internet rapide et abordable, elles essayent de se positionner comme des « bienfaiteurs sociaux », qui cherchent à connecter le monde entier. Même si ces entreprises ne gagnent pas de manière directe de l’argent avec leurs initiatives, il ne faut pas oublier qu‘elles poursuivent d’autres intérêts commerciaux bien déterminés. D’un côté, elles peuvent bénéficier de millions de nouveaux internautes, des clients potentiels de leurs services. De l’autre, elles peuvent générer un volume important de données – des informations qui leur permettent d’apprendre encore davantage sur le comportement de leurs utilisateurs et ainsi de mieux calibrer leurs services aux besoins spécifiques de ces derniers. Ainsi, en proposant l’accès à Internet, les utilisateurs vont passer plus de temps en ligne, vont divulguer des informations personnelles et vont être exposés à davantage de publicité en ligne – un comportement qui rapporte de l’argent à l’industrie Internet.
Bien sûr, leur manière de procéder n’est pas surprenante en soi. Est plus intéressant dans ce contexte le fait que les entreprises de la Silicon Valley ont de plus en plus tendance à fournir des services d’habitude offerts par l’Etat. A l’ère de la société de l’information, une couverture Internet complète est considérée comme un besoin fondamental, un besoin reconnu par les Etats comme en atteste la stratégie nationale pour les réseaux à « ultra-haut » débit du Luxembourg. Celle-ci vise notamment à garantir à tous les utilisateurs, quelle que soit leur position géographique, l’accès à un service de qualité minimale. La stratégie nationale entend également favoriser le déploiement de la fibre optique (accès à Internet ultra haut débit) dans tout le pays[2].
Le secteur de la communication n’est pas le seul secteur où de plus en plus d’entreprises assument des tâches traditionnellement dévolues à l’Etat – du moins selon une conception « européenne » du rôle qui revient à ce dernier. L’éducation[3] ou le secteur de la santé[4] sont d’autres domaines d’activité où les entreprises deviennent actives, notamment afin d’attirer l’attention des citoyens sur leurs produits et de recueillir dans la foulée de nouvelles données sur les utilisateurs.
De quoi tirent-ils ce pouvoir ?
Face à ce développement, les géants américains sont en train d’acquérir toujours plus de pouvoir. Grosso modo, leur pouvoir peut être expliqué par cinq facteurs. Tout d’abord, ils profitent d’un effet de réseau. Il s’agit ici d’un effet qui existe également dans les domaines des télécommunications ou de l’électricité, et qui fait que la valeur d’un service croît de façon exponentielle avec son nombre d’abonnés. Deuxièmement, ces entreprises opèrent sur des marchés « biface », soit des marchés qui ont pour point commun de mettre en relation deux catégories distinctes de clients, par l’intermédiaire d’un agent ou d’une plateforme d’intermédiation. Celle-ci est rémunérée du côté du marché le plus disposé à payer, de la même façon que les cartes bancaires sont utilisées à la fois par les clients et les commerçants, seuls ces derniers payant une commission sur chaque transaction. Ainsi, Google donne l’illusion que l’utilisation de ses services est gratuite pour l’utilisateur, qui « paye » en réalité en transmettant ses données personnelles à l’entreprise. Or ces données sont essentielles pour les annonceurs. Troisièmement, leur capacité d’innovation leur donne un avantage compétitif, qui leur permet entre autre de compliquer l’entrée d’autres acteurs sur leur marché. Cet effet de « winner takes it all » leur confère pour l’instant une véritable position de monopole. Finalement, un dernier facteur est l’intégration verticale : les acteurs d’Internet essayent de se diversifier pour renforcer des activités en aval. Google est notamment encore actif dans le domaine des moyens de paiement (Google Checkout), celui des contenus vidéos (Youtube) ou encore dans celui des télécommunications (Android).
Cette évolution montre que les géants d’Internet ne se contentent plus d’être uniquement des acteurs de la mise en relation, mais cherchent également à devenir eux-mêmes des marchands de biens et de services – une combinaison qui peut construire de véritables forteresses. Un plus grand dynamisme de l’Europe dans ce domaine d’activité essentiel serait d’ailleurs de nature à endiguer une telle concentration de pouvoir…
[1] Il s’agit d’un partenariat entre les entreprises Facebook, Samsung, Ericsson, MediaTek, Nokia, Opera Software et Qualcomm.
[2] https://www.gouvernement.lu/3938123/2010-strategie-ultrahaut-debit.pdf
[3] Google a lancé un projet en Inde, où il a offert gratuitement des ordinateurs portables (« Chromebooks ») à un certain nombre d’écoles
[4] En développant des lentilles de contact « intelligentes » capable de mesurer la glycémie des personnes diabétiques ou en essayant de prédire avec son l’arrivée de la grippe ou de la dengue dans une région du monde (en se basant sur les requêtes des internautes), Google est en train de devenir une entreprise mondiale de soins de santé.
Remarque personnelle: Je tiens à vous informer que, suite à une réorientation personnelle, ceci est ma dernière contribution que j’ai écrit en tant que collaboratrice d’IDEA. Je vous remercie pour votre intérêt et je souhaite une bonne continuation à toute l’équipe IDEA.