Titulaire d’un PhD en chimie physique, Jean Lamesch a passé sa carrière dans la sidérurgie et est présentement vice-président au Conseil Supérieur du Développement Durable. Ses déplacements professionnels aux USA l’ont confronté aux difficultés commerciales du marché américain, dont les sidérurgistes, suivant le dicton, étaient à l’époque bien plus à l’aise dans les pétitions de dumping and countervailing anti-européennes qu’en production d’acier. Le souvenir impérissable de ces avatars explique l’intérêt de l’auteur pour la matière un peu particulière des traités commerciaux, de leur histoire de David Ricardo à nos jours, et surtout de leurs effets profonds sur nos économies.
Les traités de commerce font l’objet de multiples critiques, diverses et variées, justifiées des fois, et souvent non fondées. Ainsi par exemple, le « spectre » de la dégradation de l’environnement par l’accroissement du commerce international inquiète le public, une menace qui apparaît comme inéluctable à beaucoup d’opposants. Suivant eux, le commerce mondial ne pourrait qu’augmenter les dégâts environnementaux, notamment pour ce qui est des émissions à effets de serre, des particules fines de l’air et des effets délétères dans les domaines « organiques » : pêche, agriculture, forêts. Le présent article entend démontrer qu’un tel jugement est péremptoire et que les avantages du commerce international l’emportent sur ses désavantages.
Commerce et pollution
Trois facteurs liés au commerce national et international peuvent jouer en faveur ou en défaveur de la qualité environnementale.
-Le premier facteur, le plus visible, est le volume des transactions. Il est clair que la pollution, dans le sens large, jointe à exploitation des ressources, risque d’augmenter avec l’ampleur du commerce. Il est donc important de quantifier le montant prévisible causé par la mise en place d’un grand traité international. Suivant l’étude du World Trade Institute de Berne, un traité de la taille du TTIP aura comme conséquence un accroissement des émissions de CO2 de 5 à 10 millions de tonnes/an. Ce qui à première vue peut paraître considérable, ne représente pourtant que 0,03% des 35 milliards de tonnes émises annuellement. Ou, dit autrement, le volume mondial supplémentaire se compare aux émissions du Luxembourg, ou encore à une fraction infime de la diminution des émissions de la Chine, suite au ralentissement de son économie. Une des raisons de cette minutie est le fait que le trafic supplémentaire engendré par un traité transatlantique se fait pour l’essentiel via des navires, peu gourmands en émissions par rapport au tonnage transporté, ou se joue au niveau des services.
-Le second facteur est l’évolution de la structure des industries nationales sous l’impulsion du libre-échange. A priori, cette évolution peut agir dans un sens positif ou négatif. Dans le cas du Luxembourg, les émissions de CO2 ont été diminuées par le changement structurel de la sidérurgie passant des hauts fourneaux aux fours électriques, mouvement rendu possible par le commerce en ferrailles favorisé par l’abolition des taxes d’importations dans le marché unique, entre autres. En l’espace de quelques années, les émissions luxembourgeoises se sont contractées de quelque 20 millions de t/an à environ 10. Si l’exemple du Luxembourg semble dérisoire par sa taille, prenons un exemple transatlantique : si le commerce du gaz naturel liquéfié était ouvert entre les USA et l’UE, tout un pan de l’industrie européenne basculerait du pétrole vers le LNG ; or, les émissions de CO2 de celui-ci sont de 20% inférieures à celles du pétrole. Ceci n’est pas innocent, car les centrales au gaz resteront indispensables à l’avenir pour équilibrer les énergies renouvelables, et politiquement, un rééquilibrage d’approvisionnement entre USA et Russie ne serait pas à rejeter. Les effets de ce second facteur, trop souvent ignorés, peuvent bien l’emporter sur le premier.
-Le troisième facteur est que le commerce international permet d’augmenter la diffusion internationale des technologies environnementales et du savoir-faire qui les accompagne. Cet aspect du libre-échange a des retombées positives dans le sens d’économies d’énergie et de réduction d’émissions.
