Pensions : le coût social de l’inaction

© photo :  Jehyun Sung sur Unsplash

L’intensité des premières discussions sur l’avenir du système de retraites montre à quel point il est une composante essentielle du contrat social. Derrière le débat sur son fonctionnement se cache aussi une incontournable introspection du modèle de développement et de prospérité du pays. La consultation ouverte par la ministre de la Santé et de la Sécurité sociale tombe à pic. Gageons qu’elle soit la plus ouverte possible et nous donne l’occasion de partager toutes les connaissances dont nous disposons pour évaluer la nécessité d’ajuster le système et pour définir les grands objectifs d’une réforme potentielle. Quelques éléments sur ce que nous savons déjà.

Un débat et un pari sur le modèle de croissance

Sur quoi reposent les excédents actuels du système ? Principalement sur le fait qu’en trente ans, le PIB luxembourgeois a été multiplié par 2,6, l’emploi par 2,5, le nombre de frontaliers par 6 et que la population a progressé de 65% (avec près de 500.000 personnes ayant immigré dans le pays et près de 300.000 qui l’ont quitté !). S’il est relativement aisé de comprendre comment cette évolution – mal anticipée et planifiée[1] – a transformé le pays et son « hinterland », il n’est pas certain que chacun soit bien conscient de ce que répéter une telle performance sur quelques décennies supplémentaires impliquerait. Il a été dit à juste titre que les projections éco-démographiques des dernières décennies ont été largement sous-estimées. Pourtant, cette croissance a bien eu lieu, le pays bénéficiant de caractéristiques (disponibilité de logements, de main d’oeuvre frontalière, attractivité pour les actifs des pays d’immigration historiques, infrastructures relativement bien dimensionnées, faibles contraintes environnementales, intégration européenne florissante…) qui lui ont permis de faire « fructifier » sa compétitivité post-industrielle, mais qui sont loin d’être garanties aujourd’hui.

Pour autant, il n’est honnêtement pas possible d’affirmer que les trente ans qui viennent seront trente ans de déclin. Selon un scénario « au fil de l’eau », dupliquer ce type de croissance serait possible si nous parvenons d’ici à 2050 à accueillir 1,2 million d’habitants et 950.000 emplois (dont 500.000 frontaliers)[2] avec toutes les conséquences que cela implique en matière immobilière, d’aménagement du territoire, de mobilité, de gestion des ressources, de coopération transfrontalière, d’attractivité, de compétitivité, de vivre-ensemble… Le fait que le Luxembourg nous a habitués à connaître une dynamique économique et démographique unique en Europe ne doit pas nous empêcher de conduire l’exercice de prospective cohérent que nous impose le débat sur la viabilité du système de retraites.

Pourquoi faudrait-il ajuster le système ?

Mesurer la viabilité du système de retraites consiste à projeter les masses financières de droits accumulés par les cotisants au fil des années (les dépenses) et à mettre ces montants en face de potentielles recettes futures. Plusieurs méthodes existent pour conduire de telles évaluations. La plus utilisée revient à réaliser des projections éco-démographiques sur le long terme et à mesurer les conséquences de ces évolutions (PIB, emploi, pensionnés, productivité, espérance de vie, etc.) sur les grands équilibres de l’assurance pension. Les plus récentes projections réalisées par l’IGSS[3] montrent que dans tous les scénarios (incluant les nouvelles projections démographiques du STATEC), les seuils d’alerte suivants seraient dépassés : en 2027-2028, les pensions seraient supérieures aux cotisations, et autour de 2040, le montant de la réserve légale tomberait en-dessous de 1,5 fois le montant annuel des prestations et s’épuiserait au plus tard vers 2050. Si elles ont le grand avantage de modéliser les interactions entre les évolutions économiques, démographiques et financières, ces simulations nécessitent en revanche de faire des hypothèses (des paris) sur le développement économique et démographique national dans un horizon de temps difficilement prévisible.

