Cette conférence, organisée à Luxembourg, le 17 novembre dernier, par l’association Etika[1], reprend le titre d’un ouvrage rédigé par des membres de l’Association française d’économie politique (AFEP), soit plusieurs dizaines d’intellectuels de renom tels que les économistes américains James K. Galbraith et Steve Keen, le sociologue Luc Boltanski, ou encore les économistes français André Orléan et Olivier Favereau.
Constat numérique
En France 85% des professeurs d’économie sont orthodoxes (71% mainstream et 14% éclectiques tendance mainstream), 5 % historiens de la pensée et 10% hétérodoxes[2].
La définition des orthodoxes, dont les théories s’appuient grandement sur les formules mathématiques, vient de Keynes. Pour eux, l’économie finit toujours par s’ajuster plus ou moins spontanément si on laisse jouer les comportements individuels ; le marché est le grand mode de coordination de l’économie et de la vie sociale ; les individus sont rationnels, matérialistes et non coopératifs et l’optimisation joue un rôle central (théorème de point fixe).
L’hétérodoxe « nobellisé » Joseph Eugene Stiglitz a évoqué à leur propos le « fondamentalisme du marché ».
Ce n’est pas l’existence d’un courant dominant à l’instant t qui est l’objet de la critique mais sa transformation en orthodoxie qui exclue les approches alternatives.
L’alarmante uniformisation de l’enseignement de l’économie et de la pensée économique
Les économistes hétérodoxes ont vu leur nombre s’effondrer, cédant souvent à la pression de publier régulièrement dans les revues cotées et tournées vers l’international. En outre, dans la plupart des universités de renom, la domination de l’économie orthodoxe s’est imposée. Remplie de mathématiques et de modèles, ses résultats dépendent d’hypothèses très restrictives :
- l’économie d’un pays se comporte comme le ferait un individu représentatif,
- les décisions sont prises de manière rationnelle,
- la monnaie n’est là que pour faciliter les échanges,
- la finance ne joue aucun rôle dans les modélisations macro-économiques.
De l’importance de l’enseignement du pluralisme des idées
Le véritable enjeu est bien plus démocratique que purement académique. La diversité des opinions en économie est un gage de démocratie or les Néoclassiques et les orthodoxes « squattent » les chaires d’économie ce qui fait naître le danger de n’avoir plus qu’un seul type de solutions à proposer aux politiques pour régler les problèmes.
L’économie est une science humaine au milieu des autres, et pas seulement une branche des mathématiques appliquées.
Critique n°1 : les logiques d’évaluation de l’activité de recherche publique
L’activité et la qualité de recherche publique sont appréciées par des revues privées. En France, le Conseil National des Université a établi un classement des revues qui s’avère plutôt orthodoxes, trusté par des agents américains ou britanniques[3]. A l’échelle mondiale, les critères de scientificité deviennent des critères de conformité. La « science normale »[4] est devenue une science normalisatrice.
Toutes les revues ne se valent pas, mais divers classements plus ou moins officiels donnent le ton, ce qui aboutit à un benchmarking. Le benchmarking, lui, brise l’unité de la communauté des économistes et a un impact non négligeable sur les conseils de recrutement des nouveaux professeurs: on ne lit plus les publications des candidats mais on voit dans quelles revues ils ont été publiés. Cette situation va produire des effets réels : l’objectif du chercheur tend à devenir la publication en soi et non plus l’enrichissement de notre stock de connaissances sur le monde. Il y a une confusion plus ou moins consciente entre la fin et le moyen où le moyen devient la fin.
Critique n°2 : le manque d’interdisciplinarité dans le mainstream
La vérité doit être un idéal régulateur mais elle ne peut naître que d’un débat. Or aujourd’hui on ne peut que constater l’absence d’alternatives donc de débats. Un certain pluralisme existe bien, mais seulement à l’intérieur du mainstream. On distingue un noyau dur d’hypothèses et les hypothèses auxiliaires. Or aujourd’hui le débat est intense sur les hypothèses auxiliaires mais on ne touche pas au noyau dur… D’où le parallèle avec une secte au sein de laquelle les hypothèses fondamentales ne sont jamais questionnées.
