Au Luxembourg, la nécessité de lutter contre la pauvreté et la précarité fait consensus. Les différents dispositifs – salaire minimum élevé, prestations sociales généreuses et étendues, impôt sur le revenu progressif (23 tranches), etc. – contribuant à corriger les inégalités et visant à assurer au plus grand nombre un niveau de vie décent recueillent l’adhésion du plus grand nombre, et le fait qu’il y ait plus de 20.000 ménages recevant une allocation de vie chère est vu comme une solidarité nécessaire et comme une obligation de lutter sans relâche contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

On pourrait alors se demander pourquoi l’idée d’augmenter de 10% le salaire social minimum afin de faire reculer le taux de pauvreté ne fait pas consensus. Voici 6 raisons «objectives» qui peuvent expliquer cela:

1. Cela peut mettre certaines entreprises en grande difficulté

Si on en croit le dernier rapport de l’Observatoire de la compétitivité, le Luxembourg est lanterne rouge en Europe pour la rentabilité des sociétés non financières. La hausse du salaire minimum pour des employeurs dont les salaires et traitements représentent une part considérable de leurs coûts pourrait par conséquent rapprocher de la faillite certaines entreprises du pays qui évoluent dans un secteur très concurrentiel et qui ont une faible rentabilité.

2. Cela risque d’enfermer dans le chômage certains demandeurs d’emploi

L’offre de travail au Luxembourg est quasiment illimitée, puisque le marché du travail luxembourgeois est particulièrement tourné vers l’extérieur et que le Grand-Duché est très concerné par la mobilité des actifs de la Grande Région. Alors que le chômage concerne au Luxembourg principalement les non qualifiés, certains chômeurs risquent de devenir inemployables en augmentant le salaire social minimum. Si les entreprises désireuses d’embaucher au salaire minimum vont chercher au-delà des frontières des salariés dont la productivité sera davantage en ligne avec le niveau rehaussé du salaire minimum et/ou si cette hausse du salaire minimum fait augmenter l’offre de travail adressée au Luxembourg pour ces niveaux de rémunération en provenance de la Grande Région, certains chômeurs se retrouveront davantage éloignés du marché du travail, compte tenu de la concurrence accrue.

3. Les travailleurs pauvres ne le sont pas forcément à cause du niveau du salaire minimum

Tel que mesuré, un travailleur pauvre n’est pas forcément une personne qui touche un salaire faible, mais un travailleur qui vit dans un ménage exposé au risque de pauvreté. Plus que le niveau du salaire minimum, c’est avant tout la composition du ménage (présence ou non d’enfants) et l’intensité de travail (temps partiel ou temps complet) qui expliquent la pauvreté laborieuse. Lutter contre la pauvreté laborieuse supposerait donc d’avoir un système socio-fiscal plus performant en matière familiale et de prise en compte du temps partiel, plutôt que de s’appuyer sur une hausse du salaire minimum [1].

4. La hausse du salaire minimum ne touchera pas forcément la bonne cible

Quand on analyse le risque de pauvreté au Luxembourg, on observe qu’il concerne principalement les chômeurs (taux de risque de pauvreté de 45% en 2016) et les travailleurs indépendants (taux de risque de pauvreté de 20% en 2016). Puisque ces deux groupes ne sont pas concernés par le salaire social minimum, les plus vulnérables et concernés par le risque de pauvreté seront en réalité exclus de la mesure prise. À cela s’ajoute que de nombreux travailleurs rémunérés au salaire social minimum (parmi les intérimaires, parmi les travailleurs du secteur du commerce et de l’hôtellerie-restauration) sont des travailleurs frontaliers qui ne sont pas pris en compte pour le calcul du taux de pauvreté au Luxembourg.

5. Contrairement à ce qui est dit, le salaire social minimum peut permettre de vivre «décemment» au regard du budget de référence du Statec

Pour une comparaison juste avec le budget de référence du Statec, il faut ajouter au salaire social minimum net les transferts sociaux auxquels un bénéficiaire du salaire social minimum a normalement droit (allocation de vie chère, subvention de loyer, allocation communale, allocations familiales et de rentrée scolaire s’il a des enfants). En ajoutant les différents revenus de transferts susmentionnés au salaire social minimum net (SSM), le Statec concluait qu’«un revenu à hauteur du SSM non qualifié permet aux ménages de satisfaire les besoins identifiés par le budget de référence, à condition d’avoir accès aux diverses prestations sociales».

