La Commission européenne a présenté ce 26 novembre, devant le Parlement européen, les grandes lignes de son nouveau « plan de relance » des investissements publics. Cette initiative, qui est censée mobiliser directement et (surtout) indirectement 315 milliards EUR, survient à un moment on ne peut plus approprié. Cependant, l’impact économique du « Plan » sera probablement moins important que ne le suggère le montant précité. « Le diable étant dans les détails », cet impact dépend en effet intimement des modalités présidant à la mise en œuvre du « Plan » et de la rapidité de cette dernière.

Le « Plan Juncker » : les grandes lignes

Le principal aspect du « Plan », sur lequel se focalise la présente contribution, consiste à mobiliser au moins 315 milliards EUR portant principalement sur des projets d’infrastructures à long terme. Il ne s’agit cependant pas uniquement à proprement parler d’investissements publics. Le « package » repose sur un « seed fund » initialement de 21 milliards EUR, principalement à charge du budget de l’Union européenne et de la Banque européenne d’investissement (BEI). Ce montant de 21 milliards, auquel pourront se joindre d’autres contributions (publiques ou privées), alimenterait un « Fonds européen pour les investissements stratégiques » (EFSI) créé au sein du groupe BEI et ferait en quelque sorte office de levier permettant de mobiliser, à travers notamment un jeu de garanties et de prêts titrisés, de l’ordre de 300 milliards d’investissements émanant principalement du secteur privé.

La sélection des projets éligibles, qui seraient des « investissements stratégiques d’envergure européenne » présentant une haute « valeur sociétale et économique » et a priori peu susceptibles d’être spontanément mis en œuvre par le privé, serait assurée par un « Investment advisory hub » ou comité d’investissement indépendant. Le « Plan » se déploierait sur une période de trois ans et viserait notamment les infrastructures de transport, les réseaux numériques et les télécommunications, les réseaux d’énergie, la recherche et l’éducation. Un volant important, de l’ordre de 75 milliards EUR, serait par ailleurs canalisé vers les petites ou moyennes entreprises, notamment à travers la titrisation de leurs emprunts bancaires.

Le « Plan Juncker » devrait être entériné lors de la réunion du Conseil européen des 18 et 19 décembre 2014. L’EFSI deviendrait opérationnel au plus tard à la mi-2015.

Une initiative ayant le mérite d’exister, dans un contexte justifiant pleinement des investissements publics accrus

On ne peut que féliciter la nouvelle Commission pour la célérité avec laquelle elle s’est saisie de ce dossier primordial. Une « relance » des investissements publics à l’échelle européenne est particulièrement bienvenue dans le présent contexte économique.

D’une part et dans une perspective de long terme, les investissements publics (en jargon économique la « formation brute de capital fixe » ou FBCF) assurent l’entretien et l’extension des infrastructures publiques, qui constituent un facteur de production à part entière et un moteur pour la croissance future. Ce facteur présente même une complémentarité certaine avec nombre d’investissements privés qui, en l’absence de ces infrastructures publiques, demeureraient souvent improductifs ou ne seraient tout simplement pas réalisés. Les infrastructures publiques de transports et de télécommunications illustrent particulièrement bien ce rôle de catalyseur que peut assumer l’investissement public. A la faveur de leurs retombées directes et indirectes, les investissements publics contribuent à renforcer le potentiel de croissance de nos économies, ce qui est une nécessité absolue pour une Europe se caractérisant par une croissance pour le moins poussive (voire même inexistante…), qui est de surcroît en proie au vieillissement démographique et à ses conséquences.

D’autre part, dans une perspective à plus court terme mais néanmoins essentielle ne serait-ce que pour mettre un point final à ce gaspillage éhonté que constitue l’enlisement de générations entières dans le sous-emploi, il est primordial d’extirper dans les meilleurs délais l’Europe (la zone euro en particulier) du « piège de (non)-croissance » dans lequel elle s’est enfermée. Une « relance » bien ciblée des investissements publics à l’échelle européenne peut constituer un puissant outil en ce sens.

La conjonction des facteurs justifiant une telle montée en puissance des investissements publics est même impressionnante – on peut à juste titre évoquer l’apparition d’une fenêtre d’opportunité historique. Citons en vrac (i) des taux d’intérêt particulièrement bas, qui facilitent le financement de dépenses productives et réduisent le risque de « crowding out » (effet d’éviction) des investissements privés ; (ii) une situation budgétaire désormais plus favorable dans certains pays et des « gisements d’économies » aisément identifiables sur le versant des dépenses courantes ; (iii) une économie manifestement peu susceptible de subir une surchauffe suite à une « relance » des investissements publics vu le sous-emploi et la sous-utilisation de la capacité productive ; (vi) des effets d’entraînement des investissements sur l’activité (« multiplicateurs » budgétaires) habituellement plus importants en périodes de basse conjoncture économique et enfin (v) des besoins d’investissements évidents dans les domaines de l’énergie, des transports (réseaux transfrontaliers notamment) et des infrastructures numériques/de télécommunications.

