Vendre, échanger, prêter, louer, donner, partager via des plateformes…

Comme l’atteste la publication des orientations de la Commission européenne, l’on est régulièrement incité à comprendre d’abord, à embrasser ensuite[1], les tendances disparates, induites par les modèles économiques dont l’économie du partage a signé l’avènement. Mais la notion même de propriété, droit exclusif et absolu s’exerçant dans les limites de la loi, s’en trouve ébranlée. Au Luxembourg aussi.

S’il est des secrets de polichinelle, celui-ci en fait résolument partie : le Grand-duché est un champion mondial de la propriété automobile – à dominance allemande[2] – avec un taux d’équipement de la population de plus de 660 voitures pour 1000 habitants (soit 25% de plus qu’en Allemagne, 27,5% de plus qu’en Belgique et 33% de plus qu’en France) – sans omettre un certain biais résultant du phénomène frontalier[3]. Haut niveau de revenu, valeur « sociale » du bien (pour les particuliers comme pour les entreprises), ruralité et éparpillement communal, politique de partage multimodal pas encore parachevée, réticences au « partage », les raisons de cette motorisation sont complexes, multiples et imbriquées[4]. Pour l’heure, le glas du règne de la voiture individuelle (et avec chauffeur mais sans covoitureur) n’a donc pas encore sonné.

Et pourtant, archétypes de la « mobilité », elles sont souvent… immobiles ! Selon une étude française réalisée par le Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques, les voitures passeraient 95% de leur temps en stationnement. Sans adopter un modèle radical de partage intégral (les besoins en mobilité n’étant pas répartis de manière uniforme dans le temps, une sous-exploitation persiste « irrémédiablement »), une réduction de ces espaces de stationnement (parkings et garages) libérerait de l’espace immobilier – Graal grand-ducal… A Luxembourg-ville, on dénombre 22 parkings (non-couverts, souterrains et P+R) totalisant 21.396 places : avec une aire maximale supposée de 12,50 m2 par place, la surface totale occupée s’élèverait à plus de 260.000 m2. Il serait farfelu (et non souhaitable !) de considérer que la totalité pourrait être remplacée par des habitations, des bureaux ou des surfaces commerciales (sous-terrains majoritaires, P+R favorable aux échanges multimodaux…). Mais prenons l’exemple du parking du Glacis et ses 1143 places non couvertes, soit près de 15 000 m2 (partiellement) occupés. Autant de pistes pour réaliser des gains d’espace qui permettraient à terme d’atténuer la pression immobilière (mais emporteraient bien d’autres défis, cela va sans dire).

Posséder vs. partager : la réalité est loin d’être aussi binaire. Et se contenter d’acter un supposé goût immodéré de la propriété de la population luxembourgeoise serait simpliste et erroné. Pour ne citer que quelques initiatives récentes de la société civile, le 12 mai 2016, une armoire à livre en libre-service (« Bicherschaf ») a été postée à Luxembourg-ville, sur une initiative de l’ASBL « Freed um Liesen ». Lecteurs avertis, voraces ou occasionnels, peuvent venir déposer et emprunter gratuitement des livres. Dans la même veine, l’opération « Free your stuff » s’est tenue durant le D.I.Y. Festival: les personnes désireuses de se séparer de leur trop-plein d’affaires (vêtements, chaussures, outils, livres, jouets, nourriture…) pouvaient les mettre gratuitement à disposition des badauds. Paradoxalement, sans aucune obligation d’échange de quelque nature que ce soit. Enfin, le projet dingdong.lu permet de prêter et d’emprunter des objets au lieu de les acheter. Des graines sont semées.

