La Commission européenne a le 13 janvier 2015 présenté de nouvelles orientations (http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-3220_fr.htm), visant à « clarifier » le traitement, dans le cadre de la gouvernance et de la surveillance européennes des finances publiques, des réformes structurelles, des investissements et des cycles économiques. Il s’agit là d’une « énième refonte » des règles du jeu (ou plutôt de leur interprétation) en la matière, que le présent blog va tenter de remettre en perspective.

Un peu d’histoire tout d’abord…

La gouvernance budgétaire européenne repose principalement sur cet élément fondateur que constitue le Pacte de stabilité et de croissance (PSC). Le PSC a pour l’essentiel été établi en 1997 et il est entré en vigueur en 1999. Il a fait l’objet d’une importante réforme en 2005, sous la présidence luxembourgeoise du Conseil de l’Union européenne (UE) et suite à des pressions de l’Allemagne et de la France, qui voulaient s’affranchir des contraintes du PSC initial – dérapage des déficits et des dettes par rapport à la philosophie initiale oblige. Cet « aggiornamento » de 2005 poursuivait officiellement l’objectif d’un PSC plus « intelligent » et plus « flexible », censé favoriser une meilleure prise en compte notamment du contexte économique d’ensemble, des réformes structurelles et des investissements – précisément les points qui ont fait l’objet des nouvelles orientations de la Commission de janvier 2015. L’histoire a donc bien tendance à se répéter. La réforme de 2005 est apparue dans la droite ligne de la déclaration d’octobre 2002 de Romano Prodi, qui affirmait alors – en tant que Président de la Commission européenne – que « le Pacte de stabilité est stupide, comme toutes les décisions rigides ». Même si elle poursuivait certains objectifs louables, la réforme de 2005 a contribué à compliquer une gouvernance budgétaire européenne déjà passablement complexe.

Dans le sillage de la crise économique et financière, particulièrement virulente en 2009, le PSC a encore été étoffé et complété de 2011 à 2013 par le « Six-Pack » (cinq règlements et une directive sur les cadres budgétaires nationaux), le « Two-Pack » et le Traité (intergouvernemental) sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire (TSCG), signé par tous les Etats membres de l’UE sauf le Royaume-Uni et la République tchèque. Le TSCG (qui renferme le Pacte budgétaire, prévoyant une surveillance plus étroite et des sanctions plus automatiques) a été transposé en droit luxembourgeois essentiellement par la loi du 12 juillet 2014 relative à la coordination et à la gouvernance des finances publiques. Les trois principaux aspects de cette loi sont l’ancrage en droit luxembourgeois de l’objectif de solde structurel « équilibré » (« règle d’or »), du « mécanisme de correction d’erreurs » et enfin l’institution d’un organisme national indépendant de surveillance budgétaire, le Conseil national des finances publiques (CNFP).

Ces refontes successives, qui ne se sont pas accompagnées d’un effort équivalent de consolidation des textes, ont donné lieu à un ensemble relativement indigeste et illisible, comportant nombre de redondances et échappant à la compréhension des experts les plus érudits. On se bornera à citer quelques exemples, qui montrent que la gouvernance budgétaire européenne repose sur plusieurs strates intimement imbriquées, une complexité croissante se manifestant aux différents niveaux. Les lignes qui suivent mettent l’accent sur l’articulation économique de ces différentes strates et non à proprement parler sur l’agencement juridique de ces règles. Elles ne font par ailleurs qu’esquisser le cadre de gouvernance.

