© photo : Ville d’Esch/Emile Hengen

Cela ne devrait plus tarder. Le plan d’action nationale de lutte contre la pauvreté devrait enfin être dévoilé dans les tous prochains mois, possiblement d’ici la fin de l’année. Si certaines mesures de lutte contre la pauvreté, telles que l’exonération fiscale du salaire social minimum et l’augmentation de la prime énergie pour les ménages les plus défavorisés, ont déjà été mises en œuvre par l’actuel gouvernement, ce plan se fait attendre depuis son annonce dans l’accord de coalition 2023-2028.

Une fois que le plan pauvreté sera instauré, une question subsistera. Comment pourra-t-on juger de sa réussite ? L’évidence sera d’observer si celui-ci permettra de faire diminuer un taux de risque de pauvreté égal à 18,1% en 2024, soit plus élevé que les 16,2% de l’Union européenne. Cet indicateur phare comprend cependant de nombreux biais[1] et ne s’intéresse qu’à la dimension revenu de l’exclusion sociale, ce qui le rend insuffisant pour un tel exercice. En outre, quel serait le taux visé ? Une simple baisse d’un ou deux points de pourcentage validerait-elle la réussite du plan tant attendu sans objectif affirmé ?

Evaluer le succès du plan pauvreté serait d’autant plus aisé si un objectif chiffré, selon un ou plusieurs indicateurs fixés par le gouvernement et reconnus pour leur pertinence par les experts, était défini. Cet exercice s’avère délicat politiquement, car risqué pour le gouvernement qui ne réussira pas à atteindre son propre objectif. Ce serait toutefois un message fort envoyé par un pouvoir en place qui a fait de la lutte contre la pauvreté une priorité absolue.

Plaidoyer pour la fixation d’objectifs de pauvreté (et pourquoi c’est compliqué)

La fixation d’objectifs chiffrés de réduction de la pauvreté présente plusieurs intérêts, le premier étant la mobilisation collective, des différents ministères concernées notamment mais aussi des ONG et de la population. En effet, la définition de l’objectif crée un langage commun entre acteurs qui participe à la coordination des différentes administrations et fixe un cap partagé. L’objectif est alors engageant pour les pouvoirs publics, stimulant par la concrétisation d’un but clair et structurant, car il rend les stratégies plus lisibles face à des problématiques complexes. Les objectifs chiffrés favorisent la mesure d’impact et l’instauration d’un processus d’évaluation continue. A ce titre, l’évaluation du REVIS en 2021, soit trois ans après son instauration, est un exercice à renouveler, selon les deux axes que sont son efficacité pour la réduction de la pauvreté et pour la réinsertion sur le marché du travail.

Vis-à-vis des citoyens et des publics visés, l’objectif chiffré renforce la légitimité politique de l’action sociale, justifiant les dépenses publiques en la matière face à certaines stigmatisations et permettant aux dirigeants politiques de présenter les résultats obtenus selon des bases préétablies. Une telle démarche a montré toute son efficacité dans d’autres domaines tels que la sécurité routière ou la lutte contre le tabagisme. C’est ainsi un processus qui contribue à la transparence de l’action publique, l’objectif pouvant être repris par les acteurs non étatiques de la lutte contre la pauvreté et dans le débat public.

Au-delà du risque politique pris, la fixation d’un tel objectif demeure délicate, notamment pour trouver un consensus sur l’indicateur à utiliser. Le danger d’une trop grande simplification est réel, face au caractère multidimensionnel de la pauvreté. Elle peut faire dériver les politiques sociales vers des quick wins et les effets d’affichage qui ne s’attaquent pas aux racines des phénomènes d’exclusion sociale. Par exemple, se concentrer sur le public le plus proche de la frontière de pauvreté permettrait d’améliorer à moindre coût la situation de certains indicateurs. L’atteinte de l’objectif dépend, aussi, de facteurs extérieurs, en premier lieu la conjoncture économique, sur lesquels ne peuvent agir les responsables de la politique de la lutte contre la pauvreté, et dont ils seront malgré tout en partie redevable.

