Franz Clément, Docteur en sociologie au LISER, réagit à l’Idée du Mois n°17 “Se loger au delà des frontières ? Luxembourg – Grande Région : je t’aime, moi non plus”.

La contribution que je souhaite faire n’a pas trait à l’article dans sa globalité, mais à des éléments tout-à-fait particuliers de celui-ci. Je relève en effet à la page 13 le titre « Une intégration à double tranchant pour les territoires frontaliers ? » Aux pages suivantes, l’article s’intéresse beaucoup à la perception que les citoyens ont des frontières et des mécanismes de collaboration existant au sein de la Grande Région, en particulier les accords bilatéraux. C’est à ces sujets que je tiens mon propos, pour terminer par ces deux interrogations. Les travailleurs frontaliers exerçant au Luxembourg sont-ils bien égaux entre eux ? Une véritable cohésion sociale existe-t-elle entre frontaliers de Belgique, d’Allemagne et de France ?

Afin de répondre à ces questions, il importe de s’interroger sur la manière dont s’effectue la production des politiques sociales et fiscales au Luxembourg et dans la Grande Région.

Une production d’abord européenne pour le domaine social et bilatérale pour le domaine fiscal

 Si la situation sociale générale des travailleurs frontaliers exerçant au Luxembourg est régie essentiellement par le Règlement européen 883/2004[1] concernant la coordination des régimes de sécurité sociale dans l’Union européenne, des conventions bilatérales ont été signées depuis longtemps en matières fiscale et sociale entre le Luxembourg et ses voisins. Ces conventions ne prévoient pas toujours les mêmes dispositions, mais globalement elles mettent à profit des travailleurs frontaliers des bénéfices sociaux importants. Ainsi, ces travailleurs frontaliers peuvent bénéficier de remboursements de sécurité sociale plus élevés que dans leurs pays de résidence, ainsi que d’allocations familiales complémentaires qui leur sont versées par le Luxembourg. Le tout entraîne une différenciation du traitement social entre ces travailleurs frontaliers et les travailleurs résidents de leurs pays respectifs qui, eux, ne bénéficient pas de pareils avantages ; c’est un fait. Le Règlement 883/2004 est prolongé par un Règlement d’application, le 987/2009.[2]

Les règlements européens dont il a été fait mention ont créé et créent toujours des mécanismes de coordination, mais en aucun cas une harmonisation des systèmes de sécurité sociale valable pour tous les Etats membres de l’Union européenne. Ces systèmes varient donc d’un Etat membre à l’autre et sont fonction de cultures sociales particulières.

Dans le domaine fiscal en revanche, le droit européen ne trouve pas à s’appliquer. Ce sont des conventions bilatérales signées entre Etats qui vont déterminer le régime fiscal des travailleurs frontaliers. Ces conventions fiscales bilatérales ont pour but essentiel d’éviter la double imposition des revenus provenant de divers Etats membres. Les règles et critères varient d’un cas à l’autre.

Frontaliers et résidents : cassures et différenciations

 Le fait que les normes sociales sont en quelque sorte coordonnées par l’Union européenne pourrait laisser croire que les travailleurs frontaliers exerçant au Luxembourg sont traités sur pied d’égalité avec les travailleurs résidents du pays. C’est globalement le cas. Il existe toutefois des matières dans lesquelles cette égalité est rompue. C’est le cas dans la problématique du paiement du chômage, par exemple.

Cet exemple est illustratif de l’internationalisation du marché du travail au Luxembourg et de ses conséquences. Il y a plusieurs années, une volonté européenne s’était faite jour pour que les allocations de chômage soient payées dans le pays de travail du travailleur licencié et non dans son pays de résidence. Le Luxembourg aurait été fortement pénalisé par ce système. En effet, si ce système avait été établi, le Luxembourg aurait été confronté au paiement d’allocations trop importantes pour les travailleurs frontaliers licenciés. Le taux de paiement des allocations au Luxembourg étant de 80% du dernier salaire durant douze mois (plafonné), le budget aurait connu de sérieux problèmes.

Avec l’entrée en vigueur du Règlement européen 883/2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale le 1er mai 2010 pour certains aspects et le 1er mai 2012 pour d’autres aspects, certaines dispositions qui concernent les salariés frontaliers changent. Toutefois, rien ne changera directement pour le salarié frontalier qui tombe dans le chômage au Luxembourg. Il doit s’inscrire à l’administration compétente de son pays de résidence et il touchera les indemnités de chômage dans son pays. Avec le nouveau Règlement, le Luxembourg sera cependant obligé de rembourser à l’administration du lieu de résidence la totalité du montant des prestations versées par celle-ci au chômeur pendant les trois premiers mois de l’indemnisation. Parallèlement à l’inscription au chômage dans son pays de résidence, la personne concernée pouvait déjà avant 2010 s’inscrire à l’ADEM comme demandeur d’emploi, mais sans avoir droit aux mêmes services que les salariés résidents. Ceci a changé en vertu du nouveau règlement européen, à partir du 1er mai 2012. A partir de cette date, le chômeur résident à l’étranger, dont le dernier emploi était au Luxembourg et qui s’est inscrit au chômage dans son pays de résidence peut, toujours à titre complémentaire, s’inscrire à l’ADEM comme demandeur d’emploi. Il bénéficiera alors des mêmes services et mesures, notamment d’activation, que les chômeurs qui ont leur résidence au Luxembourg, mais il sera aussi assujetti au contrôle qui y est exercé et il doit respecter les conditions fixées par la législation luxembourgeoise. Les allocations au tarif luxembourgeois ne lui seront toutefois pas applicables.