C’est pourquoi d’autres analyses, partant du cœur du système (les formules de calcul des pensions) nous aident à évaluer la soutenabilité du système en « suggérant » la croissance nécessaire de la masse cotisable requise afin de pouvoir tenir la promesse faite aux actifs. Les analyses disponibles pointent des promesses de rendement des cotisations versées par les assurés difficilement soutenables sans des niveaux de croissance considérablement plus élevés que la tendance des quinze dernières années[4].

L’agenda d’une réforme des pensions

L’un des éléments du débat sur la viabilité du système de pensions est l’attitude à suivre en matière d’anticipation des déséquilibres : faut-il réformer par anticipation tout en sachant que les seuils d’alerte pourraient éventuellement être déclenchés plus tard que « prévu » ou faut-il au contraire attendre de voir de nos yeux les déséquilibres pour agir ? Pour répondre à cette question, il est possible de simuler le niveau d’ajustement nécessaire des pensions pour maintenir, par exemple, le niveau des réserves à 1,5 fois le niveau des dépenses annuelles du régime général en fonction d’un ou plusieurs scénarios à l’horizon 2050[5]. Le scénario d’une réforme rapide nécessiterait un ajustement du niveau des pensions nettement inférieur à celui du scénario « attentiste », qui permettrait certes de « surfer » quelques années encore sur les réserves, mais imposerait vers 2040 des réformes à fort impact social. L’anticipation permet à la fois de réduire sensiblement le coût social, mais aussi de mieux partager l’effort d’une réforme entre les différentes générations, tandis qu’un legs social de l’inaction pourrait peser sur les actifs actuels uniquement.

Ces diagnostics doivent être approfondis, débattus de manière critique quand ils impliquent des hypothèses sur le futur, mais ils tendent tous vers la conclusion d’une viabilité du système en danger. Ce n’est pas parce que le système de pensions actuel est généreux qu’il devrait être ajusté, mais bien parce que cette générosité est (malheureusement !) une promesse intenable.

Réformer un tel édifice doit se faire en prenant le temps de se poser les bonnes questions. A quels objectifs, en plus de la soutenabilité financière, le système de retraites doit-il répondre ? Au-delà des réformes purement paramétriques, des dizaines d’ajustements sont possibles, ils doivent être passés au crible des préférences sur lesquelles les partenaires sociaux, les actifs cotisants, les pensionnés, les politiques, les entreprises, toutes les parties prenantes à ce débat doivent s’exprimer. La notion d’équité intergénérationnelle devra être définie et débattue. Les effets redistributifs du système actuel et de ses possibles évolutions devront être évalués. Est-ce qu’une partie du caractère assurantiel du système devrait-être remis en cause ? Qu’est-ce que nous considérons socialement acceptable et quelles sont les réformes à mener pour atteindre les objectifs que nous nous fixons ?

Ce travail sera mené par IDEA dans les prochains mois, aux côtés de tous ceux qui souhaitent débattre de la meilleure manière possible de préserver l’une des plus importantes promesses intergénérationnelles de notre contrat social.


[1] Cette sous-estimation a probablement renforcé les externalités négatives de la croissance sur la qualité de vie, l’environnement, le logement, au Luxembourg et dans la Grande-Région etc. Voir : Fondation IDEA asbl, Une Vision Territoriale pour le Luxembourg à Long Terme : Fir eng kohärent Entwécklung vum Land, 2023.

[2] Cf. référence précédente.

[3] IGSS, Cahier statistique N°18, Projections démographiques et financières du régime général d’assurance pension, juillet 2024.

[4] Voir : Fondation IDEA asbl, Idée du mois N°19, Pensons pensions ! 2017 et Fondation IDEA asbl, Grands Défis, Propositions en vue des élections législatives, 2023.

[5] Cette méthode est donnée à titre illustratif, d’autres paramètres pouvant être mobilisés.