Brexit – en finir avec les “petits pas” (4/5)

L’inconcevable est arrivé : nos amis Britanniques se sont majoritairement prononcés en faveur du Brexit, alors que les analystes évoquaient pour la plupart un véritable Armageddon en cas de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Se posent dès lors les questions suivantes :

  • Que s’est-il passé au juste ?
  • Quelles seront les conséquences économiques ?
  • Que convient-il de faire au niveau national, au niveau européen ?

Commençons par les conséquences économiques. Nous devrions a priori, en tant qu’économistes, être en mesure de répondre précisément à cette question. Mais autant le déclarer sans ambages : c’est pour le moment rigoureusement impossible. Nous pourrions, dans le meilleur des cas, présenter de multiples scénarios, qui ne feraient qu’épaissir le « fog » ambiant. Nous ne connaissons ni la date de sortie effective du Royaume-Uni, ni les futures relations commerciales entre ce pays et l’« UE résiduelle ». Impossible dès lors de cerner les futurs obstacles au commerce et les « pertes sèches » associées.

Par ailleurs, il est impossible de savoir si l’actuel décrochage des marchés financiers va revêtir un caractère permanent ou ne sera, au contraire, qu’un « feu de paille ». Une seule certitude : le Brexit alimente l’incertitude, qui fait mauvais ménage avec toute décision d’investissement. Or le propre de l’incertitude est de n’être pas mesurable. Il est tout aussi difficile de cerner le rôle futur de la place financière luxembourgeoise dans ce véritable écheveau et d’appréhender les décisions de localisation associées.

La première question (« Que s’est-il passé au juste ») est essentielle, mais avant tout pour mieux éclairer nos réponses à la troisième, qui doit véritablement nous obnubiler : que faire, dans quel délai (au-delà bien entendu de la « gestion » du Brexit et de la définition des relations UE-R.-U. post Brexit) ?

Pour redonner de l’allant à la construction européenne (« choc de confiance »), au moins les éléments suivants – chacun pourrait faire l’objet d’un blog à part entière :

  • Des budgets européens nettement plus importants qu’actuellement, passant par exemple de 1% (!) à 10% du PIB, soit environ la moitié de l’Etat fédéral américain, avec des stabilisateurs automatiques européens – une allocation de chômage européenne par exemple. Le tout via le transfert de compétences nationales existantes.
  • Une coordination budgétaire plus souple, basée sur un prélèvement européen sur les déficits budgétaires (lutte contre le « hasard moral », c.-à-d. contre une certaine inclination aux déficits) et non plus sur un corset budgétaire étriqué en période de basse conjoncture et reposant de surcroît sur des indicateurs non observables (les soldes dits structurels). Ce prélèvement serait rapidement canalisé vers des investissements transeuropéens, afin d’éviter tout biais pro-cyclique.
  • Plus généralement, une relance coordonnée des investissements publics allant bien au-delà du Plan Juncker. Le présent contexte est idéal (taux d’intérêt historiquement bas, besoins criants en infrastructures, croissance toujours modérée et sous la menace du Brexit, inflation faible, etc.).
  • Une surveillance macroéconomique moins asymétrique et déflationniste, passant au crible tous les déséquilibres de balances des paiements – y compris donc les surplus.
  • Une Europe se préoccupant de tous les Européens. Encourager les échanges (notamment Erasmus en faveur des apprentis et ouvriers), supprimer les entraves à la mobilité (immobilier, sécurité sociale), etc. L’Europe ne peut être une construction « désincarnée», purement économique à l’instar de la campagne fort « matérialiste » du « maintain ».
  • De véritables institutions de la zone euro et de l’UE: un Ministre des Finances, un gouvernement économique… et social, une trésorerie, un Parlement de la zone euro, la participation citoyenne à tous les niveaux, la sécurité, le renseignement, la défense (liste exemplative et non limitative…). Ces aspects constituent la clef de voûte de l’édifice…

Dans quel délai ? La mise en œuvre de telles réformes n’est pas aisée. Raison de plus pour s’y mettre sans tarder… On ne peut indéfiniment retarder les décisions en fonction du calendrier électoral dans près de trente nations (sans compter les municipalités et régions). La « politique des petits pas » a vécu, comme l’avaient compris dès 1953 P.-H. Spaak et Heinrich von Brentano avec un projet de (vraie) constitution européenne… qui avait alors pratiquement abouti[1].


[1] Voir http://www.cvce.eu/education/unit-content/-/unit/02bb76df-d066-4c08-a58a-d4686a3e68ff/6550430e-98c0-4441-8a60-ec7c001c357b

Brexit – Fractures réelles et vécues (2/5)

Si la surprise sur le résultat final est objectivement au rendez-vous, les premiers enseignements sur la composition du vote semblent relativement moins surprenants. Ils confirment dans les grandes lignes cette idée que l’adhésion au modèle économique et social européen reste pour partie conditionnée par des critères socio-économiques objectifs, mais aussi par des sentiments d’appartenance ou d’exclusion plus difficiles à cerner. Sans faire de conclusions hâtives qui nécessiteraient évidemment des études bien plus poussées, on peut néanmoins (à chaud) mettre l’accent sur quelques problématiques qui ressortent du vote.

L’analyse par âge réalisée à travers divers sondages nous laisse penser qu’une jeune génération que certains appellent « ERASMUS », tout au moins plus ouverte à l’idée de construction européenne, existe bel et bien. Elle n’aura malheureusement pas réussi à faire émerger un autre destin pour son pays et aurait été en quelque sorte condamnée à se construire un avenir autrement. Une forme de fracture générationnelle pas franchement propice à la cohésion sociale du Royaume.

La région londonienne est le réacteur économique de l’Angleterre. Un rapide regard sur la carte des résultats anglais du référendum confirme le lien entre le degré de sécurité économique supposée des habitants et leur adhésion à l’Europe. La capitale cosmopolite, attractive et compétitive concentre des actifs qualifiés bien armés face aux exigences de productivité de l’économie mondiale et conscients de bénéficier directement de la prospérité que génère l’ouverture internationale. Ils ont sans surprise voté en faveur du maintien, tout comme à Manchester, Liverpool et Newcastle. Dans ces groupes sociaux « métropolitains », le discours européen est audible, du moins plus que le discours europhobe. A l’opposé, la totalité des autres régions anglaises a opté pour le « leave », avec des nuances selon le degré de ruralité qui semble encore accentuer l’euroscepticisme. Il y a derrière ce constat un défi de taille que personne n’a su relever pour l’heure : comment renouer le dialogue avec les populations désavantagées par l’ouverture internationale et auprès de qui seuls les politiciens eurosceptiques ont trouvé une oreille attentive ? L’écart entre la perception de leur situation et leur situation objective (par exemple sur les questions migratoires) continue de se creuser au fur et à mesure que les eurosceptiques jouent sur la peur du déclassement (parfois bien réel, parfois supposé). L’Europe ne peut pas être absente de ces débats. Elle doit encore faire la preuve de sa valeur ajoutée pour ces territoires, ces habitants qui ne sentent pas l’influence positive de l’ouverture, et le cas échéant ajuster ses politiques pour corriger les écarts et susciter, si ce n’est davantage d’enthousiasme, moins de rejet.

