Cette publication est à la fois ambitieuse et au cœur de l’actualité. Elle est ambitieuse et actuelle car elle « s’attaque » au sujet compliqué, voire passionnel, de l’impact de la robotisation, et plus généralement du progrès technique (numérisation, intelligence artificielle, …), sur l’emploi et le salariat. C’est un rapport qui en réalité place le salariat comme un horizon indépassable ; il est ainsi « dérivé » de la théorie des organisations (Coase, Williamson) que le système productif a intérêt à reposer sur des salariés plutôt que sur des travailleurs indépendants (pour des raisons de lien social et de coûts de transaction notamment), et fait appel à l’ordo-libéralisme et à la théorie de la régulation comme alliés objectifs au maintien du salariat comme forme d’organisation du travail. Sur la base du « parti pris » optimiste de l’auteur[1] concentré dans le chapitre IV (pourquoi il y aura encore des emplois en quantité au Luxembourg à l’avenir : variation sur le thème d’Autor), il y aurait de quoi se demander pourquoi alors y-a-t-il une telle crainte (dans les milieux académiques, politiques, médiatiques, syndicaux, etc.) de l’avènement du robotariat et de l’ubérisation?

Je suis personnellement totalement sceptique sur la foi de l’auteur que ceux qui aujourd’hui s’inquiètent de la perspective de fin du salariat et de chômage technologique de masse s’apparenteraient à des pessimistes professionnels. Il me semble ainsi que l’auteur, malgré certaines propositions pertinentes (Etats investisseurs, allocation unique à distinguer d’un revenu universel, droit de la concurrence refondée, investissement dans la formation et l’éducation, responsabilité sociale des entreprises, incitation au bénévolat afin de créer du lien intergénérationnel et d’occuper les actifs non employés), ne prend pas la juste mesure de la révolution technologique en cours et adopte un comportement qui consiste à se demander « quelle couleur de maillot choisir pour aller nager » alors qu’il faut affronter un tsunami[2] ! L’espérance est certes un risque à courir mais considérer qu’il y aura encore des emplois (salariés) demain car il y en a eu hier est un optimisme douteux reposant sur une méthode de prévision hasardeuse. En effet, ce n’est pas parce que les services ont su offrir des débouchés alors que l’industrie était en déclin, que les craintes de chômage technologique de Keynes ou de Leontieff se sont révélées infondées durant des décennies – qui ont coïncidé avec les 30 glorieuses la grande modération (1985 – 2008) – qu’il en sera de même à l’avenir. Comme le disait David Hume « l’induction n’a pas un fondement logique mais psychologique ».

La quasi-certitude de l’auteur que « le passé récent du Luxembourg invite à croire qu’il y aura probablement encore des emplois en grande quantité à pourvoir dans le pays dans le futur » peut donc être perçue comme une myopie au désastre, d’autant plus que la petite taille du Luxembourg et le poids important de la finance (11% des emplois directs, dont de nombreux emplois de back office avec une probabilité élevée d’automatisation) le rendent particulièrement vulnérable aux chocs technologiques dans un environnement mondial marqué par la demande de régulation – voire de répression – financière.

L’ « exemple de la guêpe » dans la partie II (variation sur le modèle de Coase) est par ailleurs fallacieux, insuffisant, et non-convaincant. Il s’agit dans le cas considéré d’un (quasi) service public sans possibilité de concurrence (on ne peut pas facilement changer de lieu d’habitation et de mairie), et l’entreprise sous-traitante (apparentée à un non-salarié) ayant probablement gagné un appel d’offres n’est pas incitée à adopter un comportement visant à fidéliser le client. Contrairement à ce que suppose l’exemple, il peut y avoir des avantages à externaliser des activités (25% des destructions d’emplois industriels entre 1980 et 2007 en France s’expliqueraient ainsi par le développement d’une partie des activités industrielles vers le secteur des services). Aussi, le postulat de l’emploi salarié (sous-entendu mono-employeur, à temps-plein, en CDI) comme organisation « optimale et définitive » du travail n’a aucune réalité historique puisqu’il correspond à une norme d’emploi récente (les Trentes glorieuses et la société industrielle). Enfin, la recherche d’autonomie par la génération « Geek – Erasmus – Sans frontières» qui exige que leurs emplois fassent sens et aspire à changer volontairement de carrière et d’entreprises au cours de leur vie active (Analyste financier à la City, puis Analyste Social Business dans un pays moins avancé, puis Chef d’entreprise au Luxembourg, et enfin directrice d’ONG à New York), tout comme le succès des régimes d’entrepreneuriat simplifié (statut d’autoentrepreneur en France, SARL-S au Luxembourg, etc.) donnent d’ailleurs à penser qu’un boom du travail indépendant – qui sera probablement le fait de travailleurs qualifiés dans les domaines du Conseil, des TIC, de l’éducation, des activités financières et juridiques, des activités spécialisées scientifiques et techniques, des services à la personne – est à venir (et à un rythme bien supérieur qu’à celui décrit dans les scénarios UK et NL (graphique 4)). Une faiblesse de la publication est de ne pas aborder (de façon exigeante) la protection sociale des non-salariés et son financement. Il aurait en effet été pertinent que l’auteur s’exprime sur le choix entre régimes spéciaux pour les indépendants et harmonisation des droits et obligations entre salariés et non-salariés[3].