  • Un premier jalon, qui constitue en quelque sorte la pièce maîtresse de tout l’édifice de surveillance budgétaire, est le seuil dit « de Maastricht» d’un déficit effectif – c’est-à-dire observé – des Administrations publiques n’excédant pas 3% du PIB. En cas de violation de cette valeur de référence de 3%, un mécanisme dit « correctif » de correction des déficits est déclenché (volet correctif du PSC). Sauf « circonstances atténuantes » (les « facteurs pertinents », pouvant être invoqués par les autorités européennes ou nationales) et dérapage temporaire, limité et exceptionnel des déficits par rapport au seuil des 3%.
  • A ce solde de 3% correspond un second critère « de Maastricht», portant cette fois sur l’endettement (la fameuse limite des 60%). Avant la réforme de 2005 du PSC, cet objectif était en pratique largement subordonné à l’objectif des 3%. Le critère d’endettement a cependant été activé par le « Six-Pack » de 2011, selon une formule pour le moins compliquée dont la seule description épuiserait déjà l’espace dévolu au présent blog.
  • Le volet « préventif» du PSC : afin de circonscrire au mieux toute éventualité de violation du critère de 3%, les Etats membres doivent graduellement converger vers l’équilibre budgétaire ou, pour utiliser la « novlangue » actuellement en vogue, vers un « objectif budgétaire à moyen terme » (OMT). Attention : cet OMT ne correspond pas à l’équilibre budgétaire au sens strict – soit un solde public effectif de 0% du PIB. Il varie d’un pays à l’autre, en fonction notamment des caractéristiques économiques nationales et du taux d’endettement, autour de cet équilibre sensu stricto. Au Luxembourg, par exemple, l’OMT est actuellement un surplus des Administrations publiques de 0,5% du PIB.
  • Plus important encore : l’OMT, qui s’est suite au TSCG transmuté en une « règle d’or» ne correspondant au passage nullement à la « règle d’or » chère aux classiques (qui n’est autre que le solde budgétaire hors investissements publics), est calculé en termes structurels. Schématiquement, au moyen de méthodes économétriques déjà passablement complexes et très sensibles aux statistiques utilisées, l’OMT est expurgé de l’incidence budgétaire de la conjoncture économique. L’intention est une fois de plus louable : les soldes budgétaires sont artificiellement flattés en période de haute conjoncture et se détériorent mécaniquement durant les creux conjoncturels. Ce retraitement statistique présente cependant un inconvénient de taille: la pierre angulaire actuelle de la surveillance budgétaire européenne (la « règle d’or ») est une variable calculée au moyen de logiciels économétriques, qui repose sur la notion de croissance potentielle et n’est par conséquent pas du tout observable. Le solde structurel calculé de la sorte peut être affecté par des aléas méthodologiques ou par des révisions statistiques – ces dernières étant difficilement évitables, surtout dans de petites économies très ouvertes. Les soldes structurels ont leur utilité, mais ils devraient être utilisés avec circonspection dans un tel contexte et non pour effectuer de multiples « réglages fins » de la politique budgétaire. Leur calcul doit en outre reposer sur des méthodes robustes et pleinement transparentes.
  • La trajectoire vers l’OMT: le solde des Administrations publiques corrigé de la conjoncture (et des mesures temporaires) doit tendre vers l’OMT, à une vitesse prédéterminée. Schématiquement une fois encore, un Etat membre doit améliorer son solde structurel – donc « non observable » comme expliqué ci-dessus – à raison de 0,5 point de PIB par an tant qu’il n’a pas rejoint son OMT (ce taux de 0,5% est ajusté en fonction de la conjoncture ou en cas d’endettement élevé). S’ajoute à ce critère une norme de dépenses des Administrations publiques, qui n’est dans les faits pas vraiment une norme de dépenses, puisque ces dernières sont (notamment) expurgées de l’impact des nouvelles mesures adoptées en matière de recettes publiques… Cette norme devrait à l’évidence être (fortement) simplifiée et devenir une norme de dépenses à part entière.
  • Le mécanisme de correction d’erreurs se situe encore une étape plus loin : un écart donné par rapport à l’OMT ou par rapport à la trajectoire vers l’OMT (soit vers la « règle d’or ») doit être éliminé au plus vite, en fonction de modalités pouvant légèrement varier d’un pays à l’autre. Le tout, une fois encore, par rapport à un indicateur non observable et susceptible d’être révisé ex post, à cause de révisions statistiques ou pour des raisons relevant de la méthodologie de calcul des soldes structurels. Dans les différents Etats membres, une instance indépendante (il s’agit du CNFP au Luxembourg) est chargée de veiller à l’application de ce mécanisme de correction d’erreurs (MCE). Sa tâche ne sera pas aisée : il lui faudra appréhender correctement le solde structurel, puis vérifier que son évolution est conforme. Dans le cas contraire, cette instance indépendante devra activer le MCE, ce qui amorcera de nouvelles mesures de consolidation budgétaire. Il est tout à fait possible qu’elle déclenche ce mécanisme, pour constater ex post – sur la base de nouvelles statistiques sur les finances publiques, de chiffres révisés du PIB, d’une nouvelle estimation de la croissance potentielle ou suite à un quelconque aléa méthodologique – qu’en définitive la trajectoire d’évolution vers l’OMT était tout à fait conforme… Une correction « ex post » de sens opposé (dérapage par rapport au MCE constaté trop tard) est bien entendu tout aussi concevable.