Le résultat écossais ajoute quant à lui un aspect plus politique à cette succession de fractures, mais aussi de la nuance dans les constats. Il peut être vu comme un contre-exemple qui démontre que les déterminants économiques et sociaux ne sont pas les seuls enjeux de l’adhésion ou non à l’Europe (l’Ecosse est aussi caractérisée par des écarts socio-économiques territoriaux importants). Plus encourageant encore, il nous rappelle que le sentiment fort d’appartenance à un territoire n’est (évidemment) pas incompatible avec l’adhésion au projet européen. L’exemple nord-irlandais plaide aussi pour cette idée.

La montée des nationalismes dans d’autres Etats membres est également un révélateur de ces crispations autour des inégalités territoriales, de la peur du déclassement, des fractures générationnelles. Intégrer sérieusement ces réalités, ces craintes et envoyer des signaux clairs aux populations les plus exposées, cibles toutes trouvées des nationalistes, sera un préalable dans l’entreprise de renaissance de l’Union Européenne, sans quoi son idée fondatrice de construire sa prospérité sur l’ouverture sera toujours plus difficile à porter. Difficile ? Impossible ? Faisons-le, donc !

Brexit – à la rue (1/5)

« Qui est in, qui est out » demandait le chanteur français Serge Gainsbourg avant d’annoncer à Jane Birkin, jeune britannique, en larmes: « Je suis venu te dire que je m’en vais ».

72,2% : c’est le taux de participation au référendum par lequel 51,9% des Britanniques ont exprimé leur volonté de sortir de l’Union Européenne. Du résultat irréfutable de ce scrutin, l’on peut effectivement se désoler, s’offusquer, s’inquiéter mais tels sont à la foi le risque et la force d’une démocratie (pas toujours) représentative… La « redoutée » montée des extrêmes ou des mouvements populaires défient justement la « représentation » politique qui induit, dans une mesure plus ou moins acceptable, une distorsion de la réalité du corps électoral à travers la délégation de pouvoir. Alors sans verser dans une impertinente comparaison, mention peut tout de même être faite de la stupeur créée par les résultats du référendum luxembourgeois du 7 juin 2015 (écrasant triple non malgré la faveur des trois partis de la coalition, de nombreuses institutions, d’entrepreneurs, de personnalités du monde de la culture, etc). L’effet de surprise créé par l’issue de ces consultations nous rappelle que la démocratie ne saurait se réduire au lien représentatif entre gouvernants et gouvernés et est, par essence, l’expression d’un peuple dont le pouvoir n’est pas entièrement et aveuglément dévolu à ses représentants. Qu’on le considère dangereux, ignorant ou irrationnel[1], il a tranché, alarmant une nouvelle fois sur les préoccupations divergentes mais aussi le hiatus « sociologique » et la crise de confiance entre les élites gouvernantes et le corps électoral. A ne pas y croire, on en arrive à ne pas en croire ses yeux lorsque cela survient. Et ce n’est (même) pas le meurtre d’une jeune députée « martyr » anti-brexit qui a changé l’issue comme d’aucuns l’avaient anticipé.

Ainsi, quoi que l’annonce de cette séparation « de jure »[2] puisse être brutale et la stupéfaction « totale » pour ceux qui n’y croyaient pas (moi), en tablant sur un sursaut europhile (!) de la « majorité silencieuse » (who ?), quelques éléments factuels gagnent à être rappelés ou introduits. Tout d’abord, il y a un précédent (qui vaut ce qu’il vaut en termes de benchmark) : le retrait du Groenland de la Communauté Economique Européenne avait été approuvé à 53% (et un taux de participation de 74,9 %) en février 1982 après un référendum consultatif (et une opposition déjà manifestée à plus de 70% contre l’entrée dans la CEE en 1972 lors du référendum danois). Par ailleurs, l’introduction d’une clause de retrait volontaire dans le Traité de Lisbonne, dont le Gouvernement britannique va désormais devoir demander l’activation au Conseil, n’était-elle pas la prémisse de ce jour d’après, la préfiguration d’une situation concevable (envisageable) sinon crédible (tangible) – à moins que les Traités ne fassent désormais dans le burlesque… Tenons-nous le pour acquis la prochaine fois, Geert Wilders et Marine le Pen en appelant notamment à des consultations dans leurs pays, cela évitera, sinon la déception, au moins l’ébahissement.

Trêve d’ironie, une UE sans le RU, un RU sans l’UE, personne ne peut, pour l’heure, en augurer de la physionomie future.

Plus d’intégration ? Peut-être. L’impulsion pourrait alors venir de pays « qui y croient encore » et ont une légitimité « historique » à la donner. Car à trop s’oublier et se disperser, l’Union s’est peut-être tuée.

Et si, d’un point de vue numéraire, l’Union sortait grandie de cette sortie – à défaut d’unie ? L’Irlande du Nord et l’Ecosse ayant majoritairement voté pour le maintien (à respectivement 55,8% et 62%), l’UE pourrait gagner deux nouveaux membres en cas de prise d’indépendance du Royaume-(dés)uni[3].

Enfin, à l’annonce des résultats, le tabloïd The Sun titrait « See EU later ». Une sortie irréfutable mais pas irrémédiable ? Rappelons que quelques 75% des 18-24 ans auraient voté en faveur du maintien dans l’Union et qu’un #regrexit, qualifiant la contrition de certains électeurs ayant voté pour la sortie, serait même en marche.

« Never gonna give you up »…


[1] Dans l’histoire de la science politique, de James Madison à Montesquieu ou encore l’abbé Sieyès, de nombreux penseurs ont réfuté la capacité du peuple à prendre les « bonnes » décisions, à discerner l’intérêt général et le bien public.

Voir aussi: Daniel Gaxie, (1987), Le Cens caché – Inégalités culturelles et ségrégation politique

[2] De facto, le RU était déjà autorisé à « ne pas participer à l’acquis de Schengen; à choisir de participer ou non à des mesures dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice; à cesser d’appliquer depuis le 1er décembre 2014 une grande majorité d’actes et de dispositions de l’Union dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale adoptés avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne tout en choisissant de continuer à participer à trente-cinq d’entre eux; à bénéficier d’un rabais sur sa contribution au budget de l’UE ». Voir : http://www.fondation-idea.lu/2016/06/21/brexit-poser-la-question-est-une-preuve-que-la-question-se-pose/

[3] Si en septembre 2014, les Ecossais avaient rejeté l’indépendance à 55%, la Première ministre écossaise Nicola Sturgeon estimait qu’en cas de sortie du Royaume Uni de l’UE, une nouvelle consultation pourrait avoir lieu en Ecosse qui voit « son avenir au sein de l’Union européenne ».

Brexit ? Poser la question est une preuve que la question se pose !

Jean-Claude Juncker déclarait en janvier dernier : « Ma génération n’est pas une génération de géants, mais de faibles héritiers qui oublient vite ». Le référendum britannique du 23 juin prochain – où il sera demandé « Should the United Kingdom remain a member of the European Union or leave the European Union ? » – semble valider son propos! Car souvenons-nous que le Royaume-Uni (membre de l’UE) est déjà autorisé :

  • à ne pas participer à l’acquis de Schengen;
  • à choisir de participer ou non à des mesures dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice;
  • à cesser d’appliquer depuis le 1er décembre 2014 une grande majorité d’actes et de dispositions de l’Union dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale adoptés avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne tout en choisissant de continuer à participer à trente-cinq d’entre eux;
  • à bénéficier d’un rabais sur sa contribution au budget de l’UE (comme compromis au fameux « I want my money back » de Margaret Thatcher) qui augmente la contribution des autres pays au budget de l’UE (impact de 22 millions d’euros pour le Luxembourg).

