Sarah Guillou est économiste à l’OFCE dans le domaine de l’économie internationale et des politiques publiques affectant la compétitivité des entreprises.

  • Il y a eu sur la période récente beaucoup de publications portant sur la faiblesse des gains de productivité dans les pays de l’OCDE. Sur la base des connaissances emmagasinées sur le sujet, quelles semblent être les explications les plus crédibles de cette faiblesse des gains de productivité ?

La faiblesse des gains de productivité signifie précisément une faible croissance de la productivité, c’est-à-dire que la capacité d’une heure de travail à produire de la valeur ajoutée augmente faiblement (hors augmentation des prix). Or dans les économies contemporaines, on s’attend à ce que l’innovation, l’usage croissant du numérique ou des technologies de l’information et des communications (TIC), et plus généralement, le progrès technique, conduisent à une augmentation de la capacité productive d’une heure de travail. Si la productivité ne croît pas sur une période donnée, c’est que l’amélioration des conditions de production et la croissance du contenu technique ne conduisent pas à produire plus, ce qui interroge fortement les économistes et crée « l’énigme de la productivité ».

Comment expliquer ce ralentissement ? Il y a tout d’abord des raisons conjoncturelles ou autrement dit liées au cycle économique baissier. La faiblesse de la demande mondiale freine les investissements qui sont la source des gains de productivité : sans investissement productif, pas de gains. L’économie mondiale souffre d’un déficit d’investissement et d’une orientation non productive de l’épargne. S’ajoute la baisse des prix des matières premières et la faible inflation, elle-même résultat de l’intensité de la concurrence mondiale, qui comprime les marges et en conséquence les investissements. Mais cette explication ne permet pas de comprendre le ralentissement de la croissance de la productivité amorcée avant la crise.

Plus structurellement, ce ralentissement questionne donc le rôle des « améliorations » technologiques en cours, de la robotisation à la numérisation. Ici deux thèses proposent des explications alternatives. Il y a la thèse du courant de la « stagnation séculaire » dont les tenants sont Larry Summers ou Robert Gordon. Celle-ci juge les améliorations technologiques de la « révolution des TIC » comme incapables de produire des gains de productivité comparables à ceux des grandes innovations de la première moitié du 20ème siècle. Les TIC motivent les investissements mais la productivité de ce type de capital est décroissante. Autrement dit la contribution à l’augmentation de production d’un euro d’investissement dans les TIC décroît. Cela signifie que si l’usage des TIC crée au début une rupture qui augmente la productivité, ensuite la poursuite de la numérisation, digitalisation, automatisation ne crée pas de rupture fondamentale. Il faut atteindre un palier supérieur. Cela expliquerait que malgré la poursuite de la croissance de la part des TIC dans l’investissement, la productivité ne suive pas.

Il existe par ailleurs une explication plus technique qui tiendrait à l’incapacité des indicateurs de productivité à mesurer les gains de cette « révolution » pour deux raisons : d’une part parce que les économies relèvent de plus en plus des services pour lesquels la productivité est un concept moins bien adapté qu’il ne l’est pour le manufacturier ; d’autre part parce qu’on ne mesure pas correctement l’amélioration qualitative que procurent les TIC, mesure pourtant nécessaire pour corriger les prix qui servent de déflateur. Autrement dit, l’amélioration qualitative, qui augmente le bien-être économique, devrait, si elle était correctement prise en compte, augmenter la valeur produite. Deux téléphones mobiles à 20 ans de distance ne procurent pas le même service ou « bien-être » : on comprend aisément que l’accès, en 1990, aux performances d’un mobile de 2016 aurait eu un prix incroyablement élevé (sans tenir compte de l’inflation). Malgré les efforts de l’intégration de la qualité dans les prix, une marge d’erreur subsiste.

Les deux thèses sont probablement conjointement des solutions de l’énigme mais on mesure encore mal la contribution de chacune.

  • Il y a actuellement une tendance à la « déglobalisation » et au micro-protectionnisme, via quels canaux cela peut-il « impacter » les gains de productivité ?

Tout d’abord ces politiques peuvent freiner la fragmentation globale du processus de production ou encore le développement des chaînes de valeurs mondiales. Or cette fragmentation a été indéniablement une source de gain de productivité qui serait alors tarie. Ensuite, le progrès technologique s’est énormément nourri de la concurrence internationale et de l’accès aux marchés mondiaux, accès qui est nécessaire pour amortir les énormes coûts fixes des dépenses en R&D. Si les marchés se rétrécissent, cela diminuera les incitations à investir en R&D, source majeur des gains de productivité. Enfin, un ralentissement des échanges porte en soi un ralentissement des échanges des idées qui ne peut être que préjudiciable à l’innovation.

  • Economie numérique, économie collaborative et circulaire, troisième révolution industrielle… la « nouvelle économie » (avec une place croissante aux services) ne va-t-elle pas de pair avec de faibles gains de productivité ?

Le débat sur le ralentissement de la croissance de la productivité démarre dès le début des années 1970. Le début du développement d’internet et des TIC dans les années 1990 avait suscité beaucoup d’attentes en termes de gains de productivité qui ne se sont pas produits. Le débat s’est intensifié depuis la grande crise, car le ralentissement de la productivité amorcé avant la crise ne s’est pas stoppé. Le débat oppose les techno-optimistes ou techno-pessimistes dont les thèses ont été présentées au-dessus. Or, la nouvelle économie se caractérise en effet par une montée de la part des services dont la productivité est, par nature, plus faible. La part des services continuera d’augmenter en raison de la fragmentation de la valeur ajoutée et de l’accentuation de l’importance du contenu en services des produits manufacturés. Il est donc à craindre que la productivité continue à stagner. Mais il y a des raisons de croire que de nouveaux éléments sont possibles.

D’une part, l’hétérogénéité des services est telle qu’un discours unifiant est de plus en plus contestable. A tout le moins faut-il distinguer les services échangeables (pouvant être exportés) et non échangeables. Ceux qui sont soumis à la concurrence internationale – et il y en a de plus en plus — sont plus productifs. D’autre part, les services à fort contenu technologique se développent et de nouveaux services associés à l’économie digitale naissent en grappes. Ces nouveaux services se nourrissent d’une main d’œuvre qualifiée et sont extrêmement dynamiques. Ils augmentent indéniablement la qualité des produits et les possibilités d’échanges. Pourquoi ne voit-on pas encore ce dynamisme dans les chiffres de la productivité des services ? Il peut subsister une question de volume encore pour le moment. Mais il semble qu’il s’agisse moins d’une affaire de temps et de volume qu’une affaire de comptabilité. On ne parvient pas à mesurer correctement la productivité des services : soit parce qu’en fait elle transmet sa productivité au manufacturier (les services à l’industrie augmentent la valeur ajoutée du manufacturier), soit parce qu’on ne valorise pas correctement l’augmentation qualitative des services, soit encore parce qu’on ne parvient pas à mesurer la dynamique des nouveaux services (puisqu’ils sont nouveaux, comment mesurer l’accroissement de leur productivité). L’expérience du progrès technologique du 21ème siècle ne concorde pas avec la stagnation de la productivité et cela reste encore une énigme à explorer pour les économistes.

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