Note préliminaire : Dans la première d’une série de deux contributions sur ce blog, nous souhaitons mettre en exergue le phénomène de la « fuite des cerveaux (brain drain) » en le positionnant d’abord comme un défi pour l’Europe. Dans une deuxième contribution, nous reviendrons sur le « brain drain » dans un contexte plus spécifiquement luxembourgeois.

Dans le cadre de la stratégie 2020, et déjà lors du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000, l’Union européenne s’est engagée à consacrer 3% de sa richesse à la R&D d’ici 2020. A l’instar d’un jeu de poupées russes, les Etats membres, à leur tour, se sont fixés des objectifs nationaux ambitieux autour de cette cible européenne. La formulation de tels objectifs souligne le rôle important que jouent le savoir, la recherche et l’innovation dans les économies avancées et afin d’assurer la continuation de leur développement. Le trait commun des femmes et des hommes aptes à porter ce développement ? De (très) hautes qualifications.

Qu’est-ce que le brain drain et quelles en sont les conséquences ?

« Le cerveau est la tripe de la tête. Penser est un couteau ! ». Miguel Angel Asturias, ancien lauréat guatémaltèque du prix Nobel, a parfaitement raison. La pensée, le savoir est l’une des armes les plus efficaces à notre disposition. Or, l’Europe est en train de perdre certains de ses couteaux les plus aiguisés – un phénomène auquel il est référé en tant que « fuite des cerveaux » ou encore « brain drain ».

Si nous parlons de « brain drain », nous faisons référence à l’exode de travailleurs hautement qualifiés, d’élites scientifiques, de chercheurs, d’académiques et d’étudiants – auxquels l’on peut sans doute encore rajouter des créateurs d’entreprises innovantes – une tendance qui résulte incontestablement tant de la mobilité internationale des travailleurs dans le contexte de la mondialisation, que des fortes inégalités en termes de développement des potentiels économiques, scientifiques et technologiques des pays.

Quels sont les facteurs objectifs derrière ce développement ? Citons-en quelques-uns en vrac sans prétendre à quelconque exhaustivité. Dans le chef des travailleurs hautement qualifiés et de leurs familles relevons les perspectives économiques et d’emploi, les salaires attrayants et la qualité de vie élevée dans un cadre de vie agréable. Pour ce qui est des créateurs d’entreprises transnationaux, l’on pense d’abord à un cadre administratif non-bureaucratique et à un écosystème entrepreneurial propice. Finalement, les chercheurs et académiques de haut niveau recherchent sans doute des éléments tels que l’accès à un meilleur financement de la recherche, un encadrement personnalisé, des infrastructures de recherche à la pointe, davantage de reconnaissance et last but not least des collaborations avec des chercheurs de renommée internationale. Des motivations, somme toute, plausibles et judicieuses ; auxquelles s’ajoutent bien sûr des motivations personnelles et subjectives.

Etant donné que les ressources humaines comptent parmi les ressources les plus précieuses des entreprises et de l’économie, les conséquences d’un « brain drain » sortant peuvent être néfastes pour les pays d’origine des expatriés si la « fuite des cerveaux » y devient la règle. En y réduisant le nombre de talents et les principales sources d’innovation, le « brain drain » peut avoir des répercussions négatives sur la croissance et la compétitivité de ces pays. Souvent, ils ne récoltent pas les fruits ou les retombées des investissements consentis : si un diplômé ou un spécialiste part travailler ailleurs sans retourner après avoir passé un certain temps à l’étranger, son pays d’origine n’entrera ni en jouissance des résultats des investissements dans son éducation et de sa formation, ni de l’imposition de son futur revenu. Il convient cependant de nuancer ce propos pour des cas particuliers, à savoir notamment dans le chef de personnes qui touchent un salaire plus élevé dans leur pays d’accueil et au cas où une partie de ces fonds est transférée dans les pays d’origine pour des fins d’éducation par exemple.

Si, par contre, les émigrés retournent à leur pays d’origine, la « circulation des cerveaux » peut avoir des effets stimulants pour cette économie, tout en aidant d’autres pays à agir contre la pénurie de main d’œuvre hautement qualifiée. Selon l’enquête « Careers of Doctorate Holders » menée par l’Eurostat en 2010 par exemple, la majorité des personnes titulaires d’un doctorat ayant vécu à l’étranger, notamment dans l’Union européenne ou en Amérique du Nord pour une certaine période, sont retournées dans leur pays de résidence pour des raisons personnelles, académiques ou liées à leur emploi.

Un exemple concret, l’Inde – qui a longtemps souffert de la « fuite des cerveaux » – est en train de « re-accueillir » un nombre considérable de ses anciens émigrants. Au vu de la croissance spectaculaire du secteur des technologies informatiques en Inde, le « brain drain » semble avoir débouché sur un « brain gain ». Il n’y a donc pas lieu de considérer la mobilité des travailleurs qualifiés comme un jeu à somme nulle dans lequel les pays d’accueil seraient les gagnants et les pays d’origine les perdants.