De surcroît, comme le montre le graphique suivant, il existe une « marge d’amélioration » en termes d’investissements publics. Exprimés en pourcentages du PIB, ces derniers se sont en effet fortement réduits au cours des années récentes. Ainsi, dans l’ensemble de l’Union européenne, ils sont passés de 3,6% du PIB en 2009 à 2,9% du PIB en 2013 et 2014. Les investissements publics, considérés comme plus « malléables » que la plupart des dépenses courantes des Administrations publiques (transferts sociaux, rémunérations, etc.), sont malheureusement souvent les cibles prioritaires des efforts d’assainissement budgétaire, en dépit de multiplicateurs budgétaires généralement plus élevés que ceux des dépenses courantes et de l’impact favorable de ces investissements sur le taux potentiel de croissance.

Un autre fait remarquable illustré par le graphique est la forte disparité des efforts d’investissements publics en Europe. Alors que le Luxembourg et la France consacrent, bon an mal an, près de 4% de leur PIB à la FBCF publique (comme les Etats-Unis), les pourcentages correspondants atteignent péniblement les 2% du PIB en Allemagne et en Belgique. Une « marge d’amélioration » existe donc manifestement dans divers pays – ne serait-ce que pour assurer le simple renouvellement des infrastructures.

FBCF administrations publiques

Sources: STATEC, Commission européenne (base de données AMECO et prévisions d’hiver 2014 pour les données de 2014).

Les investissements privés, que le « Plan Juncker » cherche à stimuler, ont également fortement marqué le pas depuis la survenance de la crise économique et financière. Ainsi, ces investissements sont passés de 19,4% du PIB de l’Union européenne en 2007 à 16,4% en 2013. Leur décrue a en outre été bien plus marquée dans l’Union qu’aux Etats-Unis ou au Japon.

Comment compléter le « Plan Juncker » ? Les « grands traits » d’une politique appropriée de « relance » des investissements publics en Europe

Le contexte étant éminemment favorable à des efforts d’investissements publics accrus, il reste à déterminer quelle forme devrait revêtir cet effort. Ce sujet extrêmement complexe et multidimensionnel ne peut assurément être épuisé dans le cadre de la présente tribune.

On peut néanmoins avancer à ce stade les éléments suivants. En premier lieu, tout projet de ce type doit être étroitement coordonné à l’échelle européenne. Une telle coordination constitue un premier effet de levier, car si le multiplicateur budgétaire des investissements publics est réduit pour un Etat membre agissant isolément en raison d’importantes fuites à l’importation, il est mécaniquement bien plus important pour l’Union (ou la zone euro) considérée dans sa globalité – qui échappe en très grande partie au syndrome de la « petite économie ouverte ». Cette coordination implique également une mise en œuvre uniforme du plan d’investissements dans les différents Etats membres de l’Union et un processus de ciblage des projets étroitement concerté.

En second lieu, précisément, il est essentiel que les projets soient bien ciblés. Un « Investment advisory hub » va assumer cette fonction dans le cadre du « Plan Juncker ». La composition et le mode de fonctionnement du « hub » importent énormément. Le « Plan » vise selon les annonces officielles à sélectionner des projets « à haute valeur sociétale et économique », ce qui demeure toujours assez vague. Les projets devront en tout cas être sélectionnés de manière à éviter tout effet d’aubaine : le « Plan » doit être le catalyseur de nouveaux projets d’investissements qui ne verraient pas le jour en son absence et non un nouvel habillage de projets privés ou publics d’ores et déjà programmés. A défaut, le « Plan » n’exercerait qu’un effet d’entraînement limité pour l’économie européenne. Compte tenu de l’importance et de la haute technicité de l’enjeu, le « hub » devrait comprendre des experts reconnus des investissements publics.

Un autre aspect essentiel déjà évoqué est l’effet d’entraînement réel du « Plan » sur l’activité économique. Cet effet est loin d’aller de soi au présent stade. Considérés isolément, les 21 milliards de « seed money » – soit le socle censé constituer le catalyseur d’investissements (essentiellement privés) plus importants, conformément à « l’effet de levier » – consistent principalement en un « recyclage de fonds » émanant de l’actuel budget européen ou de la BEI. Il est frappant qu’à ce stade, aucune intervention digne de ce nom des Etats membres ne soit intégrée et que les principaux supports du « Plan » soient un budget européen qui ne représente qu’environ 1% du PIB de l’Union européenne et une intervention de 5 milliards EUR de la BEI – intervention qui se monte à moins de 1% du total bilantaire de cette institution. En d’autres termes, les fondations financières du « Plan Juncker » semblent assez ténues. Ce dernier table certes sur un important effet de levier, le « paquet total » étant censé représenter pas moins de 15 fois les « seed funds » de 21 milliards EUR. Ce rapport de 1 à 15 a été évalué sur la base de programmes passés de l’UE et de la BEI. Or il est difficile d’évaluer précisément la pertinence d’un tel effet de levier dans le cas d’espèce, les investissements visés présentant un profil (projets d’envergure et à long terme présentant une « haute valeur sociétale et économique ») bien spécifique et par construction distinct de celui des projets « classiques ».