Aussi, le Royaume-Uni, tout en refusant de participer à l’Union bancaire, est un membre influent de l’Autorité bancaire européenne (ABE). Tout en n’étant pas membre de la zone euro, il  a eu le privilège d’être un haut lieu (place de Londres) de la restructuration de la dette grecque (via des clauses d’action collective de droit anglais). Par ailleurs, il s’est vu offrir (cadeau ultime ?) de ne plus être concerné par l’ambition européenne d’une Union toujours plus étroite, le droit de pouvoir différencier les allocations familiales pour les Européens résidant au Royaume-Uni dont les enfants sont restés dans leur pays d’origine, et la possibilité de limiter l’accès des travailleurs de l’Union nouvellement arrivés aux prestations liées à l’emploi pendant une durée totale pouvant aller jusqu’à quatre ans dans le cadre du nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE (février 2016).

Toutes ces « exceptions » successives qui font que le Royaume-Uni a un statut spécial au sein de l’UE ont de quoi étonner. Elles soulèvent d’ailleurs des questions de principe : ce qui est autorisé pour le Royaume-Uni (une Europe à sa mesure) pourrait/devrait-il l’être pour d’autres (et si Le Luxembourg payait les frontaliers au salaire minimum de leur pays de résidence) ? Pourquoi le référendum britannique qui pose ouvertement la question de l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE est-il plus toléré (dans son principe) que le référendum grec qui ne posait pourtant pas cette question-là et était jugé alors irresponsable ?  Ce référendum est-il compatible avec le principe qui veut que les États membres dont la monnaie n’est pas l’euro doivent s’abstenir de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l’Union économique et monétaire ?

Plus prosaïquement, les Britanniques pourraient-ils oser voter pour le Brexit ? Sûrement ! le feront-ils ? Je n’en sais rien ; pas plus que je ne sais quel serait le coût du Brexit pour le Royaume-Uni, le Luxembourg, l’UE, la zone euro, ou l’économie mondiale. Je ne suis d’ailleurs pas le seul dans ce cas compte tenu des importants écarts qui existent entre les estimations à ce sujet, et les signaux contradictoires (les marchés actions sont fébriles mais les taux d’emprunt britanniques sont à leur plus bas historiques) envoyés par les marchés financiers.

Il faudra donc attendre le 23 juin pour être fixé une première fois, puis des années – si le Brexit l’emportait – pour pouvoir apprécier son impact en termes économique et politique (architecture de la zone euro, évolution du PIB/hab., degré de coopération entre l’UE et le Royaume-Uni, reconfiguration de l’UE, impact sur le secteur financier, etc.) à long terme. Le maître mot est par conséquent patience ; et parce que la patience ce n’est pas d’attendre mais d’agir en attendant, ce référendum devrait (aussi) servir aux institutions européennes, qui par essence défendent une plus grande intégration européenne, pour trouver la méthode qui permettra que l’irréversibilité de l’UE et la cohésion de la zone euro ne soient pas sans cesse sérieusement menacées par des « égoïsmes » nationaux guidés par des visées électoralistes. Car ces (dangereux, curieux et non obligatoires) référendums, où les dirigeants qui les initient critiquent l’UE tout en affirmant vouloir éviter l’Exit, reviennent à distribuer des gifles pour montrer qu’on a le cœur sur la main…

Pas touche à mon Allemande ! Quoique…

Vendre, échanger, prêter, louer, donner, partager via des plateformes…

Comme l’atteste la publication des orientations de la Commission européenne, l’on est régulièrement incité à comprendre d’abord, à embrasser ensuite[1], les tendances disparates, induites par les modèles économiques dont l’économie du partage a signé l’avènement. Mais la notion même de propriété, droit exclusif et absolu s’exerçant dans les limites de la loi, s’en trouve ébranlée. Au Luxembourg aussi.

S’il est des secrets de polichinelle, celui-ci en fait résolument partie : le Grand-duché est un champion mondial de la propriété automobile – à dominance allemande[2] – avec un taux d’équipement de la population de plus de 660 voitures pour 1000 habitants (soit 25% de plus qu’en Allemagne, 27,5% de plus qu’en Belgique et 33% de plus qu’en France) – sans omettre un certain biais résultant du phénomène frontalier[3]. Haut niveau de revenu, valeur « sociale » du bien (pour les particuliers comme pour les entreprises), ruralité et éparpillement communal, politique de partage multimodal pas encore parachevée, réticences au « partage », les raisons de cette motorisation sont complexes, multiples et imbriquées[4]. Pour l’heure, le glas du règne de la voiture individuelle (et avec chauffeur mais sans covoitureur) n’a donc pas encore sonné.

Et pourtant, archétypes de la « mobilité », elles sont souvent… immobiles ! Selon une étude française réalisée par le Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques, les voitures passeraient 95% de leur temps en stationnement. Sans adopter un modèle radical de partage intégral (les besoins en mobilité n’étant pas répartis de manière uniforme dans le temps, une sous-exploitation persiste « irrémédiablement »), une réduction de ces espaces de stationnement (parkings et garages) libérerait de l’espace immobilier – Graal grand-ducal… A Luxembourg-ville, on dénombre 22 parkings (non-couverts, souterrains et P+R) totalisant 21.396 places : avec une aire maximale supposée de 12,50 m2 par place, la surface totale occupée s’élèverait à plus de 260.000 m2. Il serait farfelu (et non souhaitable !) de considérer que la totalité pourrait être remplacée par des habitations, des bureaux ou des surfaces commerciales (sous-terrains majoritaires, P+R favorable aux échanges multimodaux…). Mais prenons l’exemple du parking du Glacis et ses 1143 places non couvertes, soit près de 15 000 m2 (partiellement) occupés. Autant de pistes pour réaliser des gains d’espace qui permettraient à terme d’atténuer la pression immobilière (mais emporteraient bien d’autres défis, cela va sans dire).

Posséder vs. partager : la réalité est loin d’être aussi binaire. Et se contenter d’acter un supposé goût immodéré de la propriété de la population luxembourgeoise serait simpliste et erroné. Pour ne citer que quelques initiatives récentes de la société civile, le 12 mai 2016, une armoire à livre en libre-service (« Bicherschaf ») a été postée à Luxembourg-ville, sur une initiative de l’ASBL « Freed um Liesen ». Lecteurs avertis, voraces ou occasionnels, peuvent venir déposer et emprunter gratuitement des livres. Dans la même veine, l’opération « Free your stuff » s’est tenue durant le D.I.Y. Festival: les personnes désireuses de se séparer de leur trop-plein d’affaires (vêtements, chaussures, outils, livres, jouets, nourriture…) pouvaient les mettre gratuitement à disposition des badauds. Paradoxalement, sans aucune obligation d’échange de quelque nature que ce soit. Enfin, le projet dingdong.lu permet de prêter et d’emprunter des objets au lieu de les acheter. Des graines sont semées.