Limites du cadre européen et inspirations d’ailleurs

L’Union européenne a décidé d’ambitionner une diminution d’au moins 15 millions du nombre de personnes exposées au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale[2] d’ici 2030. Chaque Etat membre doit participer à cet effort avec sa propre cible nationale, correspondant à une diminution de 4.000 personnes par rapport à 2019 pour le Luxembourg[3]. Toutefois, il a été révélé lors des cycles précédents que les objectifs européens étaient peu mobilisateurs et engageants pour les pouvoirs nationaux. Cela a été particulièrement le cas au Luxembourg, où l’objectif de réduction du nombre de personnes menacées par la pauvreté ou l’exclusion sociale de 6.000 personnes à l’horizon 2020 n’était pas adapté à sa démographie dynamique. Ce nombre a augmenté de 24.000 entre 2015 et 2020 au Luxembourg, l’Union européenne échouant aussi largement à atteindre son objectif Europe 2020.

Le Canada pourrait être une inspiration pour la fixation d’un tel objectif. Dans sa loi sur la réduction de la pauvreté, datant de 2019, il vise à réduire de moitié le taux de pauvreté en 2030 par rapport à son niveau de 2015[4]. Le seuil officiel utilisé correspond au coût d’un panier de biens et services dont les personnes ont besoin pour répondre à leurs besoins fondamentaux et atteindre un niveau de vie modeste, autrement dit un budget de référence à la sauce canadienne.

L’Ecosse a fait de même, avec un quadruple objectif relatif au recul de la pauvreté des enfants, prenant en compte des indicateurs relatifs (un taux de risque de pauvreté), absolu (à partir d’un niveau de revenu fixé dans le temps), de privation matérielle (être privé de certains biens ou services nécessaires) et de persistance (être à risque de pauvreté 3 années consécutives)[5]. La Nouvelle-Zélande a instauré une politique proche de celle-ci, avec toutefois la prise en compte des coûts du logement pour l’un des indicateurs choisis[6].

Quelques bonnes pratiques de fixation de l’objectif

L’objectif de réduction de la pauvreté nécessite de répondre à de nombreux critères. Celui-ci doit pouvoir réellement changer la vie des Luxembourgeois s’il est atteint et donc bien constituer un résultat. Ce faisant, il conviendrait qu’il soit ambitieux, réalisable sous l’impact des politiques publiques et facile d’interprétation, reposant donc sur un nombre d’indicateurs limité. L’objectif peut, cependant, s’articuler avec des sous-objectifs qui renforcent la cohérence de la stratégie globale de réduction de la pauvreté et permettent d’éviter l’apparition de contradictions entre les objectifs fixés et la manière de les atteindre. Il est, par ailleurs, nécessaire que l’Etat s’empare et ait une responsabilité particulière sur la réussite de l’objectif, tout en ayant la capacité de mobiliser autour de celui-ci. Enfin, les différents objectifs doivent reposer sur des indicateurs incontestables et disponibles régulièrement, afin d’en assurer le suivi. Pour en renforcer la crédibilité, le ou les indicateurs choisis pourraient être soumis à l’avis du Comité Travail et cohésion sociale, ce qui permettrait d’avoir un retour des experts, députés, partenaires sociaux et associations sur cette décision[7].

Trois alternatives pour un même objectif

Différentes stratégies s’offrent au Luxembourg pour que la fixation d’un objectif de réduction de la pauvreté bénéficie à la réussite de ses politiques sociales. La première serait de s’emparer de l’objectif européen, bien mal engagé pour l’instant. Il s’agirait alors de revendiquer véritablement cette ambition et de communiquer dessus sur le plan national avec la volonté de redresser la tendance actuelle et atteindre l’objectif 2030. Ceci nécessiterait des politiques efficaces pour réduire les inégalités entre les ménages les plus modestes et les classes moyennes (taux de risque de pauvreté), de mettre en œuvre de nouveaux dispositifs pour répondre à des besoins fondamentaux tels que le chauffage, les repas avec protéines ou l’accès à un véhicule personnel (taux de privation matérielle sévère) et de favoriser la réinsertion sur le marché du travail (intensité de travail).