L’auteur évoque « la réduction de la portée et de la durée des brevets afin de favoriser la diffusion de l’innovation » (Partie III) pour répondre aux innovations disruptives qui menaceraient l’emploi, mais – à ma connaissance – le lien entre réduction de la protection de la propriété intellectuelle et croissance de l’emploi n’a pas été établi. Plus généralement, les velléités de réglementation évoquées dans la partie III ne comportent-elles pas les germes de l’effet pervers (la (sur)règlementation en finance n’a-t-elle pas incité aux activités hors-bilan et risquées qui ont conduit à la crise ?) et de la mise en péril (n’y-a-t-il pas un risque que l’innovation soit empêchée car contrainte par la (sur)règlementation ?[4]).

S’agissant de la protection sociale de demain, il est juste de dire que « la première des protections sociales continuera d’être à l’avenir l’éducation et la formation » (Epilogue I). Il est à ce titre impératif que le Luxembourg développe (avec les partenaires sociaux) une cartographie claire des compétences critiques pour l’avenir (en l’état actuel le numérique est la seule compétence régulièrement évoquée), et que la réflexion sur l’école luxembourgeoise (qui de l’extérieur semble se résumer à la question des langues) concerne davantage la nécessité d’instaurer une organisation scolaire qui favorise l’autonomie, l’initiative, l’esprit d’entreprise, la créativité, l’empathie, et qui apprenne à apprendre.

Je terminerai par trois recommandations :

  1. Il est dit dans la publication qu’il sera nécessaire de « féminiser davantage certains cursus (STEM[5]) qui risquent de connaître des déficits de compétences et où les femmes sont sous représentées » ; cela me paraît pertinent mais incomplet car (et c’est une omission courante), il aurait dû également être ajouté que si la vie professionnelle des femmes adopte et doit continuer d’adopter des traits de plus en plus « masculins », il faudra également « œuvrer » à « féminiser » les traits de la vie professionnelle des hommes en les incitant à s’investir d’avantage auprès des enfants (recours au congé paternité et au travail à temps partiel) et à se tourner davantage encore vers les métiers de services à personne.
  2. En plus de l’ARU (allocation de référence unique), un revenu universel peut être instauré au Luxembourg pour favoriser l’apprentissage permanent. Sur le modèle du SkillsFuture Credit de Singapour[6], un chèque « formation à durée illimitée » – à faire valoir dans les centres de formation du pays – pourrait être versé à tous les résidents (depuis plus de 3 ans) du Grand-Duché, afin de les inciter à recourir – peu importe leur niveau d’études, leur âge, ou leur statut d’emploi – à de la formation tout au cours de leur vie.
  3. Dans le cadre d’un renouveau industriel – possible et souhaitable – au Luxembourg évoqué dans la publication, une attention particulière (sous l’impulsion du Haut Comité pour l’Industrie) devrait être portée sur la stratégie à adopter pour qu’en matière de technologie disruptive (robotique de pointe, intelligence artificielle, voiture autonome, modélisation numérique, cyber-sécurité, etc.) le Luxembourg ne soit pas simplement acheteur-utilisateur mais également producteur.

[1] Qui est un récidiviste puisqu’il avait déjà publié : Luxembourg 2045 : les 30 glorieuses sont devant nous.

[2] Paraphrase de Christine Lagarde qui avait déclaré à Henry Paulson au G7 de février 2008 : « Hank, nous regardons un tsunami arriver et vous proposez seulement de décider quel maillot de bain on va mettre! ».

[3] Dans certains pays les non-salariés sont exemptés de certaines cotisations (et non couverts contre certains risques), ou ont des règles d’assiette et de taux différentes que les salariés.

[4] Uber n’a-t-il pas augmenté le bien être du consommateur et créé des milliers d’emploi ?; (voir à ce sujet : A. Landier, D. Thesmar, D.Szomoru (2016), An Analysis of Uber Drivers in France.  L’impact économique d’Air-BNB n’est-il pas globalement positif (sans parler de l’impact social (échange culturel entre hôtes et voyageurs, rapprochement entre les nations, etc.) ; voir à ce sujet : http://blog.airbnb.com/limpact-economique-dairbnb-en-france.

[5] Science, technologie, ingénierie, mathématiques.

[6] « SkillsFuture Credit aims to encourage individuals to take ownership of their skills development and lifelong learning. All Singaporeans aged 25 and above will receive an opening credit of S$500 from January 2016. Your credit will not expire and the government will provide periodic top-ups, so you may accumulate your credit » ; source : http://www.skillsfuture.sg.

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