6. Compte tenu du système socio-fiscal luxembourgeois, une hausse de 10% du salaire social minimum peut faire des perdants parmi les salariés augmentés

L’OCDE avait calculé que c’est au Luxembourg qu’une hausse du salaire social minimum était la moins performante pour augmenter le revenu disponible d’un salarié avec enfants, compte tenu de la hausse de la fiscalité et de la perte de transferts sociaux qui en résulteraient: «In Luxembourg, a minimum wage increase could actually make a single parent worse off, as benefit reductions and higher social contributions would outweigh the wage increase.» Les difficultés de la subvention loyer à atteindre la cible voulue et la récente réforme fiscale invitent ainsi à être prudent dans la manipulation du salaire minimum.

Pour toutes ces raisons, il semble préférable de s’appuyer sur d’autres outils (fiscalité – notamment des familles monoparentales, transferts sociaux, location et vente de biens immobiliers à coûts modérés, etc.) pour venir en aide à ceux qui gagnent le moins et faire reculer la pauvreté – d’autant plus que le taux de pauvreté ne prend pas en compte le statut immobilier (locataire ou propriétaire) du salarié en question. Par contre, il est aussi important de garder à l’esprit que le «coût» de ces autres mesures pour les finances publiques peut être supérieur à celui d’une hausse du salaire social minimum. En matière de lutte contre la pauvreté, l’économie aussi reste une affaire de choix contraints…


[1] Pour information, si le Luxembourg a un taux de pauvreté laborieuse élevé (12%, contre 9% dans la zone euro), la proportion de travailleurs à bas salaires (correspondant à deux tiers du salaire horaire brut médian) est de 11% au Luxembourg (contre 16% dans la zone euro).

One thought on “Une hausse contre-productive du salaire social minimum

  1. Intéressant blog mais trop téléphoné et patronal. L’auteur semble vouloir dire que la hausse du SSM ne servirait à rien dans la lutte contre la pauvreté c’est quand même un brin curieux c’est à se demander s’il cracherait lui-même sur une hausse de 10% de son salaire et s’il souhaiterait de préférence que l’on s’appuie sur d’autres outils comme la fiscalité ou les transferts sociaux, plutot que de l’augmenter?
    1- si au lieu de prendre la rentabilité des sociétés non financières où le luxembourg est lanterne rouge avait plutot été retenue la productivité apparente du travail le résultat serait différent et plaiderait plutot pour une hausse du SSM car en matière de productivité des sociétés non financières, le luxembourg est largement en tête; par ailleurs le Luxembourg est en queue de peloton pour ce qui concerne la part des dépenses de personnel dans la valeur de production, donc l’argument des coûts et de la rentabilité ne tient pas sous cet angle.
    2-l’idée de risque d’enfermer dans le chômage certains demandeurs d’emploi est davantage une opinion qu’un risque réel. Le Gouvernement peut subventionner l’embauche des demandeurs d’emploi en mettant en place un système de Kombilohn, les Entreprises peuvent tenir leur rôle social en embauchant des demandeurs d’emploi dont on peut supposer qu’ils ont une faible productivité et les former. il y a d’ailleurs un cadre pour ce faire avec l’initiative entreprises partenaires pour l’emploi. Et gardons à l’esprit que l’idée que chaque salarié aurait une productivité propre n’a aucun sens, donc dire “les entreprises désireuses d’embaucher au salaire minimum risquent de chercher au-delà des frontières des salariés dont la productivité sera davantage en ligne avec le niveau rehaussé du salaire minimum” revient à faire l’hypothèse que dans leur grande rationalité les entreprises peuvent juger du niveau de productivité des demandeurs d’emploi et les comparer; c’est de la micro-économie néoclassique qui n’existe pas dans le monde réel, ce risque est donc purement inventé et est un mythe.
    3-l’idée que les travailleurs pauvres ne le sont pas forcément à cause du salaire minimum est vraie, mais est tout aussi vraie l’idée qu’ils le sont à cause de cela. dire “pas forcément” revient à dire que peut être qu’en fait si. La moindre des choses serait donc de renseigner le pourcentage de bénéficiaires de la revalorisation du SSM qui dont des ménages pauvres; sans ce chiffre l’argument n’est pas recevable en tant qu’argument.
    4- que le SSM concerne un certain nombre de frontaliers n’est pas du tout une raison valable pour dire qu’il ne faut pas l’augmenter au profit des résidents. Cette opposition systématique entre résidents et frontaliers n’a aucun sens, les frontaliers qui font près de 50% de la force de travail font tourner l’économie du Luxembourg, faut-il le rappeler ?
    5- si le SSM combiné aux prestations sociales peuvent permettre de vivre décemment au regard du budget de référence, cela n’est pas une raison pour ne pas l’augmenter ; l’argument avancé ne fait donc que moyennement sens, sans compter le fait que beaucoup de gens qui ont droit à des prestations ne le demandent tout simplement pas.
    Pour toutes ces raisons, il semble donc opportun de ne pas conclure que la hausse de 10% du SSM ne viendrait pas en aide à ceux qui gagnent le moins.

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