Nous encourons une sérieuse menace d’extinction du pluralisme car le débat scientifique se borne à un petit nombre d’hypothèses secondaires. On ne va jamais débattre de l’hypothèse de marchés efficients, de rationalité. Or pour Karl Popper, l’esprit scientifique n’est pas une affaire d’individualités, mais une propriété systémique : l’existence d’un milieu intellectuel concurrentiel, caractérisé par des débats critiques intenses entre une pluralité de programmes de recherche.
Pourquoi donc rester dans la même communauté ?
Le Prix Nobel d’économie 2014, Jean Tirole s’est montré extrêmement critique à l’égard des hétérodoxes, les taxant de mauvais économistes. Pour Luc Boltanski[5], les orthodoxes seraient moins intransigeants si les hétérodoxes renonçaient à se présenter comme des économistes. Dans le meilleur des mondes possibles, le pluralisme serait conservé au sein d’une même communauté mais en réalité l’opposition et le mépris sont trop forts pour maintenir cette coexistence entre les hétérodoxes et les orthodoxes.
Finalement les orthodoxes craignent peut être la concurrence et ses effets sur les étudiants et les populations. Mais le moto TINA (« There is no alternative ») de Thatcher est dangereux car il étouffe le pluralisme source d’émulation et de progrès collectif…
Qu’en est-il au Luxembourg?
Soucieuse de recentrer le débat sur le Grand-duché, IDEA a interrogé le directeur du département Economie et Management de l’Université de Luxembourg
Question d’IDEA: si en France, 85% des professeurs d’économie sont orthodoxes (71% mainstream et 14% éclectiques tendance mainstream), 5 % historiens de la pensée et 10% hétérodoxes, quels sont les ordres de grandeur au Luxembourg ?
Réponse de Michel BEINE – Directeur du département Economie et Management de l’Université de Luxembourg
“Pour répondre à votre question, il est difficile de classer les économistes de mon département dans ces catégories. La classification est malaisée et un peu artificielle et les critères discutables quoique nécessaires. Par exemple, comment classeriez-vous quelqu’un qui fait uniquement de l’empirique en utilisant des méthodes économétriques acceptées par une grande majorité des économistes, de quelque bord qu’ils soient ? Ces chiffres ont le mérite d’exister mais je serais curieux de savoir comment on les obtient”.
S’il considère que son département est majoritairement orthodoxe au sens d’Olivier Favereau, avancer des pourcentages serait fallacieux en l’absence d’une définition consensuelle.
[1] Etika est une association luxembourgeoise sans but lucratif qui a pour objet de promouvoir des financements alternatifs.
[2] A la fin du billet, retrouvez la réponse du directeur du département Economie et Management de l’Université du Luxembourg que nous avons interrogé sur la situation de l’enseignement de l’économie au Grand-duché.
[3]On constate d’ailleurs une certaine abolition de la concurrence entre revues (car les revues les mieux cotées vont voir affluer les projets d’articles) aboutissant à la création d’une rente de situation.
[4] KUHN T, (1962), The Structure of Scientific Revolutions
Thomas Kuhn est un philosophe des sciences qui a mis au point la notion de paradigme.
[5] Luc Boltanski est un sociologue français qui a initié un courant pragmatique, appelé aussi « économies de la grandeur » ou « sociologie des régimes d’action ».
Au Luxembourg il y a une certaine diversité entre économistes : par exemple ( et heureusement) les économistes d’IDEA sont différents du mainstream; ensuite les économistes de la CSL pensent et écrivent différemment des économistes de la BCL, du Gouvernement, du Statec voire de ceux de la Chambre de Commerce. Et finalement, dans notre petit pays il y en a beaucoup qui pensent que la situation au Grand Duché est de toute façon spécifique et pas comparable à ce qui se passe ailleurs ce qui explique entre autres qu’on ne se fait que peu de soucis pour la soutenabilité de notre système de financement des pensions, de l’évolution négative de notre productivité apparente du travail, d’une inflation supérieure à nos voisins ( également en 2015) ou de la hauuse spectaculaire de nos coûts de travail unitaires.
C’est dire qu’il y a beaucoup de diversité et peu d’efforts pour comprendre pourquoi et d’en tirer des conclusions utiles.