Pour « en revenir à nos moutons » (ou à nos moteurs), le développement du leasing, qui consiste à louer un service plutôt qu’à posséder un bien, pourrait être vu comme une prémisse à « l’abandon de la propriété », même si l’on est loin de l’économie du partage. Mais les deux exemples phares pour illustrer cet accès à la mobilité, non à la propriété, cette préférence pour la fonctionnalité plus que pour l’accumulation, sont l’autopartage et le covoiturage. A ce titre, le projet Reva2, système de véhicules sans chauffeur, autoguidés (grâce à des bandes à puces sur la chaussée), à la demande et en autopartage, récompensé par le prix du président du Jury au concours français d’inventions Lépine 2016, est un concentré des tendances actuelles… Au Luxembourg, plusieurs dispositifs d’autopartage ont déjà vu le jour (« Carloh » à Luxembourg-ville, « eMOVIN » à Nordstad, « Citymov’ » à Hesperange), pour les particuliers comme pour les entreprises. Selon le directeur de l’une de ces entreprises, la formule ne séduirait pas que les « étrangers » : « les nouvelles générations fonctionn[a]nt autrement, des Luxembourgeois aussi auraient adopté la formule »[5]. En matière de covoiturage, plusieurs plateformes proposent des trajets vers et depuis le Luxembourg, avec des motivations diverses (financières, écologiques, sociales…) et un succès relatif. Car rompre les habitudes et modifier les préférences n’est pas une mince affaire, malgré les efforts de promotion et d’incitation des pouvoirs publics comme des entreprises. Sur les plateformes internationales telles que Blablacar, Karzoo, Eurostop ou Pendlerportal, le nombre d’annonces recensées est relativement faible au regard du pourcentage de navetteurs qui empruntent quotidiennement l’automobile[6].

Pour la semaine du 13 au 17 juin, on dénombrait par exemple sur Blablacar:

– entre 4 et 7 annonces pour le trajet Luxembourg/Thionville soit un maximum de 28 « covoiturés » (si l’on table sur un taux de remplissage maximal de 4 personnes)
– entre 11 et 23 pour le trajet Luxembourg/Metz soit un maximum de 92 personnes
– entre 3 et 6 pour le trajet Luxembourg/Trèves soit un maximum de 24 personnes
– moins de 5 pour le trajet Luxembourg/Arlon soit un maximum de 20 personnes

Sur Eurostop, entre 15 et 20 annonces de covoiturage belgo-luxembourgeois apparaissaient durant cette même semaine. S’il est possible que les automobilistes empruntent d’autres « voies », s’organisant via des canaux plus désintermédiés (entreprises, connaissances, familles…) ou les réseaux sociaux, il est tout aussi probable que la majorité soit des conducteurs « solistes » et que la marge de progression pour décongestionner le trafic soit grande.

Pourtant, confrontés aux intempéries et aux grèves, entre fin mai et début juin, une partie des 87 000 frontaliers français travaillant au Luxembourg s’est organisée « sur le tas » . Sur Twitter, le #covoitMetzLux a connu un succès viral notamment grâce au compte des usagers des TER Metz-Luxembourg (@TER_Metz-Lux) et aux médias. Le mardi qui a suivi l’inondation du poste d’aiguillage de Bettembourg, près de 530 personnes avaient tweeté avec ce hashtag. Cette mobilisation « de pair à pair » a permis d’absorber, dans l’urgence, une partie d’un flot d’utilisateurs que n’auraient sans doute pas pu contenir les seuls bus de substitution. Maximisation de l’utilité (du frontalier) et réactivité par le truchement des réseaux sociaux : le moteur est en marche !

… reste à savoir comment l’alimenter et le réguler (ou non).


[1] En témoignent les vastes campagnes de publicité déployées par les géants du secteur, que sont Aibnb ou Uber, dans les lieux publics.

[2] En 2015, Volkswagen, BMW et Audi étaient sur le podium des marques des nouvelles voitures immatriculées au Luxembourg.

[3] Induisant que de nombreux travailleurs non-résidents possèdent des voitures immatriculées au Luxembourg.

[4] Pour un inventaire « historique » des raisons expliquant cette « dépendance automobile », voir : http://www.statistiques.public.lu/catalogue-publications/population-territoire-CEPS/2007/PDF-Population-Territoire-11-2007.pdf

[5] Voir: http://www.wort.lu/fr/luxembourg/le-carsharing-a-luxembourg-ca-roule-deja-128-utilisateurs-de-carloh-dans-la-capitale-56a8f2c20da165c55dc51f5d

[6] 90% des frontaliers français, 95,5% des Belges et des Allemands.

Très stratégique aéroport

L’étude publiée récemment par Lux Airport sur l’impact économique[1] « du Findel » a mis sur le devant de la scène des chiffres impressionnants nous rappelant à quel point l’aéroport est une infrastructure  hautement stratégique pour l’économie du pays et ce, bien au-delà du secteur des transports. Petit tour des résultats de l’étude et des défis qui se posent en filigrane dans le domaine pour le Luxembourg… et ses voisins.

Une croissance soutenue et profitable à tout un écosystème

En 2015, 2,7 millions de passagers ont transité par l’aéroport qui affiche une croissance annuelle moyenne de 11% par an depuis 2010. A ce rythme, il devrait rapidement atteindre sa capacité maximale (ce qui a poussé à l’avancement de l’ouverture du terminal B à la mi-2017).

Tout ce mouvement fait vivre une « grappe » économique qui crée de la richesse et de l’emploi. En prenant en compte les impacts économiques directs (les services présents sur l’aéroport), indirects (les sous-traitants) et induits (la réinjection des revenus distribués par l’activité directe et indirecte), on estime que l’aéroport génère près de 15 000 emplois, correspondant à 790 millions d’euros de masse salariale, et 1,3 milliards d’euros de PIB (soit 2,5% du total pour 2015).

Le secteur du fret a quant à lui cru de 1% par an depuis 2010 (mesuré en tonnage et non en valeur) et représente le premier employeur direct du Findel (2 910 emplois). Il affiche des volumes considérables pour la taille du pays, faisant du Luxembourg un « hub » et -de loin- le pays européen dans lequel ce secteur pèse le plus fort (14.000 tonnes de fret par milliard d’euro de PIB, contre 1.000t pour la moyenne européenne[2]).

L’impact catalytique : le rôle crucial des échanges dans le développement économique

Au-delà de l’impact économique généré par les acteurs travaillant pour et à l’aéroport, les études comme celle réalisée par Lux Airport, nous rappellent que la connectivité au reste du monde procure en soi de puissants leviers de croissance. Cette connectivité facilite l’essor du tourisme (récréatif et d’affaires), du commerce, c’est un facteur déterminant pour les décisions d’investissement et elle favorise les gains de productivité (agrandissement de la taille des marchés atteignables, attractivité pour les actifs hautement qualifiés, développement des niches de compétences et du secteur financier). Ces quatre facteurs permettent selon l’étude qui se base sur divers travaux de recherche dans le domaine de générer 9 300 emplois (580 millions d’euros de salaires) et 1,26 milliards d’euros de PIB (2,5%) supplémentaires. Au total, entre les impacts direct, indirect, induit et catalytique, l’aéroport pourrait donc peser pour 5% du PIB national (2,58 milliards) et 24 170 emplois (1,37 milliards de salaires). Des évaluations à prendre néanmoins avec un peu de recul dans la mesure où il ne sera jamais possible d’affirmer avec certitude quelles activités économiques ne se seraient pas développées sans aéroport.