Le brain drain  en Europe

Le terme brain drain semble avoir été utilisé la première fois par la British Royal Society dans les années 1960 afin de décrire la migration de travailleurs qualifiés, plus précisément des scientifiques et des techniciens, vers les Etats-Unis et le Canada. Après avoir été axé longtemps sur les émigrations de travailleurs spécialisés des pays en développement vers les pays industrialisés et notamment l’Union européenne, le débat sur le phénomène de la « fuite des cerveaux » a changé de cap ces dernières années. Ou disons plutôt que le « outgoing brain drain » a également pris de l’ampleur en Europe au vu des nombreux départs de travailleurs hautement qualifiés, voire de chercheurs, européens vers des destinations considérées (à tort ou à raison) comme étant plus compétitives en matière d’innovation telles que les Etats-Unis et le Canada.

Comment expliquer cette évolution en Europe ? Une tendance clé des pays européens est leur orientation vers le secteur des services. Le secteur primaire et les industries traditionnelles manufacturières ont été largement supplantés par une économie des compétences et du savoir et ce développement semble progresser inexorablement.

Au vu de la culture internationale des professions dans les nouvelles technologies, les sciences et la finance, il n’est a priori guère surprenant que ces travailleurs soient flexibles au niveau de leur pays de localisation, de recherche et de travail : les marchés concernés ne connaissent guère de frontières géographiques et la langue prédominante des secteurs attirant cette classe transnationale hautement mobile est l’anglais.

Principale raison du brain drain en Europe : la crise financière

La crise financière a considérablement alimenté la progression du phénomène en Europe. L’atmosphère de désespoir dans les pays les plus affectés a causé un grand nombre de départs. L’un des messages les plus décourageants dans cette histoire : c’est surtout la population jeune qui en souffre.

Selon le rapport « Global Employment Trends » de l’Organisation Internationale du Travail, la Grèce, l’Irlande et le Portugal ont connu une baisse de 1,6 million d’emplois au cours de la période 2007-2012, 75% du chômage étant concentré parmi les jeunes (15-34 ans). En Italie, les travailleurs plus âgés (55-64 ans) ont connu, pendant ce temps, une augmentation de l’emploi tandis que les jeunes adultes s’enfonçaient dans le chômage. Plus de 300.000 jeunes ont quitté l’Italie depuis 2000.

Pire encore, la situation en Espagne où le chômage des jeunes (15-24 ans) a dépassé les 50% dès 2012 (Banque mondiale). Cette évolution négative est d’ailleurs confirmée par Eurostat : tandis que quelque 6.500 travailleurs étrangers ont postulé, entre 2003 et 2014, pour des emplois en Espagne dans les domaines de l’éducation, de la médicine, de la santé et du droit, 18.400 professionnels espagnols ont remis des demandes d’homologation de leurs diplômes pour partir à l’étranger.

La perte de jeunes diplômés ne se limite pas aux « suspects habituels » méridionaux de la crise. Selon le responsable de l’office des migrations, Ilmars Mezs, la Lettonie a également vu partir plus de 25% de ses jeunes (25-35 ans). La population du pays s’est réduite de plus de 200.000 personnes depuis 2000. Selon un pronostic gouvernemental, 400.000 travailleurs supplémentaires pourraient quitter le pays si rien n’est fait pour endiguer l’exode. En France, le nombre de jeunes expatriés a progressé de 3 à 4% par an sur la dernière décennie[1].

Et l’Allemagne, le pays des ingénieurs… elle n’en a pas été épargnée non plus. « Nos meilleurs scientifiques partent ailleurs », déplorent les conseillers de la « Expertenkommission Forschung und Innovation », qui a pour mission de conseiller le gouvernement en matière de recherche scientifique[2]. Bien que l’Allemagne ait accueilli quelque 19.000 chercheurs, elle en a vu partir 23.000 entre 1996 et 2011.

Cette évolution est d’autant plus irritante que les pays européens affichent de meilleurs résultats au niveau du nombre de titulaires de doctorats que, par exemple, les Etats-Unis. En Allemagne et en Suisse, la part de doctorants dans la main d’œuvre est deux ou même trois fois plus élevée qu’aux Etats-Unis, au Canada et en Australie. Or, l’OCDE, qui fournit ces informations, précise que cela n’est pas le cas pour tous les pays européens.

Ainsi, si l’Europe semble réussir à « générer » des experts et des étudiants hautement qualifiés, elle semble moins en mesure de les convaincre d’envisager une vie professionnelle en Europe (bien qu’il ne faille bien évidemment pas généraliser ces tendances). Outre le fait de vouloir attirer des talents de pays tiers, l’Europe doit donc aborder le problème de la rétention de ses meilleurs éléments.

La conclusion de la Commission européenne est sans équivoque : une grande partie de notre main d’œuvre hautement qualifiée choisit les Etats-Unis ou la Canada alors que l’Europe a, par le passé, accueilli un nombre important de travailleurs peu qualifiés[3]. Les implications ? : la nécessité de favoriser le « brain drain » entrant en Europe, d’une part, et une demande croissante de matière grise et une concurrence de plus en plus intense entre les pays européens d’autre part.

