Ce blog est issu de la série « Août of the box 2023 », réalisé en partenariat avec Paperjam
© photo : Julien Mpia Massa
Chaque semaine de ce mois d’août, les économistes de la Fondation IDEA se penchent sur les grands défis auxquels le prochain gouvernement devra faire face. Premier sujet abordé : comment préparer le pays à répondre à ses besoins de croissance démographique.
En trente ans, le PIB luxembourgeois a été multiplié par 2,6, le nombre d’emplois par 2,5, la population par 1,7 et le nombre de frontaliers par 7. Avant de se projeter dans les décennies qui viennent, il peut être instructif de réaliser l’exercice mental de se replacer dans le contexte de la fin des années 1980, marquées par la crise sidérurgique et de se demander quelle aurait été la réaction des autorités face à un expert qui aurait élaboré un tel scénario.
Depuis, toutes les projections démographiques de long terme se sont avérées considérablement sous-estimées au Grand-Duché et l’avenir nous dira ce qu’il en est de celles élaborées plus récemment. Mais malgré les légitimes débats sur les scénarios désirés et les scénarios redoutés, plusieurs arguments plaident pour une approche de planification territoriale qui se base sur des évolutions au fil de l’eau selon lesquelles en 2050, le pays pourrait accueillir environ 1,1 million d’habitants et plus de 900.000 emplois dont plus de la moitié de frontaliers.
Les paris risqués du « soft landing » et du découplage
La crainte d’une incapacité du territoire à absorber une telle croissance pendant encore trente ans est compréhensible. Elle se base sur l’expérience vécue d’effets négatifs (artificialisation, pollution, modifications du cadre de vie, ségrégation socio-spatiale…) et de goulets d’étranglement (problèmes de disponibilité foncière, saturation des infrastructures, difficultés de recrutement…). Pour autant, il ne faut pas négliger le rôle que la sous-estimation chronique des évolutions démographiques (certes difficiles à anticiper), couplée à la difficulté de concrétiser les différentes stratégies d’aménagement du territoire (pourtant bien pensées depuis longtemps), a pu jouer sur la démultiplication de ces problèmes.
Dit autrement, il n’est pas interdit de se demander si vivre plus nombreux et plus riches au Luxembourg n’aurait pas pu se faire avec moins de conséquences négatives si tout cela avait été mieux anticipé et planifié. Car gouverner, c’est prévoir. Et une sous-estimation de la croissance future pourrait bien amplifier ces problèmes si les agents et les ressources économiques continuaient à être attirés par un Grand-Duché qui ne se serait toujours pas préparé à les accueillir…
De surcroît, miser sur un « soft landing » de la croissance reviendrait pour tout décideur politique cohérent à mettre en œuvre une politique de baisse de l’attractivité du pays. Un pari risqué.
Il pourrait être tentant, pour s’éviter de choisir entre développement économique et planification territoriale, de se contenter de miser sur une croissance plus intensive qui renoue avec les gains de productivité. Les simulations disponibles montrent que cela atténuerait la croissance de l’emploi et (donc) démographique, avec un certain découplage. Mais il est un phénomène que les prises de recul historiques confirment dans le cas du Luxembourg : les chocs de productivité positifs (révolution industrielle, décollage de la place financière) coïncident avec (pour ne pas dire provoquent) des phénomènes d’attractivité du capital et du travail par le truchement des rémunérations de ces facteurs plus attrayants ainsi que via des effets de diffusion sur d’autres secteurs de l’économie moins productifs. A long terme, il y a donc à la fois une relation négative et positive entre productivité et démographie.
Les politiques publiques devront bien entendu chercher à orienter l’économie vers des activités moins demandeuses en ressources humaines et environnementales, mais cela ne suffira pas à se dédouaner de politiques d’aménagement du territoire plus ambitieuses.
La croissance ne sera plus « gratuite »
Si la croissance des dernières décennies a pu se « matérialiser » dans les faits malgré des projections sous-estimées, cela s’explique en partie par des caractéristiques (disponibilité de logements, de main-d’œuvre transfrontalière, surdimensionnement de certaines infrastructures, …) qui disparaissent progressivement et qui seront davantage contraintes par les impératifs environnementaux à l’avenir. Le scénario « du million » ne sera donc pas compatible avec un scénario dans lequel les dynamiques de développement spatial n’évolueraient pas en profondeur. Ainsi, le prochain gouvernement devrait considérer les politiques d’aménagement du territoire au sens large (au même titre que celle du logement) comme des outils à part entière de la stratégie de développement socio-économique à long terme.
Concrètement, accueillir 1,1 million d’habitants et plus de 900.000 emplois d’ici 2050 appellera la mise en œuvre de certains principes de l’aménagement du territoire comme la densification (et le changement d’échelle) des trois principales agglomérations du pays (Luxembourg, Sud et Nord) et de certaines communes prioritaires, le développement de nouvelles centralités urbaines dans ces espaces, le ralentissement du développement démographique des espaces ruraux, le renforcement de la mixité fonctionnelle (emplois services, logements, etc.) dans chaque région, le déploiement de nouvelles infrastructures (et de nouvelles habitudes) de mobilité, la création d’un projet de développement territorial partagé avec les régions voisines et de nombreux investissements, planifiés efficacement et longtemps à l’avance.