Le Conseil National de la productivité (CNP) – dont je suis membre – a publié il y a peu son rapport annuel 2019. Le titre de la publication Enigme de la productivité au Luxembourg annonce bien la couleur. Il est question d’énigme parce que le niveau de productivité (65EUR/heure travaillée en 2018) est élevé mais les gains de productivité (+0,3%/an) sont faibles au Grand-Duché, et aussi, à certains égards, parce que compte tenu de la troisième révolution industrielle en cours et de la profusion des nouvelles technologies (numériques, environnementales, artificielles, durables, nano, financières, robotiques, photoniques, etc.) à disposition des entreprises, le ralentissement de la croissance de la productivité au Luxembourg sur deux décennies semble paradoxal.

Si des explications à cet état de fait provenant notamment des organisations internationales (FMI, OCDE, Commission européenne) sont exposées dans le rapport, l’énigme reste tout de même entière car ces explications (restrictions réglementaires, rigidité du droit des faillites, pénurie de main-d’œuvre qualifiée, sous-investissement privé dans la R&D) semblent insuffisantes.

Par conséquent, certaines questions concernant les facteurs réellement pertinents qui entravent la productivité au Luxembourg, d’éventuels problèmes spécifiques au niveau des différentes branches, ou l’atteinte d’un plafond en termes de productivité qui empêcherait les entreprises luxembourgeoises de croître aussi rapidement qu’avant sont laissées ouvertes. Des analyses supplémentaires sont nécessaires pour approfondir les connaissances en la matière. Certaines pistes sont tout de même explorées dans le rapport qui comprend une série d’analyses et d’études pointues réalisées par l’unité de recherche STATEC Research et qui offrent des éléments de réponse.

Mais puisque l’évolution décevante de la productivité est un phénomène observé à des degrés divers dans de nombreux pays de l’OCDE – y compris aux Etats-Unis qui disposent pourtant de la « machine à innovation et à investissements en R&D » que constitue l’écosystème de la Silicon Valley – l’énigme est en réalité globale.

Comme alternative aux explications précitées, l’économiste américain Robert Gordon soutient que l’anémie des gains de productivité tiendrait au fait que les percées technologiques récentes (souvent liées aux technologies de l’information et de la communication) seraient loin d’être révolutionnaires à l’aune des percées technologiques passées et que « Throughout the world, the equipment used in office work and the productivity of office employees closely resembles that of a decade ago »[1].

Quand on voit la rapidité avec laquelle des milliers de salariés ont pu se convertir au télétravail au Luxembourg grâce aux outils informatiques modernes et combien le numérique soutient actuellement l’activité économique (de la télémédecine aux réunions par visioconférence, en passant par les commandes en ligne), on est tenté de se dire que Robert Gordon, ouvertement numerico-pessimiste, a tort. Mais quand on se rappelle que malgré ces possibilités informatiques le PIB du Luxembourg risque de chuter de près de 5% cette année et que si on avait déjà trouvé un (bon vieux) vaccin (à ranger dans la catégorie des technologies anciennes) ce serait une autre histoire, on est tenté de reconnaître avec Gordon que « l’eau courante, les toilettes intérieures, les fenêtres, le chauffage central, l’aspirine, la pénicilline, les vaccins » ont été des avancées technologiques tellement importantes qu’elles peuvent expliquer les écarts de gains de productivité entre avant et maintenant.

Cela dit, cette crise sanitaire responsable du « grand confinement » qui causera une « grande récession » pourrait ne pas être neutre sur l’évolution future des gains de productivité au Grand-Duché. Ce peut être (positivement) le cas si elle est à l’origine d’effets d’apprentissage grâce à des rapprochements entre entreprises, facilite une rénovation/refondation du dialogue social luxembourgeois permettant d’organiser sereinement des innovations organisationnelles, précipite la conversion des entreprises du pays au numérique, déclenche une augmentation sensible des investissements et de l’intensité capitalistique, augmente le degré d’efficience allocative de l’économie, ou débouche par « sérendipité (heureux hasard) » sur des découvertes inattendues porteuses de progrès dans le cadre des recherches effectuées actuellement. S’il est bien entendu impossible de savoir si tel sera le cas, il est tout de même à espérer que ce ne sont pas les germes négatifs pour la productivité que comporte cette crise sanitaire – comme une mauvaise allocation des capitaux au bénéfice notamment de l’immobilier par aversion au risque, un recul de l’appétit pour les activités entrepreneuriales à cause d’un niveau de protection des entrepreneurs jugé insuffisant, des faillites, pertes de savoir faire, et destructions de capital productif, une vulnérabilité financière des entreprises qui les empêche d’investir, une désorganisation du commerce international, ou des tensions au sein des communautés de travail qui composent les entreprises – qui l’emporteront.


[1] Source: Robert Gordon (2015), Secular Stagnation: A Supply-Side View.

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