En outre, même si cet effet de levier important s’avérait fondé, il reste à voir si les 315 milliards EUR mobilisés de la sorte donneraient effectivement lieu à une importante stimulation du PIB. Ces 315 milliards pourraient en effet, dans une certaine mesure, simplement déboucher sur des effets d’aubaine, c’est-à-dire sur un simple « recyclage » de projets déjà planifiés et qui faisaient donc déjà partie du « pipeline de projets à réaliser » prévus avant l’annonce du « Plan »).

A titre d’hypothèse illustrative, si ces effets d’aubaine devaient représenter la moitié des investissements mobilisés par le « Plan Juncker », l’impulsion réelle en termes de demande agrégée serait de l’ordre de 200 milliards EUR (150 milliards fois un multiplicateur macroéconomique « standard » de 1,5). Or ce montant ne représente qu’un peu plus de 1% du PIB prévisible de l’Union européenne et il se déploierait en outre sur une période de 3 ans. Des effets de fuite, résultant par exemple de la sous-traitance de certaines tâches à des entreprises situées en dehors de l’Union européenne, viendraient également amoindrir l’incidence macroéconomique du plan.

Ces considérations montrent qu’il serait plus que justifié de compléter le « Plan Juncker » présenté ce mercredi, par exemple en y intégrant d’emblée une contribution directe des Etats membres, financée par les marges budgétaires disponibles ou par des mesures d’économie portant sur des postes budgétaires présentant un faible multiplicateur budgétaire. A titre d’exemple, un triplement des « seed funds » alimenté par les budgets des Etats membres pourrait sur le papier constituer le socle d’un « paquet global » de 900 milliards EUR environ – en tablant à l’instar de la Commission sur un effet de levier de 15. Or un tel triplement ne coûterait à ces Etats « que » 0,3% de leur PIB en moyenne sur un horizon de trois ans. Cette « facture » serait au demeurant significativement allégée par l’effet de retour favorable, sur le PIB, l’emploi et par conséquent sur les recettes budgétaires, des nouveaux investissements.

Dans un discours prononcé le 5 septembre 2014 (« Investing for Europe’s future », discours au Bruegel Institute), le Ministre des Finances polonais plaidait pour un paquet global de 5,5% du PIB de l’UE – ce qui équivaut à près de 800 milliards EUR. Enfin, selon la Fondation Robert Schuman (« Pour une relance de l’investissement en Europe », Policy Paper, 22 septembre 2014), le montant devant être mobilisé en Europe pour les réseaux de transport, d’énergie et de télécoms serait de 1.000 milliards EUR et même de 1.600 milliards en considérant de surcroît la gestion des déchets, l’eau et la santé.

Enfin, comme indiqué d’entrée de jeu, le « Plan » ne serait réellement exécuté que vers la mi-2015. Afin d’éviter tout risque d’introduction pro-cyclique du « Plan », il s’impose de s’en tenir strictement à ce calendrier, voire même de l’accélérer. Une simplification des procédures administratives à tous les niveaux faciliterait également une mise en œuvre rapide du « Plan ».

En conclusion, si le « Plan Juncker » paraît parfaitement approprié dans les présentes circonstances (croissance étale, niveau assez bas des investissements publics et privés, taux d’intérêt historiquement bas, …), il devrait intégrer dès que possible une participation fortement accrue et pleinement coordonnée des Etats membres à l’effort global d’investissementscette participation accrue pouvant être financée en endiguant au niveau national la progression des dépenses courantes les moins productives (« expenditure shift » jouant sur les multiplicateurs d’investissements en général plus élevés que les multiplicateurs de dépenses courantes).

Par ailleurs, comme l’affirme la Commission elle-même, les Etats membres disposant de marges budgétaires devraient investir davantage. Selon le projet de budget pluriannuel 2014-2018 déposé par le Gouvernement le 15 octobre passé, le Luxembourg montrerait l’exemple sur cet horizon temporel, les investissements publics de l’Administration centrale devant augmenter de plus de 10% l’an en moyenne (en termes nominaux) à la faveur du ralentissement escompté de la croissance des dépenses courantes. Il reste cependant à voir dans quelle mesure ce programme sera effectivement mis en œuvre.

Tant à l’échelle européenne que sur un plan luxembourgeois, un effort d’investissement accru suppose par ailleurs le développement de formations dans des domaines « technologiquement pointus » et un climat général plus favorable aux investissements des entreprises européennes. La Commission européenne proposera d’ailleurs prochainement des mesures « assurant une prévisibilité accrue sur le plan réglementaire » et permettant de « lever les obstacles à l’investissement », ces propositions visant notamment à améliorer les législations nationales dans le sens d’une réduction des charges administratives superflues. Cette initiative mérite d’être saluée.

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