L’affaire dite des « bourses d’études » a été un autre élément montrant une différence de traitement entre résidents et frontaliers.[3] Alors que le Luxembourg versait des allocations d’études aux enfants de ses travailleurs, tant résidents que frontaliers, le pays décida il y a quelques années de supprimer ce système et de le remplacer par le versement de bourses d’études à ses seuls résidents. Plusieurs travailleurs frontaliers ont usé d’un recours qui a abouti devant la Cour européenne de justice. Nous mentionnons ce fait pour mémoire sans entrer dans les détails, cette affaire étant à nouveau pendante devant la Cour de justice.

Ce que nous avons vu jusqu’à présent nous amène à un constat. La production de normes sociales au Luxembourg et aux travailleurs y exerçant découle d’abord d’une impulsion européenne. Tantôt cette impulsion se voit contredite dans les faits par une législation interne, tantôt elle fait l’objet d’une modulation directement au niveau européen. Dans ce dernier cas, avec la problématique du paiement du chômage, l’Europe modalise directement elle-même un dispositif de production sociale.

Une production par bilatéralisme en second lieu dans le domaine social et le domaine fiscal

Si l’Union européenne assure la coordination des régimes de sécurité sociale, elle laisse la place à des conventions bilatérales particulières entre Etats, réglant davantage en détails certains aspects de sécurité sociale, notamment les prestations comme la maternité, l’assurance accident, la pension de vieillesse, les allocations familiales, etc. Avec certains pays de l’Union européenne, le Luxembourg a conclu des conventions bilatérales contenant des dispositions qui accordent des droits plus étendus que ceux prévus dans le règlement communautaire 883/2004 ou qui règlent des situations spécifiques. Avec ses voisins, le Luxembourg a établi la convention belgo-luxembourgeoise du 24 mars 1994, entrée en vigueur le 1er juin 1995, concernant la sécurité sociale des travailleurs frontaliers. Signalons aussi la convention avec la France du 7 novembre 2005, entrée en vigueur le 1er septembre 2008, concernant des dispositions ponctuelles en matière de sécurité sociale.

Cette production de normes sociales par bilatéralisme consiste en un système complémentaire destiné à préciser et à détailler les normes européennes de base. C’est là que des particularismes peuvent être introduits entre un Etat et d’autres Etats avec lesquels il conclut pareilles conventions. D’où à nouveau (même si c’est peu le cas ici), une possibilité de traiter différemment un même public selon son Etat de provenance.

Autre cas encore, en matière fiscale cette fois : la possibilité laissée aux travailleurs frontaliers de quitter un certain temps le territoire luxembourgeois. Afin de régler au mieux cette situation, rappelons que les frontaliers exerçant leur activité professionnelle au Luxembourg sont imposables dans ce pays s’ils exercent toutefois bien physiquement cette activité sur le territoire luxembourgeois. Si ce n’était pas le cas, ils deviendraient imposables dans leur pays de résidence pour l’ensemble des prestations établies hors du Luxembourg, et même dans divers pays autres que le Grand-Duché. De manière à instaurer un seuil de tolérance évitant de tomber dans pareille situation, le Luxembourg a successivement négocié avec l’Allemagne, puis la Belgique, mais toujours pas avec la France, un accord amiable prévoyant pour les frontaliers allemands un maximum de 19 jours par an de travail hors du Luxembourg, sans déclencher une imposition en Allemagne. L’accord amiable avec la Belgique fut signé le 16 mars 2015[4] et introduit un seuil de tolérance de 24 jours durant lesquels le frontalier belge peut exercer en dehors du Luxembourg sans être imposé dans la Belgique, son pays de résidence. L’accord s’applique rétroactivement au 1er janvier 2015 et ne peut être invoqué pour les périodes postérieures à cette date. Avec la France en revanche, rien n’a été prévu. Voici encore un exemple de la particularisation de certaines situations entre pays de provenance des frontaliers.