Nation branding et laboratoire d’innovations

Dans la boite à outils de la stratégie de nation branding gravitant autour des valeurs de l’ouverture, du dynamisme et de la fiabilité, l’aéroport devra rapidement occuper une place de choix. La qualité de l’accueil, la fiabilité des compagnies nationales, l’ouverture à des destinations toujours plus nombreuses sont des vecteurs d’image significatifs. C’est un lieu de promotion des atouts du pays, de son patrimoine touristique, culturel et gastronomique, de son dynamisme économique, mais c’est aussi un excellent laboratoire d’innovations dont peuvent profiter directement les passagers : un lieu où savoir-faire et faire savoir sont intimement liés. La nature même des activités d’un aéroport (gestion de flux multiples) le place au cœur des évolutions technologiques actuelles et à venir, et en fait une véritable « smart factory ». L’équipement qui se trouve en pleine phase de développement gagnerait à s’engager vers des innovations valorisant les compétences nationales (applications usagers, gestion de l’énergie, des déchets, des données et de leur sécurité, etc.).

Lux ou Greater Region Airport ?

La Grande Région est un espace démographiquement dense et concurrentiel dans le domaine des transports aériens. En nombre de passagers, ses trois principaux aéroports sont Charleroi (6,96 millions de passagers en 2015), Luxembourg (2,69 millions) et Frankfurt-Hahn (2,67 millions).

graphe_aéroportSources : offices statistiques de la Grande Région et aéroports concernés

Avec le recul de l’activité de Frankfurt-Hahn (qui vient d’être vendu par le Land de Rhénanie-Palatinat à un repreneur chinois), le Findel talonne désormais son voisin allemand en termes de trafic de passagers dans le classement de la Grande Région. La baisse de la fréquentation à Frankfurt-Hahn est liée à des fermetures successives de lignes Ryanair, qui souhaite se rapprocher progressivement des grandes villes, en Allemagne comme dans le reste de l’Europe. L’explosion de la fréquentation de l’aéroport de Charleroi sur la dernière décennie est, elle aussi, très liée à la présence du géant irlandais. Mais elle pourrait être remise en cause si la compagnie décidait de transférer progressivement des lignes vers Bruxelles-Zaventem[3]. Dans ce contexte, Luxembourg avec son statut de capitale européenne et son positionnement géographique au cœur de la Grande Région pourrait bénéficier de ce changement de stratégie. C’est un scénario possible à prendre en compte.

L’arrivée des compagnies low cost fait débat car derrière les opportunités de développement, elle représente des risques réels ou invoqués (politique sociale des compagnies, subventions publiques parfois onéreuses, concurrence frontale vis-à-vis des opérateurs « historiques », dépendance de certains aéroports à une seule compagnie, etc.). Le positionnement du Findel semble néanmoins équilibré dans la mesure où il offre une gamme de services assez large (jets, compagnies nationales et internationales, low cost, ultra low cost, bientôt un second « handling agent », etc.), qui correspond à une demande tout aussi diversifiée.

Un fort potentiel économique lié à la modernisation du ciel européen

Le projet de ciel unique européen, qui date de 1999 et rencontre des difficultés dans sa mise en place, concerne indirectement le développement du Findel. Il a pour objectif de réduire la fragmentation de l’espace aérien (à ce jour : 28 systèmes nationaux de contrôle contre un seul aux États-Unis). Cette fragmentation peut être responsable d’une augmentation des distances de trajets et génère par conséquent une hausse des coûts de transport, des coûts d’opportunité et de l’impact environnemental du secteur.

Dans ce cadre, une restructuration des outils de surveillance du ciel est défendue par la Commission Européenne et pourrait avoir un impact sur l’emploi du secteur, y compris au Luxembourg (externalisations, transferts[4]) dans la mesure où le pays fait partie d’un projet de bloc d’espace aérien fonctionnel partagé avec la France, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas. Les avantages à l’échelle européenne pourraient néanmoins être significatifs. Une étude diligentée pour le compte de l’association internationale du transport aérien IATA[5] valorise en effet la  modernisation du ciel européen et l’amélioration de la capacité d’accueil des aéroports à 301 milliards d’euros cumulés de PIB supplémentaires[6] sur la période 2015-2035 (dont 245 milliards pour la seule modernisation de l’espace aérien), soit 1,5% du PIB en 20 ans. Les voyageurs pourraient voir directement les bénéfices de cette initiative avec une baisse possible du ticket moyen de 43€.

Entre l’augmentation de ses capacités, l’intégration de la nouvelle donne concurrentielle, la stratégie de positionnement au sein de la Grande Région, l’intégration au « ciel unique » européen, la conduite d’innovations, la participation active au marketing national, de nombreux défis – qui constituent autant d’opportunités stratégiques pour le développement économique du pays – attendent donc l’aéroport du Luxembourg. Embarquez !


[1] Pour télécharger l’étude : http://www.statistiques.public.lu/fr/actualites/entreprises/transports/2015/05/20150527/20150527.pdf

[2] Données eurostat, calculs IDEA

[3] L’annonce fin 2013 de l’ouverture de lignes Ryanair à l’aéroport de Bruxelles a fait débat sur la concurrence potentielle faite au site de Charleroi : http://www.lalibre.be/economie/libre-entreprise/brussels-airport-premier-surpris-par-l-annonce-de-ryanair-5294b1f03570b69ffde211cd

[4] Voir : http://paperjam.lu/news/vers-une-externalisation-de-lapproche-du-findel?utm_medium=email&utm_source=Email%20marketing%20software

[5] Voir : http://www.iata.org/policy/promoting-aviation/Documents/european-airspace-modernization.pdf

[6] L’étude inclut la Turquie, la Norvège et la Suisse en plus des 28 membres de l’UE

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Idée du mois n°13 – Budget de la santé: vraiment si idyllique?

La situation budgétaire de l’assurance maladie-maternité paraît solide au Luxembourg, de nombreux intervenants s’étendant périodiquement sur de prétendues « marges de manoeuvre » dans ce domaine. En apparence, notre principal problème serait la gestion de l’abondance et les personnes appelant à la prudence sont souvent (dis)qualifiées de « Cassandre ».

C’est peut-être vrai… à court terme. Sauf choc économique abrupt, le système luxembourgeois de santé peut probablement tabler sur une « période de grâce »financière d’une dizaine d’années, à la faveur de sa structure démographique particulière et pourvu que l’immigration nette demeure (fort) soutenue.

Si elle constitue plutôt un atout à court terme, cette même structure démographique est cependant porteuse de menaces à plus long terme, comme l’illustre la présente Idée du mois sur la base de divers « stress tests » : une démographie moins dynamique, un impact plus marqué du vieillissement, une sensibilité accrue des dépenses de santé aux revenus et enfin une croissance des dépenses de santé excédant de manière structurelle celle du PIB nominal.

Compte tenu de l’importance de la santé, d’un point de vue socioéconomique mais surtout humain, tout risque budgétaire potentiel doit être correctement appréhendé, de manière suffisamment proactive de surcroît.