Si l’OMT et la « règle d’or » sont non observables, ils peuvent par contre donner lieu à des actions concrètes : par exemple l’activation du MCE, ou même à terme (et il est vrai en l’absence répétée de réactions gouvernementales) à l’application de sanctions à l’encontre d’un Etat membre. Les nouvelles orientations récemment publiées par la Commission européenne se situent dans le prolongement de ces réformes. Elles reposent sur (1) une prise en compte mieux balisée des réformes structurelles, (2) une spécification accrue des règles relatives aux investissements et (3) une prise en considération plus fine des cycles économiques, soit trois aspects déjà considérés lors de la réforme de 2005 mais faisant désormais l’objet de « clarifications ». La nouvelle interprétation du PSC doit en principe permettre d’assurer une mise en œuvre plus souple (encore) de la gouvernance européenne des finances publiques, mais cet assouplissement s’effectue généralement dans des limites très étroites, du moins sur papier. Ces précautions ne sont pas inutiles, au vu des dérapages budgétaires observés par le passé. Mais dans ce cas, quelle est la « valeur ajoutée » réelle des multiples et complexes amendements au PSC ?

Ainsi, la clarification de la « clause d’investissement », qui constitue l’une des figures de proue des « clarifications » du 13 janvier, prévoit que les Etats membres peuvent temporairement s’écarter de l’OMT ou de la trajectoire vers cet objectif, avec toutefois plusieurs cercles concentriques de limites : (1) un creux conjoncturel marqué ; (2) une marge de sécurité suffisante par rapport au critère « Maastricht » de 3% du PIB et ne pas excéder ce seuil; (3) des niveaux totaux d’investissement devant augmenter en conséquence ; (4) les investissements nouveaux doivent être éligibles (cofinancement par l’UE par exemple); (5) l’écart par rapport à l’OMT doit être compensé dans le cadre des programmes de stabilité ou de convergence.

De même, les Etats membres sont encouragés à accroître leurs contributions au « Plan Juncker » d’investissements (voir à ce sujet http://www.fondation-idea.lu/2014/11/27/le-plan-juncker-dinvestissements-un-utile-jalon-qui-devrait-cependant-etre-renforce/), ce qui est tout à fait bienvenu. Ces contributions ne seraient  pas prises en compte dans la définition des trajectoires requises d’ajustement budgétaire (soit pour ramener le déficit à 3% ou en deçà, soit pour rejoindre l’OMT). Cependant, cette clause ne permettra de prévenir le déclenchement de la procédure de déficit excessif (déficit supérieur à 3% du PIB) que « pour autant que l’écart soit mineur et présumé temporaire »…

Autre illustration du grand écart entre une créativité débordante et des limites extrêmement étroites : la clarification de la prise en compte des réformes structurelles. Est réaffirmé le principe selon lequel un écart budgétaire par rapport à l’OMT (ou par rapport à la trajectoire vers l’OMT) ou une prolongation du délai de correction des déficits excessifs peuvent être tolérés, mais pour autant que l’écart en question soit dû à la mise en œuvre de « réformes structurelles » majeures ayant des « effets budgétaires positifs à long terme qui soient démontrables ». Reste à voir comment on peut démontrer de tels effets à long terme, sur la croissance potentielle par exemple. Sur cette base, ne pourrait-on pas affirmer par exemple qu’une augmentation (certes majeure) des dépenses de garde d’enfants devrait être déduite de tout écart par rapport à l’OMT car en incitant les mères à travailler, ces dépenses vont conforter la croissance potentielle future ? Des questions similaires peuvent se poser pour toute réforme potentielle, tant l’effet sur la croissance à long terme est difficile à appréhender.

On ouvre donc une fois de plus une véritable boîte de Pandore en définissant de manière ouverte les « réformes structurelles », concept vague s’il en est. Pour « limiter les dégâts », diverses digues ont été érigées afin de contrer les conséquences potentielles de cette initiative (écarts temporaires, ne pouvant dépasser 0,5% du PIB, marge de sécurité par rapport aux 3% qui ne peuvent par ailleurs être dépassés, OMT à atteindre dans les 4 ans suivant l’activation de la clause, monitoring des réformes, …).

On ne remettra nullement en question ici la nécessité d’une gestion rigoureuse des finances publiques, surtout en période de haute conjoncture. Mais on notera que les autorités européennes continuent à compliquer à outrance le cadre budgétaire européen, tout cela pour un assouplissement passablement étriqué du cadre budgétaire. Pour utiliser un jargon d’économiste, ces autorités semblent ignorer l’indispensable compromis (« trade-off ») entre la complexité du cadre et son contenu effectif (sans parler de sa mise en œuvre sur le terrain). L’idéal serait un cadre simple renfermant des règles fortes. L’aboutissement d’un processus de refonte et de réinterprétation sans fin est un cadre extrêmement complexe renfermant des règles édulcorées et instables.