Des mécanismes transfrontaliers compensatoires en guise d’ajustement social et fiscal

Les travailleurs frontaliers se montrent actifs dans la production sociale nationale par le biais des impôts qu’ils paient au Luxembourg, le principe étant que ces travailleurs sont en effet soumis à l’impôt dans leur pays de travail et non de résidence. Cette situation étant mentionnée, il est légitime de se poser la question de savoir si les Etats limitrophes du Luxembourg ne souffrent pas d’un certain manque à gagner, les empêchant de mener des politiques sociales internes, en particulier dans les zones frontalières avec le Grand-Duché. C’est évident. La Belgique et le Luxembourg, et eux seuls, ont d’ailleurs imaginé un mécanisme compensatoire que nous allons à présent décrire. A nouveau, il s’agit d’un accord bilatéral démontrant que l’impôt des frontaliers n’est pas traité de manière égale selon leur pays de provenance. Un résident belge travaillant au Grand-Duché paiera donc ses impôts au Luxembourg, la convention belgo-luxembourgeoise ayant fixé le principe de l’imposition dans le pays du lieu de travail. Nous ne rentrerons pas ici dans certaines subtilités et exceptions prévues par la convention.

Cette situation entraîne bien entendu une perte dans la perception de l’impôt par la Belgique. Ce déséquilibre défavorable aux autorités belges avait depuis longtemps été pointé du doigt. En effet, dès la création de l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) en 1921, il avait ainsi été prévu que les droits d’accises et de douanes perçus par les deux Etats soient redistribués entre eux selon des clés de répartition. Initialement prévu pour une durée de cinquante ans, l’accord UEBL était ensuite révisable tous les dix ans.

Toutefois, dès 2002, afin de tenir compte des effets induits par le travail frontalier et afin de permettre à l’Etat fédéral belge d’assurer le financement des communes belges dont un nombre de plus en plus significatif de résidents exerçaient une activité professionnelle au Grand-Duché, un montant forfaitaire fut déterminé de manière à être déduit de la part des recettes communes revenant au Grand-Duché, pour in fine être ajouté à la part revenant à la Belgique. Les montants conclus furent les suivants : 24 millions d’euros pour 2002, 20 millions pour 2003, 15 millions pour 2004 et les années suivantes. Le montant de 15 millions d’euros allait aussi être indexé annuellement au taux de 2% dès 2005. L’accord prévoyait aussi que dès l’année 2004, l’Etat belge utiliserait le montant ainsi perçu pour assurer le financement des communes belges détentrices de travailleurs frontaliers exerçant au Luxembourg. La répartition du financement s’effectuerait en fonction des revenus professionnels perçus au Luxembourg, déclarés par les résidents belges de ces communes à l’impôt des personnes physiques.

Les quelques lignes qui précèdent nous démontrent à nouveau la possibilité d’un traitement différencié concernant ici la possibilité de produire des politiques d’un point de vue financier. Le système mis en place entre le Luxembourg et la Belgique n’existe, ni avec l’Allemagne, ni avec la France. Tout ceci démontre encore qu’une même population de travailleurs frontaliers peut se voir divisée quant au traitement particulier qui peut lui être réservé selon les cas.

Conclusions

L’arrivée progressive, mais massive, de travailleurs frontaliers au Grand-Duché a entraîné l’instauration de mécanismes de gouvernance adaptés sur le marché du travail.

Autre conclusion importante. Plusieurs des exemples que nous avons mentionnés nous indiquent que c’est bien le particularisme qui règne dans les relations entre le Luxembourg et ses voisins, tant au niveau social, qu’au niveau fiscal. Les relations bilatérales sont nouées « à la carte », non coordonnées, non reproduites à l’identique d’un pays à l’autre. Cet état de fait montre bien qu’il existe un danger au niveau du pilier représenté par les travailleurs frontaliers concernant la cohésion sociale supposée régner entre eux. Les frontaliers ne sont pas toujours traités à l’identique, selon leurs pays de provenance. En ce sens on peut certainement affirmer l’existence d’une production régionalisée partielle des politiques sociales et fiscales dans l’espace de la Grande Région.

De plus, cette façon particulariste de procéder semble aussi aller à l’encontre des tentatives de convergence que l’Union européenne veut développer en matière de ce qu’on appelle couramment la construction d’une « Europe sociale ». Les mouvements particuliers existant entre Etats ne sont-ils pas finalement contraires aux souhaits européens ? Dans l’espace de la Grande Région, si des politiques sociales sont produites de manière régionale, elles semblent bien aller à l’encontre d’une certaine forme d’européanisation.


[1] Règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

[2] Règlement (CE) n° 987/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

[3] Cour de justice de l’Union européenne, communiqué de presse n° 74/13. Luxembourg, le 20 juin 2013. Arrêt dans l’affaire C-20/12 Elodie Giersch e.a./ Luxembourg.

[4] Accord amiable conclu sur base de l’article 25, §3 de la Convention belgo-luxembourgeoise préventive de la double imposition et concernant le traitement fiscal des professions dépendantes, 16 mars 2015.

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