Pour « en revenir à nos moutons » (ou à nos moteurs), le développement du leasing, qui consiste à louer un service plutôt qu’à posséder un bien, pourrait être vu comme une prémisse à « l’abandon de la propriété », même si l’on est loin de l’économie du partage. Mais les deux exemples phares pour illustrer cet accès à la mobilité, non à la propriété, cette préférence pour la fonctionnalité plus que pour l’accumulation, sont l’autopartage et le covoiturage. A ce titre, le projet Reva2, système de véhicules sans chauffeur, autoguidés (grâce à des bandes à puces sur la chaussée), à la demande et en autopartage, récompensé par le prix du président du Jury au concours français d’inventions Lépine 2016, est un concentré des tendances actuelles… Au Luxembourg, plusieurs dispositifs d’autopartage ont déjà vu le jour (« Carloh » à Luxembourg-ville, « eMOVIN » à Nordstad, « Citymov’ » à Hesperange), pour les particuliers comme pour les entreprises. Selon le directeur de l’une de ces entreprises, la formule ne séduirait pas que les « étrangers » : « les nouvelles générations fonctionn[a]nt autrement, des Luxembourgeois aussi auraient adopté la formule »[5]. En matière de covoiturage, plusieurs plateformes proposent des trajets vers et depuis le Luxembourg, avec des motivations diverses (financières, écologiques, sociales…) et un succès relatif. Car rompre les habitudes et modifier les préférences n’est pas une mince affaire, malgré les efforts de promotion et d’incitation des pouvoirs publics comme des entreprises. Sur les plateformes internationales telles que Blablacar, Karzoo, Eurostop ou Pendlerportal, le nombre d’annonces recensées est relativement faible au regard du pourcentage de navetteurs qui empruntent quotidiennement l’automobile[6].

Pour la semaine du 13 au 17 juin, on dénombrait par exemple sur Blablacar:

– entre 4 et 7 annonces pour le trajet Luxembourg/Thionville soit un maximum de 28 « covoiturés » (si l’on table sur un taux de remplissage maximal de 4 personnes)
– entre 11 et 23 pour le trajet Luxembourg/Metz soit un maximum de 92 personnes
– entre 3 et 6 pour le trajet Luxembourg/Trèves soit un maximum de 24 personnes
– moins de 5 pour le trajet Luxembourg/Arlon soit un maximum de 20 personnes

Sur Eurostop, entre 15 et 20 annonces de covoiturage belgo-luxembourgeois apparaissaient durant cette même semaine. S’il est possible que les automobilistes empruntent d’autres « voies », s’organisant via des canaux plus désintermédiés (entreprises, connaissances, familles…) ou les réseaux sociaux, il est tout aussi probable que la majorité soit des conducteurs « solistes » et que la marge de progression pour décongestionner le trafic soit grande.

Pourtant, confrontés aux intempéries et aux grèves, entre fin mai et début juin, une partie des 87 000 frontaliers français travaillant au Luxembourg s’est organisée « sur le tas » . Sur Twitter, le #covoitMetzLux a connu un succès viral notamment grâce au compte des usagers des TER Metz-Luxembourg (@TER_Metz-Lux) et aux médias. Le mardi qui a suivi l’inondation du poste d’aiguillage de Bettembourg, près de 530 personnes avaient tweeté avec ce hashtag. Cette mobilisation « de pair à pair » a permis d’absorber, dans l’urgence, une partie d’un flot d’utilisateurs que n’auraient sans doute pas pu contenir les seuls bus de substitution. Maximisation de l’utilité (du frontalier) et réactivité par le truchement des réseaux sociaux : le moteur est en marche !

… reste à savoir comment l’alimenter et le réguler (ou non).


[1] En témoignent les vastes campagnes de publicité déployées par les géants du secteur, que sont Aibnb ou Uber, dans les lieux publics.

[2] En 2015, Volkswagen, BMW et Audi étaient sur le podium des marques des nouvelles voitures immatriculées au Luxembourg.

[3] Induisant que de nombreux travailleurs non-résidents possèdent des voitures immatriculées au Luxembourg.

[4] Pour un inventaire « historique » des raisons expliquant cette « dépendance automobile », voir : http://www.statistiques.public.lu/catalogue-publications/population-territoire-CEPS/2007/PDF-Population-Territoire-11-2007.pdf

[5] Voir: http://www.wort.lu/fr/luxembourg/le-carsharing-a-luxembourg-ca-roule-deja-128-utilisateurs-de-carloh-dans-la-capitale-56a8f2c20da165c55dc51f5d

[6] 90% des frontaliers français, 95,5% des Belges et des Allemands.

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