Les orientations publiées le 13 janvier dernier s’inscrivent dans cette « tradition », même si l’intention de la Commission, tout à fait louable, est de clarifier l’application des différents critères. Elles pourraient au demeurant donner l’impression que les règles de gouvernance peuvent varier au gré des circonstances.

Tout se passe comme si les autorités nationales et européennes n’avaient toujours pas tranché le débat « règles versus discrétion », pour recourir à un anglicisme souvent utilisé en économie. Le choix initial de ces autorités a plutôt consisté à privilégier les « rules » (critères de 3 et 60%, clairement définis et observables), c’est-à-dire à opter pour un ensemble de règles assez facilement applicables, certes selon des procédures déjà assez lourdes et formelles. On a cependant assisté par la suite à l’émergence graduelle, par touches successives, d’un cadre s’appuyant en apparence sur des « règles » mais obéissant dans les faits à l’idée un peu fallacieuse selon laquelle il convenait de coller au plus près à des circonstances en perpétuelle évolution. Un chien qui tente de mordre sa queue en quelque sorte…

Le résultat : un véritable dédale, qui échappe à la maîtrise des experts les plus avertis. Il en résulte a fortiori une appropriation par l’opinion publique tout à fait inexistante, ce qui contribue à accentuer le déficit démocratique et à accroître la défiance de la population vis-à-vis de l’indispensable responsabilité budgétaire. Les résultats des élections dans divers pays de la zone euro ne mettent pas en exergue une adhésion particulièrement inconditionnelle au cadre de gouvernance budgétaire européen…

Les efforts de consolidation budgétaire sont pourtant nécessaires : le ratio de dette publique a selon la Commission atteint près de 95% du PIB dans la zone euro en 2014, avec des pointes de 176% en Grèce, 132% en Italie, 128% au Portugal, … Il s’y ajoute l’impact prévisible du vieillissement de la population : « no place for complacency »…

Quels éléments de « solution » ? Selon l’adage « less is more », probablement un retour à l’esprit d’origine du PSC, en élaguant au maximum les règles d’exception, dont la portée est d’ailleurs souvent restreinte comme souligné supra. S’impose particulièrement une refonte/coordination/consolidation/simplification des textes et procédures existants – le critère décisif étant que le tout doit être raisonnablement maîtrisable par l’opinion publique. Un cadre bâti sur des règles, des exceptions, des contre-exceptions, des calculs faits plus ou moins en vase clos et potentiellement divergents d’une source à l’autre est intrinsèquement instable. Un tel cadre budgétaire, trop compliqué et en chantier permanent en fonction d’impératifs politiques divers, ne peut être réellement crédible et applicable.

Enfin, une application du cadre de gouvernance empreinte de la plus grande orthodoxie en période de haute conjoncture est essentielle. L’expérience grecque, notamment, montre qu’il est pour le moins difficile – sinon impossible – de restaurer des finances publiques excessivement dégradées en période de basse conjoncture. D’autant que les multiplicateurs budgétaires tendent à être plus élevés durant une telle période : il en résulte un impact bien amoindri de la consolidation sur les déficits, un déclin du PIB qui « gonfle » les ratios d’endettement, etc. Seule une action résolue et correctement expliquée, dans le cadre d’une gouvernance transparente et menée à bien surtout en période de haute conjoncture, permettrait de prévenir de tels effondrements économiques et sociaux.

La Commission européenne en est pleinement consciente : ses orientations du 13 janvier renferment une matrice précisant les efforts budgétaires attendus en périodes de basse et haute conjoncture et prévoyant en particulier une intensification des efforts en cas de conjoncture favorable. Il reste cependant à voir comment cette « matrice » (qui connaît d’ailleurs trois nuances de situation conjoncturelle défavorable et seulement une nuance neutre et une positive…) sera effectivement mise en œuvre, d’autant qu’elle repose sur la notion non observable d’ « output gap » ou « écart de production », susceptible de subir de nombreuses révisions ex post. Il serait plus important à cet égard d’appliquer quand il se doit les sanctions prévues. L’application (équitable) de ces dernières serait autrement plus utile en période de haute conjoncture que lors des phases descendantes du cycle économique. En d’autres termes, il faudrait privilégier une application contra-cyclique des sanctions (qui sont à ce jour toujours restées lettre morte). Pour que les digues de la rigueur budgétaire tiennent le coup en cas de tempête, elles doivent être renforcées lorsque le temps est clément. Elles doivent par ailleurs être à la fois flexibles et robustes (sur le principe « le roseau plie mais ne rompt pas »).

« Last but not least » : un élargissement significatif du champ d’action du budget européen, qui ne porte actuellement que sur 1% environ du PIB de l’Union européenne, constituerait une modalité de coopération budgétaire entre Etats membres particulièrement efficace et transparente…

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