Des solutions d’abord européennes

Une question essentielle est celle qui consiste à renforcer l’attrait de l’Europe par rapport, notamment, aux Etats-Unis et au Canada, que ce soit dans le chef des Européens (rétention, incitation au retour) ou encore des ressortissants de pays tiers (attraction). Il faut de la sorte identifier les facteurs qui puissent amener les plus talentueux à envisager qu’une carrière en Europe est bel et bien prometteuse. Ce blog ne pourra que frôler les pistes pertinentes à cet égard, le défi étant multidimensionnel.

Ce qui semble avéré est que l’Europe devra déployer davantage d’efforts pour attirer des jeunes dans les filières scientifiques. Elle ne doit pas non plus omettre d’encourager la mobilité des chercheurs.

D’une manière plus générale, la mobilité internationale de la main-d’œuvre est à considérer comme une chance, une réponse aux goulets d’étranglement sur le marché du travail. Or cette opportunité est conditionnelle : elle se matérialise si et seulement si nous arrivons à attirer la main d’œuvre dont nous avons réellement besoin et si nous leur proposons des infrastructures et des conditions (matérielles, logistiques, technologiques, sociales, humaines) attrayantes. Il est tout aussi essentiel de favoriser le retour des chercheurs européens qui ont quitté l’Europe pour travailler aux Etats-Unis et au Canada. Mettons donc en place des programmes ciblés incitant nos experts expatriés au retour et facilitons ce dernier !

Un pays européen donné, en étant sans doute « too small to succeed », ne peut guère relever les défis s’imposant à l’Europe toute entière en vase clos : les efforts de part et d’autre doivent s’inscrire dans une politique européenne intégrée, une approche de partenariat et de recherche de gains d’efficience et d’économies d’échelle, de masse critique et de synergies. Une telle manière de procéder doit donc passer par un changement de paradigme en vertu duquel c’est d’abord l’Europe qui doit mieux se positionner sur l’échiquier de l’élite internationale. Ce n’est que dans un deuxième temps, l’Europe apparaissant sur le « radar » des personnes concernées, qu’une compétition saine peut s’établir entre les nations européennes, surtout pour les secteurs économiques d’avenir développés concomitamment par plusieurs Etats.

Pour ce qui est de la concurrence intra-européenne, il convient d’insister sur le fait qu’aucun pays de l’Union européenne, à l’exception de la Finlande, du Danemark et de la Suède, n’a jusqu’à présent atteint l’objectif européen de 2010 de porter les investissements en R&D à 3% de son PIB[4] (ce qui n’est d’ailleurs pas l’objectif de tous les Etats membres, dont le Luxembourg). D’ailleurs, les pays qui s’approchent de leur objectif national (investir ≥ 3% du PIB dans la R&D) sont peu nombreux. Il s’agit de l’Autriche, de la Finlande, de l’Allemagne et de la Suède, les trois derniers pays étant également classés en tant que « innovation leaders » par la Commission européenne dans son tableau de bord européen « Innovation Union Scoreboard ». Quand il s’agit de choisir entre les Etats européens, l’avantage est clairement dans le camp de ces nations pionnières… Fort heureusement, le Luxembourg n’est pas très en retrait vis-à-vis de ces meilleurs performants.

* * * * *

En synthèse, l’Europe doit être une « place » économiquement et scientifiquement intéressante pour les chercheurs internationaux et pour les meilleurs talents d’envergure internationale. Même si les réponses à ces défis doivent d’abord être européennes, les Etats membres ne doivent pas pour autant s’enfoncer dans le piège de la complaisance et compter sur le fait que l’Europe « va tout régler ». Alors que la politique européenne doit poser les fondements pour attirer des talents, chaque pays doit s’assurer d’une propre stratégie de compétitivité économique et d’attractivité territoriale qui lui permette de retirer et d’attirer de la main d’œuvre hautement qualifiée de provenance étrangère propice au développement de ses « niches de compétences ». Le Luxembourg, l’économie la plus ouverte et sans doute la plus « internationale » est concerné au premier chef. L’avenir se son système national d’innovation, de son marché du travail et de la création d’entreprises innovantes en dépendent…

L’auteur tient à remercier Mme Lynn Zoenen pour la relecture de la présente contribution et pour ses précieux conseils.


[1] Chambre de commerce et d’industrie de ParisIle-de-France (CCIP).

[2] http://www.spiegel.de/unispiegel/jobundberuf/spiegel-zu-braindrain-wissenschaftler-wandern-ab-a-955141.html.

[3] Commission européenne, “European University Institute – CARIM, Mediterranean Migration”, 2005.

[4] Voir sous : http://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/6492107/9-17112014-BP-FR.PDF/b3589847-ba18-4f9a-a2e2-2a538bbd02a2

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