Photo by Bill Oxford on Unsplash

En ce mois de mars 2020, le premier mot venant à l’esprit est immanquablement « coronavirus ». Le 7ème Avis annuel d’IDEA, qui sera publié dans une semaine (le 18 mars), va s’attacher à fournir une évaluation macroéconomique aussi précise et actuelle que possible à l’échelle du monde (Etats-Unis et Chine, Royaume-Uni), de l’Union européenne et du Luxembourg. L’Avis renfermera par ailleurs une partie thématique en amont de la réforme fiscale annoncée par le Gouvernement. Il comportera enfin une restitution de notre « Consensus Economique », largement centré cette année sur une thématique peu susceptible d’être escamotée par « le » virus à moyen terme, à savoir la transition climatique. Ces aspects demeurent plus que jamais d’actualité.

En revanche, l’art de la prospective économique, déjà bien difficile à l’accoutumée, s’apparente à la quête du Saint Graal dans le contexte actuel et ce quel que soit le pays considéré. Le virus précité redistribue quotidiennement les cartes, avec des marchés boursiers évoquant furieusement des montagnes russes, des taux d’intérêt s’enfonçant résolument en territoire négatif, des prix du pétrole capables de s’écrouler de 30% en une seule journée, et j’en passe. En tant qu’économie extrêmement ouverte, le Luxembourg n’est bien entendu pas à l’abri de ces diverses tempêtes et autres « perfect storms ».

Quelle sera l’ampleur et la durée de l’actuel décrochage économique ? S’agira-t-il d’un trou d’air plus ou moins durable (courbe en V ou en U) ou au contraire du prélude à une crise endémique, aussi marquée que celle survenue en 2007-2008 (courbe en L) ? Le tout dépend de paramètres sociaux, politiques, économiques et même biologiques, de la réaction des investissements publics et privés. L’impact du coronavirus est d’autant plus difficile à anticiper que ses canaux de transmission sont très disparates, avec des chocs purement sanitaires, des chocs d’offre (dislocation des chaînes de valeur, main-d’œuvre confinée ou hospitalisée) ou de demande (exportations moindres vers la Chine et les pays dépendant économiquement de cette dernière, tourisme et événementiel). Sans compter l’incidence de potentielles craintes autoréalisatrices – sur les marchés financiers, par exemple.

Nous nous garderons en tout cas, dans l’épaisse purée de pois ambiante, de jouer aux « cavaliers de l’apocalypse ». Les économistes doivent avant tout émettre des propositions constructives, permettant de renforcer la résistance à court terme de nos économies et son potentiel de reprise à moyen terme. Ils doivent contribuer plus que jamais au débat économique et social, tout en évitant cependant de miner la confiance au pire moment possible en adoptant des postures « à la Cassandre » non assorties de propositions concrètes.

Le risque de « spirale de la méfiance » est d’autant plus présent que le coronavirus s’inscrit sur une toile de fond déjà peu reluisante au départ. Ainsi, le taux de croissance de la zone euro en 2019 s’est limité à 1,2%, avec des investissements totaux ayant légèrement décliné de 2007 (année « pré-crise ») à 2018 – une décennie perdue, à cette aune. Force est de constater que le tigre économique était bien timoré avant même la survenance du virus, ce qui ne favorise guère la résilience économique de la zone euro – chacun sait qu’un organisme affaibli est moins résistant aux virus…

Il est symptomatique que dans un environnement de taux négatifs, nombre d’intervenants au débat tablent encore essentiellement sur la politique monétaire pour stabiliser nos économies. Or avant même l’arrivée du virus, le FMI, soit une institution guère renommée pour son hétérodoxie économique, insistait sur la nécessité de compléter la politique monétaire accommodante par de nouvelles impulsions de politique budgétaire, en particulier dans les pays bénéficiant de finances publiques saines. Les investissements pouvant permettre d’assurer la modernisation des infrastructures de transport, de logement et numériques, ou encore une transition environnementale réussie, requièrent par ailleurs une stratégie européenne concertée. Une initiative d’ampleur dans ces différents domaines constituerait un puissant signal de confiance. Elle permettrait d’arrimer la prochaine reprise sur de solides rails, à l’inverse de la sortie de crise plutôt poussive des années 2012-2019 qui, de ce fait, était à la merci de tous les imprévus possibles et imaginables. Nous avons besoin au plus vite d’un « pilote dans l’avion », à l’échelle européenne – aussi en ce qui concerne la coordination et la solidarité sanitaires et scientifiques – des efforts (certes toujours mesurés) ayant d’ailleurs déjà débuté. En tant que pays fondateur de l’Union européenne se situant géographiquement et culturellement au cœur de l’Europe, le Luxembourg doit plaider inlassablement pour une telle montée en puissance à l’échelle européenne, passant notamment par de puissants investissements transnationaux.