La période « de grâce » financière dont devrait bénéficier le système de santé du Luxembourg (sauf surprise…) doit être vue comme une fenêtre d’opportunité, permettant de mettre en place de manière sereine et rationnelle un suivi proactif des dépenses de santé.

L’Idée du mois ne constitue qu’une première contribution à ce débat, dans un domaine à la fois sensible et complexe.

Tarification du carbone : first movers et late movers

L’ambition climatique mondiale a été officialisée pour la première fois sous l’égide des Nations Unies en 1992 à l’occasion du sommet de la Terre de Rio. 21 COP[1] plus tard, elle se cherche toujours des moyens d’action pour encourager la baisse des émissions de gaz à effets de serre (GES). Au-delà des aspects géopolitiques très complexes en jeu, l’une des principales difficultés dans l’atteinte des objectifs[2] réside dans le fait qu’il n’existe pas de mécanisme incitatif à la baisse des émissions suffisamment développé à l’échelle mondiale. La majorité des émissions de GES s’apparente encore à une externalité de marché[3] au sens où ces elles n’entrent pas dans le raisonnement des agents économiques à la colonne des coûts dans de nombreux pays.

Dans la mesure où il n’est pas toujours possible et/ou souhaitable de limiter les émissions de GES en les « interdisant » par la seule règlementation, la solution proposée par les économistes consiste en effet à imputer les coûts générés par les émissions (ou au moins une partie) aux agents qui en sont à l’origine[4]. L’objectif de cette incitation est de baisser le coût relatif des comportements et technologies « propres » en augmentant celui des comportements et technologies intensives en CO2 pour que les arbitrages évoluent progressivement. Pour cela, la tarification du carbone peut se faire soit par l’instauration de « marchés du carbone » (où s’échangent des quotas limités d’émission) soit par la mise en place de « taxes carbone ». Chacune de ces deux options ayant ses avantages et inconvénients.

Les mécanismes nationaux et régionaux de tarification (marchés et taxes) se développent rapidement selon le rapport annuel de la Banque Mondiale sur le sujet[5]. Cependant, ils ne couvrent à ce jour que 12% des émissions globales (8% via des « marchés du carbone » et 4% via des « taxes carbone »). Le rapport nous enseigne également que les prix « pratiqués » varient très fortement, y compris au sein du marché européen en raison de mesures nationales supplémentaires : de moins de 1$ (Pologne) à 130$ (Suède) pour chaque tonne de GES.

Malgré les accords successifs, les écarts internationaux entre les politiques climatiques créent des fuites de gaz à effet de serre…

Pour les secteurs hautement « carbonés » et ouverts à la concurrence internationale (comme la sidérurgie, la pétrochimie, la verrerie, la papeterie), la mise en place de tarifications régionales (comme le marché européen d’échanges de quotas (SCEQE[6])) a pour conséquence de modifier les cartes mondiales de la compétitivité. Les pays qui n’engagent pas de tarification du carbone bénéficient de facto d’avantages comparatifs supplémentaires (et la réciproque est vraie). En l’absence de politiques internationales ambitieuses (c’est-à-dire contraignantes), on peut donc comparer cette situation à un dilemme du prisonnier : chacun a globalement intérêt à coopérer (car il en va de notre avenir à tous), mais gagne davantage à ne pas coopérer si quelqu’un d’autre le fait… La stratégie de late mover prime donc sur celle de first mover.

A l’occasion des discussions sur la refonte du SCEQE[7], cet argument de la fuite de carbone ou de distorsion de concurrence pèse logiquement[8]. L’une des solutions pour ne pas perdre davantage de positions sur des marchés dont le centre de gravité se déplace déjà  vers les pays moins réglementés, reviendrait pour certains à créer une forme de taxe sur les importations de biens manufacturés en fonction des émissions de CO2 générées par leur production pour rétablir en quelque sorte des « termes de l’échange climato-compatibles ». Cette proposition doit néanmoins être testée à travers les règles de l’OMC (reconnaissance d’une forme de « dumping climat » ?) et ses conditions concrètes de mise en œuvre doivent être évaluées (faisabilité technique, coût administratif, produits stratégiques). De plus, le risque d’une surenchère dans les mesures de rétorsions est ici très élevé dans un contexte où le commerce mondial a déjà du plomb dans l’aile.

Tarif mondial du CO2 : un bonus-malus pour amorcer la pompe ?

Profitant de l’actualité liée à la COP21 et faisant le constat d’une situation peu incitative pour les Etats à se lancer individuellement dans la tarification du carbone,  153 économistes ont signé en octobre 2015 un « appel pour un accord ambitieux et crédible à Paris[9] » énonçant – entre autres – l’idée que « toutes les nations doivent absolument faire face à un même prix du CO». Cette proposition est notamment portée par Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet[10] pour qui une telle mesure doit s’accompagner d’un système de bonus-malus mondial du CO2 et d’un prix raisonnable pour être accepté (commencer moins ambitieux, mais viser plus large). Le fonctionnement se baserait sur le niveau d’émission mondial moyen de GES par habitant qui servirait de « pivot » auquel chaque pays se comparerait pour déterminer s’il doit être contributeur (malus dans le cas où ses émissions par habitant sont supérieure à la moyenne mondiale) ou bénéficiaire (bonus s’il émet moins que la moyenne)[11]. Pour déterminer la tarification à ce stade, ils considèrent les 100 milliards de $ à rassembler chaque année à partir de 2020 destinés au soutien aux pays en développement[12] ce qui nécessiterait une base d’environ 7,5$ par tonne émise en plus de la moyenne mondiale.

Les critiques

Un tel système permettrait d’universaliser le tarif du carbone (tout le monde « entre dans le jeu »), de contribuer au financement de l’adaptation au changement climatique et d’inciter en priorité les plus gros « pollueurs » à baisser leur malus. Mais il reste très théorique et comporte des défauts dans sa conception. Du point de vue de certains économistes comme Olivier Godard[13], le bonus-malus mondial ne tient pas suffisamment compte des inégalités de développement et inciterait les plus volontaristes en matière de politique climatique à revoir leurs ambitions très à la baisse (allant jusqu’à une baisse théorique de 94% du prix du carbone en Suède).

Il n’inclut pas non plus les émissions passées des pays qui sont pourtant un sujet incontournable dans les négociations climat. Il y a d’ailleurs ici un débat de fond : à quel niveau faut-il prendre en compte les émissions passées dans la répartition des efforts entre les pays face au risque de créer des « incitations à polluer » dans les pays récemment industrialisés ?

L’idée d’un tarif universel du carbone pose en soi un problème car elle peut s’apparenter dans les faits à une incitation à « moins produire » plutôt qu’à « mieux produire». Pour encourager les bonnes pratiques, la politique climatique doit prendre en compte une forme de benchmark plus fin où la référence ne doit pas être l’émission moyenne par tête d’un habitant, mais la meilleure technologie disponible dans un secteur donné. Par exemple, si la production d’une tonne de fonte est possible en émettant X tonnes de GES, les firmes affichant des émissions supérieures pour la même production doivent être taxées sur le dépassement d’émissions afin d’être incitées à investir dans des technologies permettant de tendre vers la meilleure pratique. On peut également imaginer que le stade de développement du pays soit pris en compte dans le calcul ce qui permettrait d’intégrer implicitement les émissions historiques.