La solution la plus consensuelle serait d’instaurer plusieurs objectifs de réduction de la pauvreté des enfants. Une combinaison de différents types d’indicateurs, selon les exemples écossais et néo-zélandais, serait alors appropriée pour éviter certains biais. L’ambition d’une baisse du taux de risque de pauvreté et d’un taux de privation matérielle des enfants qui passerait à 0% semblent des évidences. Il pourrait s’y ajouter un objectif basé sur le budget de référence, selon l’exemple canadien, et un autre qui reposerait sur le pouvoir d’achat après déduction des coûts du logement, en raison de l’importance de la problématique au Luxembourg.

Enfin, face au caractère multidimensionnel de la pauvreté[8], le gouvernement pourrait décider d’un objectif phare de réduction de la pauvreté, tel que la diminution du nombre de personnes en risque de pauvreté selon un seuil calculé après déduction du coût du logement et fixé au niveau de vie de 2025, auquel il ajouterait un tableau d’indicateurs intégrant chaque dimension de l’exclusion sociale : persistance de la pauvreté, enfants, travail, éducation, santé… L’indicateur proposé peut apparaitre complexe mais possède certains atouts. La déduction des coûts du logement permet de prendre en compte les différences de situation vis-à-vis du logement, qui ont un impact majeur au Luxembourg sur le pouvoir d’achat des ménages. Quant au fait de fixer le seuil dans le temps (hors inflation), cela neutralise des faiblesses du taux de risque de pauvreté en se concentrant sur l’amélioration réelle du niveau de vie des personnes à revenu modeste. Suivre dans le même temps le taux de risque de pauvreté « classique » permettra de vérifier que les inégalités ne se creusent pas par ailleurs.

L’élaboration d’un plan d’action nationale de lutte contre la pauvreté est une étape importante dans l’histoire des politiques sociales luxembourgeoises, alors que des phénomènes d’exclusions sociales se sont développés au cours des vingt dernières années. La détermination d’un objectif chiffré renforcerait un élan national de mobilisation à même d’en favoriser la réussite. Quant aux risques encourus, croire à la politique que l’on met en place, c’est aussi se confronter à ses résultats futurs.


[1] Un des défauts du taux de risque de pauvreté est de pouvoir diminuer, ceci alors même que la population s’appauvrit, si les ménages les plus modestes voient leur pouvoir d’achat baisser un peu moins que celui des classes moyennes.

[2] L’indicateur utilisé est le taux de personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale qui additionne le nombre de personnes en risque de pauvreté (revenu inférieur à 60% du revenu médian) et/ ou qui vivent dans la privation matérielle sévère et/ou qui vivent dans un ménage à faible niveau d’intensité de travail.

[3] Dans le rapport 2025 du semestre européen, la situation en était à + 13.000 personnes.

[4] Une chance pour tous – La première Stratégie canadienne de réduction de la pauvreté, 2017.

[5] Child Poverty (Scotland) Act 2017.

[6] Child Poverty Report, Minister of Finance, 2025.

[7] L’auteur de ces lignes est membre du comité Travail et cohésion sociale. Il avait, par ailleurs, proposé la création d’un tel organe en 2019.

[8] Evoqué par ailleurs par le ministre de la Famille, des Solidarités, du Vivre ensemble et de l’Accueil dans un interview au journal Le quotidien en janvier 2025. https://gouvernement.lu/fr/actualites/toutes_actualites/interviews/2025/01-janvier/27-hahn-le-quotidien.html

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