Le solde des trois facteurs signifiera que plus de commerce n’impliquera pas plus d’émissions. Cet énoncé est confirmé par un constat macroéconomique mesurable, à savoir la « Courbe environnementale de Kuznets ».
Certains économistes ont considéré que la courbe de Kuznets (économiste russo-américain, prix Nobel 1971) pouvait s’appliquer dans le domaine de l’environnement, liant pour un nombre de pays la progression de leur PIB à l’état de leur pollution environnementale[1]. Il s’est avéré que la relation a l’allure d’un U renversé.
Graphique: Courbe environnementale de Kuznets : Pollution (sans unité) vs. PIB (en dollars)
Note : le concept de « pollution » intègre un grand nombre de polluants, qui s’expriment dans des unités différentes, et dont la représentation quantitative a dans ce graphique été rapportée à une échelle sans unité de valeur.
A mesure qu’un pays dépasse son état de pauvreté initiale, c-à-d passe d’un état « nomade » à un début d’industrialisation, l’accroissement de la pollution est rapide. Cependant, dès qu’un seuil critique est franchi, en l’occurrence celui des 5 000 $PPP (dollars Purchasing Power Parity), une prise de conscience environnementale s’éveille et des mesures réglementaires sont prises à l’encontre de la dégradation. Au-delà de ce seuil, la tendance continue : une activité économique accrue ne mène pas à plus, mais à moins de pollution. Comme le commerce fait partie des facteurs qui améliorent la situation économique, le passage de gauche à droite de la courbe est boosté par la participation dans le commerce international. Notons en passant que dans une analyse plus fine, on peut tracer autant de courbes Kuznets qu’il y a de polluants. Les économies développées continuent à suivre cette courbe, bien au-delà du seuil des 5 000$.
En voici une illustration à grande échelle : Au cours des trente dernières années, la production manufacturière américaine a augmenté de 70%, mais les émissions d’oxydes d’azote (NOx) et de dioxyde de soufre (SO2) ont baissé d’un tiers et de deux tiers respectivement (quand bien même les USA restent le deuxième pollueur mondial en termes de CO2).
Comme l’Europe et les USA sont les principaux protagonistes en matière de précaution – avec le Japon comme bon troisième -, il est tentant de postuler également une relation positive entre le PIB et Principe de Précaution – mais cette thèse dépasse le cadre du présent article.
Le lien entre libre échange, régulation et environnement a été perçu très tôt : l’accord GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, de 1947 ; le Luxembourg en a fait partie dès le début) comporte un passage important, à savoir l’article XX, qui stipule pour les nations signataires des exceptions aux règles, en faveur de la protection de l’environnement dans le cas où il se trouverait lésé. Bien avant l’éveil général de la conscience environnementale, les concepteurs de ce texte ont donc privilégié l’environnement, ressources minérales et animales comprises, sur telle et telle réglementation commerciale.
Un bémol
Les traités de libre-échange, dont on vient de montrer l’utilité, ne sont pas pour autant les meilleurs instruments pour combattre directement la dégradation de l’environnement. Le libre-échange, en effet, n’est ni une assurance contre la mal-gouvernance qui peut régner dans tel ou tel pays, ni une panacée contre corruption, discrimination et violations des droits de l’homme.
Mais, si la bonne gouvernance est établie, ses effets indirects peuvent être importants.
A titre d’exemple, prenons deux situations, qui ne sont pas de petites affaires.
-Le libre-échange présuppose un régime de droit, dont le droit de propriété. Or, la déforestation est pour l’essentiel un drame de zones de non-droit. La destruction des forêts amazonienne et africaine est attribuable pour environ un quart au commerce du bois, et à trois quart à la population locale pour la production de charbon de bois, donc pour la préparation de la nourriture[2]. Cette situation s’explique pour l’essentiel par la non mise en œuvre de droits de propriété, – et ce n’est certes pas la population, pauvre en général, qui en est la cause. De tels vides juridiques mènent invariablement à la déplétion des ressources, comme l’a noté il y a déjà un demi-siècle l’écologiste américain Garret Hardin, avec son axiome de la ‘Tragedy of the Commons’, un des piliers de la réflexion environnementale. Un traité de commerce aura comme obligation l’élimination de ces zones hors-droit et hors-la-loi.