Enfin, pour certains observateurs, le succès de l’accord de Paris en 2015 s’explique en partie par l’instauration d’une logique de bottom-up[14] dans la détermination des efforts de chaque pays en faveur du climat en amont de la discussion internationale. Un prix mondial du carbone reviendrait à renverser cette logique, et semble pour ces raisons rester une gageure en 2016… mais les auteurs ont le mérite de lancer le débat et de rappeler que malgré l’accord de Paris, les incitations à tarifer le carbone n’ont pour l’heure que des effets marginaux.

Dans l’attente d’un tarif unique, encourager la multiplication des initiatives

C’est notamment dans ce sens qu’a été mise en place une « coalition des leaders pour une tarification carbone »[15] . La solution se trouvera peut-être dans l’influence croissante de ce groupement de décideurs politiques, économiques et institutionnels qui s’organisent pour prôner la diffusion « tout azimut » des (meilleures) pratiques de tarification du carbone. Cette initiative internationale est bienvenue pour les Européens qui ont parfois le sentiment d’être les seuls à avancer et qui ne croient plus vraiment que cela va inciter les autres régions à suivre… (cf : dilemme du prisonnier).

Autre problème à ne pas sous-estimer : les « taxes carbone négatives » (subventions aux énergies fossiles), leur arrêt semble pourtant être la première étape du processus de lutte contre le changement climatique. L’OCDE[16] a recensé « près de 800 mesures particulières en faveur de l’extraction, du raffinage ou de la combustion de combustibles fossiles dans les pays de l’OCDE et dans certaines grandes économies émergentes [dont] la valeur […] se situait entre 160 et 200 milliards USD par an au cours de la période 2010-2014 ».

Quid du Luxembourg ?

Avec des émissions s’élevant à 19,39 tonnes CO2éq par habitant[17], le Luxembourg émet 13 t/hab de plus que la moyenne mondiale[18]. Dans le système de bonus-malus évoqué plus haut, cela lui vaudrait un malus de l’ordre de 68 millions $ annuels (61 millions d’euros, soit 0,14% du PIB). Pour comparer cet ordre de grandeur, les revenus des taxes environnementales représentent 2,5% du PIB au Luxembourg (un niveau jugé faible par l’OCDE[19], et qui inclut notamment les taxes sur les carburants).

A ce jour, le Grand-Duché n’a pas mis en place de tarification carbone en dehors de sa participation au système européen d’échange de quotas, qui concerne 16 installations industrielles, 6 installations énergétiques et 7 compagnies d’aviation civile[20]. Selon le rapport 2015 de la banque mondiale cité précédemment, 13 des 31 pays prenant part au SCEQE ont mis en place (unilatéralement) des tarifications carbone supplémentaires.

Si une contribution carbone supplémentaire permettrait de soutenir le financement des projets durables internes au pays[21] (et de contribuer à l’objectif annuel des 100 milliards $), cela ne signifie pas pour autant que le Luxembourg se trouve dans une stratégie de late mover. L’argument du risque pour un petit pays de tarifer le carbone « de manière unilatérale » doit en effet être évalué, tout autant que le risque d’apparaitre comme un « passager clandestin » dans un contexte mêlant nation branding et diversification économique s’appuyant sur l’innovation et les nouvelles technologies.

C’est cette année que devraient être connues les propositions de la Commission Européenne[22] concernant le partage des efforts de réduction des émissions de GES (hors SCEQE) entre les États membres suite à l’accord de Paris… l’occasion sans doute de relancer le débat à l’échelle nationale.


[1] Les COP (Conference Of the Parties) suivent les avancées et formulent les propositions de la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques

[2] Voir le blog très complet de janvier 2016 à ce sujet : http://www.fondation-idea.lu/2016/01/08/the-paris-climate-change-agreement-some-key-facts-and-what-it-means-for-business-in-luxembourg/

[3] Une externalité de marché se produit lorsque plusieurs agents économiques agissent sur un marché et que ces interactions affectent incidemment (en bien ou en mal) d’autres agents sans que cela ne soit compensé financièrement. Il s’agit d’une faille de marché qui nécessite la mise en œuvre de mesures pour rétablir une situation plus optimale.

[4] Voir : IMF staff discussion note: “After Paris, Fiscal, Macroesonomic, and Financial Implications of Climate Change”, January 2016, https://www.imf.org/external/pubs/ft/sdn/2016/sdn1601.pdf

[5] World Bank, “State and trends of Carbon Pricing”, September 2015, voir : http://www-wds.worldbank.org/external/default/WDSContentServer/WDSP/IB/2015/09/21/090224b0830f0f31/2_0/Rendered/PDF/State0and0trends0of0carbon0pricing02015.pdf

[6] SCEQE = Système Communautaire d’Echange de Quotas d’Emissions (dit « marché européen du carbone »)

[7] Pour la prochaine phase débutant en 2020. Les discussions portent sur de nombreux aspects comme la fin de l’allocation gratuite des quotas, les mécanismes de compensation de la fuite de carbone, le mode de calcul des allocations par secteur, la vérification, l’instauration d’un corridor de prix, etc.

[8] Voir : http://www.euractiv.com/section/innovation-industry/news/steelmakers-fear-extra-costs-from-ets-reform/

[9] https://sites.google.com/a/chaireeconomieduclimat.org/tse-cec-joint-initiative/call

[10] Chaire d’économie du climat, université de Paris-Dauphine. Voir http://www.cepii.fr/blog/bi/post.asp?IDcommunique=414 et Perthuis C. et Trotignon R., Le climat, à quel prix ? La négociation climatique, Odile Jacob, 2015

[11] En volume, les principaux contributeurs seraient les Etats-Unis (34 milliards $), la Chine (15,7), la Russie (11) et l’UE28 (10,3) et les principaux bénéficiaires seraient l’Inde (39 milliards $), le Bangladesh (6,2), le Pakistan (6) et le Nigeria (5,3). Voir : http://www.cepii.fr/blog/bi/post.asp?IDcommunique=414

[12] Une mesure proposée lors de la « COP » de Copenhague en 2009 et confirmée par la « COP21 » de Paris en décembre 2015. Le montant de 100 milliards $ correspond à un plancher annuel de fonds publics et privés des pays riches à destination de projets d’adaptation et d’atténuation aux pays en développement.

[13] Voir : http://www.cepii.fr/BLOG/fr/post.asp?IDcommunique=413

[14] Voir par exemple : http://www.novethic.fr/empreinte-terre/climat/isr-rse/a-quoi-servent-les-contributions-climatiques-avant-la-cop-21-143628.html

[15] Voir : http://www.carbonpricingleadership.org/

[16] Voir http://www.oecd-ilibrary.org/fr/energy/rapport-accompagnant-l-inventaire-ocde-des-mesures-de-soutien-pour-les-combustibles-fossiles_9789264243583-fr

[17] Émissions de GES en équivalent CO2, données OCDE 2012, https://data.oecd.org/air/air-and-ghg-emissions.htm

[18] Il faut noter que le secteur des transports pèse fortement dans le calcul des émissions notamment en raison du transit international, du trafic frontalier et de la consommation de carburant par des non-résidents.