Le Luxembourg doit en parallèle agir résolument sur le plan « interne ». Selon un tout récent scénario hypothétique du STATEC, reposant sur des hypothèses internationales élaborées au début de décembre 2019 (scénario « de récession globale »), ne prenant que partiellement en compte le ralentissement en cours et l’impact du recul des marchés boursiers (via nos fonds d’investissement notamment), la croissance économique pourrait se réduire à 0,7% en 2020 et à 1,7% l’année suivante. Alors qu’en moyenne de 2000 à 2018, le Luxembourg avait enregistré une croissance de près de 3% l’an. Un ralentissement économique de cette ampleur ne resterait pas sans incidence sur nos finances publiques, compte tenu notamment de l’importance du secteur financier et de la perte potentielle d’impôts indirects sur les produits pétroliers.

La progression de l’emploi demeurerait pour sa part appréciable en 2020 et 2021 selon le « scénario hypothétique » du STATEC, avec respectivement +2,5% (ce qui signifie que la productivité se réduirait de près de 2%…) et +2,0%. Compte tenu des difficultés de recrutement de personnes qualifiées rencontrées par nos entreprises, ces dernières hésiteront vraisemblablement à ajuster à la baisse leurs effectifs.  Le « capital humain » ne constitue certainement pas pour elles un volant d’ajustement « résiduel », dont elles se délesteraient au premier signe de ralentissement venu. Il s’agit là d’une forme de « stabilisateur automatique », contribuant à lisser la conjoncture.

Les autorités devraient continuer à favoriser cette « fonction de stabilisation » des entreprises. Il s’agit concrètement, à court terme, de prévenir toute « hémorragie financière » (à la faveur de prêts bonifiés ou de reports de charges), de cibler les petites ou les jeunes entreprises en risque de faillite ou encore de permettre aux entreprises de recourir dans les meilleures conditions économiques et sociales au dispositif du chômage partiel. Un moratoire sur la fiscalité du télétravail s’imposerait dans cette perspective, car il importe d’assurer l’égalité « face au coronavirus » de tout un chacun. Afin d’éviter un affaissement de la confiance des ménages et des sociétés, il s’imposerait également de prévoir des impulsions en matière d’investissements publics (sans oublier les perspectives européenne et environnementale précitées) et de spécifier dans les meilleurs délais une réforme fiscale équilibrée. Une importante partie de l’Avis Annuel à paraître est précisément consacrée à une telle réforme, qui ne peut ignorer les « goulets » de la mobilité et du logement, qui doit assurer l’attractivité du Luxembourg pour la main-d’œuvre qualifiée et favoriser les « jeunes pousses » porteuses d’avenir. Une réforme fiscale bien calibrée doit par ailleurs renforcer la cohésion sociale, aussi en direction des travailleurs de la Grande Région.

Qui dit cohésion sociale dit également sécurité sociale. Les actuels événements montrent l’importance considérable d’une sécurité sociale développée, source de sécurité individuelle et collective. L’existence d’indemnités pécuniaires de maladie et d’un régime de remboursement performant des services de santé incite en effet les individus à adopter des comportements plus « civiques » face à des épidémies, ce qui contribue à freiner la diffusion de ces dernières, donc leurs effets économiques et sociaux délétères.

C’est bien parce que les régimes actuels de sécurité sociale sont primordiaux d’un point de vue social et économique qu’il importe de relancer au plus vite un débat complètement enlisé actuellement, portant sur des mesures à moyen terme qui soient à même de garantir leur soutenabilité à terme. Un signal en ce sens serait de nature à renforcer la confiance du public, en assurant aux jeunes générations une plus grande visibilité tout au long de leurs vies en matière de pensions, de santé et d’assurance-dépendance. C’est là une pièce maîtresse d’un « nouveau contrat social » à même de ramener durablement la confiance.

Après ces quelques considérations, je vous donne rendez-vous le mercredi 18 mars.

Muriel Bouchet

Directeur de la Fondation IDEA asbl

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