-Le second exemple tourne autour de la notion de « concourir sur un pied d’égalité», une exigence permanente du libre-échange, mieux connue sous le nom anglais de ‘level playing field’. Cette exigence ne fait pas bon ménage avec les politiques protectionnistes telles les subventions, qui tendent à léser ceux qu’elles entendent protéger. Dans le domaine de l’agriculture, une corrélation négative a été mise au jour entre subventions et environnement, et cela par une étude de la FAO. On sait que plus un pays est engagé dans le libre-échange, plus il est amené à couper les subventions, dont les subventions agricoles ; or, suivant la FAO, plus ces dernières sont élevées, plus l’épandage d’engrais est massif. Ainsi, les fermiers US, à peu près deux fois moins subventionnés que leurs homologues EU, utilisent deux fois moins d’engrais/ha, et l’UE deux fois moins que la Suisse[3]). Le rapport de la FAO montre, une fois de plus, que le libre-échange bien conçu rime avec plus, et non avec moins d’écologie, par le poids qu’il met sur les droits de propriété et le ‘level playing field’.
Malheureusement, il existe une courbe de Kuznets qui n’est pas en forme de U renversé, mais en forme d’une ligne oblique qui monte sans discontinuer : il s’agit bien de celle du CO2, actuellement dans les parages des angoissants 400 ppm. Ces émissions ne sont guère réglées uniformément, ni au niveau national, ni a fortiori au niveau international. On a toutes les raisons de s’indigner de cet état des choses, mais au lieu de s’en prendre au commerce comme suspect usuel, il vaudrait mieux s’attaquer au vrai coupable, qui est l’incapacité politique à introduire des taxations internationales du CO2.
Conclusion
L’humanité ne pourra plus continuer longtemps à faire l’économie d’une taxe CO2 mondiale, flanquée d’autres mesures de protection ‘of our very crowded planet’. Or, imposer de telles taxes dépasse clairement le cadre des traités de commerce. Mais en contrepartie, il échoit à tout traité de commerce, présent ou à venir, de ne pas faire obstacle à la réglementation environnementale, c’est-à-dire d’éviter le double écueil de la frilosité réglementaire (le ‘regulatory chill’) autant que du nivellement vers le bas (‘the race to the bottom’). La commissaire de la DG Trade, Mme Malmstroem, très consciente de ces craintes, a diffusé l’important document ‘Trade for All’, dans lequel elle donne l’assurance qu’au lieu d’une « race to the bottom », elle garantit un sens unique de ‘negociating upwards’, que ce soit dans le social ou l’environnemental. Ce texte a été présenté aux 28 ministres pour valider, – ce qu’ils ont fait. Depuis lors, pour la sauvegarde des valeurs écologiques, les citoyens tiennent en main une garantie écrite, à valeur juridique, – une première dans la longue histoire des traités de commerce.
COP 21 doit voir ses effets se concrétiser le plus vite possible, et se faire suivre par des COP 22, 23 etc. Les futurs traités de commerce se doivent d’en être les écuyers, en garantissant et en amplifiant la vénérable et toujours essentielle idée de l’article XX du GATT, qui privilégie l’écologique sur le pécuniaire.
Il n’y a plus d’alternative, COP et traités de commerce en seront réduits à coopérer et à se renforcer mutuellement.
[1] Pour plus d’informations sur la courbe environnementale de Kuznets, voir: Dasgupta, « Confronting the Environmental Kuznets Curve », Journal of Economic Perspectives, 2002, p 147.
Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Courbe_de_Kuznets
[2] Forêts tropicales, World Resources Institute, 2009
[3] Notons au passage que cette étude n’incrimine pas l’engrais en tant que tel, – Justus Liebig veille -, mais en tant qu’exagération, dont elle pointe du doigt les causes.