[19] Voir : http://www.keepeek.com/Digital-Asset-Management/oecd/economics/oecd-economic-surveys-luxembourg-2015_eco_surveys-lux-2015-en#page1

[20] Voir liste complète sur : http://ec.europa.eu/clima/policies/ets/registry/documentation_en.htm

[21] Les taxes environnementales doivent être mises en place pour inciter les agents à adopter des comportements alternatifs (par exemple, préférer les transports en commun à la voiture individuelle, remplacer les énergies fossiles par les énergies renouvelables, innover pour améliorer l’intensité énergétique des processus productifs, investir dans la rénovation thermique, etc.). Dans l’idéal, les taxes doivent être prélevées sur les comportements les moins « souhaitables » et leur résultat doit servir à subventionner des mesures pour créer un cadre favorable au développement des comportements les plus « souhaitables ».

[22] https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2016/EN/1-2016-110-EN-F1-1.PDF

Tableau de bord de l’économie N°10 – Mai 2016

Luxembourg

  • Le chômage reste élevé selon les normes luxo-luxembourgeoises (17 040 chômeurs, taux de chômage à 6,6%). Néanmoins, entre avril 2015 et avril 2016, le nombre de demandeurs d’emploi a baissé de 3,9%. Parallèlement, le rythme de créations d’emploi est toujours soutenu (+2,9%, soit +11.500 postes entre avril 2015 et avril 2016).
  • Côté finances publiques, l’annonce du gouvernement (PSC), d’une baisse de l’objectif budgétaire à moyen terme (OMT) vers un solde négatif (-0,5%) n’est pas passée inaperçue, alors que dans son tout récent rapport « au titre del’Article IV », le FMI conseille au gouvernement de se garder « une poire pour la soif ». La (généreuse) réforme fiscale ajoute de l’eau au moulin des critiques contre ce relâchement budgétaire, et ce d’autant plus que la baisse de l’OMT repose sur l’hypothèse d’un doublement de la population d’ici 2060 (et conduira accessoirement à ce que la dette publique tende vers 60% du PIB). Dès 2020, la dette pourrait atteindre 16 milliards d’euros, soit une hausse de 47% depuis 2013.
  • Une surveillance accrue des finances publiques ne doit pas occulter les besoins en investissement du pays. D’après les derniers chiffres disponibles, l’intensité en termes d’investissement reculerait de 4,2% du PIB en 2016 à 3,4% en 2020 (PSC). Est-ce suffisant pour préparer les infrastructures nécessaires dans la perspective du choc démographique envisagé ? Par ailleurs, 11,2 milliards d’euros ont été approuvés au titre du FEIS à l’échelle européenne (le fameux « plan Juncker »). Mais à ce jour, le Luxembourg n’a pas émargé à ce fonds… faute de projet potentiellement co-finançable identifié.

Zone euro

  • Dans ses prévisions printanières la Commission européenne a légèrement réduit la voilure, tablant sur une croissance en zone euro de 1,6% en 2016 et de 1,8% en 2017 (contre 1,7% et 1,9% dans les prévisions hivernales). Au-delà des incertitudes économiques, le tumulte politique s’affermit avec des Français (vent) debout contre la loi Travail, des Autrichiens divisés, « verts » à 50,3%, ou des Indignados espagnols célébrant les 5 ans de leur mouvement dans un pays qui revotera le 26 juin, après la dissolution du Parlement, faute d’accord sur la formation d’un nouveau Gouvernement.
  • Si l’Espagne se porte mieux, ses « déficits excessifs » (5,1% en 2015 et 3,9% en 2016) auraient pu lui valoir une sanction au titre du « volet correctif » du Pacte de stabilité et de croissance (jusqu’à un très hypothétique 0,2% du PIB).
  • Mais comme le Portugal (4,4% et 2,7%), elle a finalement obtenu un sursis. L’Italie, qui a porté son objectif de déficit de 1,8% à 2,3% du PIB pour 2016, s’est, elle, vue accorder une flexibilité budgétaire accrue. A l’inverse, la Slovénie et Chypre pourraient sortir des radars de surveillance.
  • En Grèce, si la baisse spectaculaire de 90% du nombre de migrants illégaux en avril peut soulager le tourisme, le PIB a reculé de 0,4% au 1er trimestre 2016 selon Elstat. Les 2,7% de croissance prévus pour 2017 semblent loin, malgré les efforts consentis. Ainsi la Vouli (Parlement) ayant bien voulu des nouvelles réformes (retraites, impôts, mécanisme de correction automatique en cas de dérapage budgétaire, privatisations, etc.), l’Eurogroupe a approuvé le déblocage d’une seconde tranche d’aide de 10,3 mds € (dont le premier versement de 7,5 mds € interviendrait en juin) et acté un paquet de mesures additionnelles sur la dette (ratio le plus élevé de la zone, à 182,8% du PIB), à implémenter progressivement, qui pourrait mettre fin à la controverse entre les « Institutions ».

Reste du monde

  • Au Brésil, les Jeux sont faits. Dilma Roussef provisoirement évincée, le Temer(aire) Michel semble opérer un virage résolument libéral, en renforçant les secteurs financiers et les milieux d’affaires au détriment de politiques redistributives (marque de fabrique de ses prédécesseurs). S’ajoutent les tensions économiques et sociales liées aux finances dégradées de l’Etat de Rio et la crédibilité sapée de la Banque centrale du Brésil. Avec une nouvelle récession annoncée pour 2016, le «pont (vers le futur)» (programme économique adopté par Temer) n’a jamais semblé aussi long.
  • Même si le pire n’est jamais certain, la situation du Venezuela, l’un des plus gros producteurs de pétrole au monde, est à mettre à la colonne des (grandes) inquiétudes. À la situation économique chaotique (effondrement des revenus pétroliers, hyperinflation, effondrement de la monnaie, pénuries en tout genre), qui pourrait même avoir des conséquences sanitaires, s’est naturellement greffée une crise politique majeure (état d’urgence économique doublé d’un « état d’exception » remettant l’armée au cœur de la gestion du pays). La mobilisation pour tenter une procédure de révocation du Président Maduro par référendum s’intensifie.

Son nom est Bond, Social Impact Bond!

Mission : réduire les dépenses sociales en passant par l’investissement privé

L’étude de la fondation IDEA a mis en exergue les risques qui pèsent sur notre société et notamment les risques sociaux et sociétaux qui défient le modèle luxembourgeois. Le développement de réflexions autour d’une économie sociale et solidaire, la mise en place de produits d’investissements responsables, la recherche d’un impact social de l’investissement et la mise en place de partenariats public-privé pour financer des actions d’intérêt général, peuvent apporter des réponses à ces risques.
Un des plus récents exemples est la mise en place de SIB (Social Impact Bonds ou Contrats à Impact Social en France voir « pay for success » aux USA) qui ouvrent des perspectives nouvelles – voire nécessaires – pour certains de nos pays voisins aux budgets extrêmement serrés.
Il existe aujourd’hui dans le monde une soixantaine de ces nouveaux types d’investissements et très récemment encore Belgique et au Portugal, 3 SIB ou obligations contrats à impact social ont été mis en place. Encore aucun en France, mais en Mars 2016 le Gouvernement a lancé un Appel à Projet ayant comme objectif la création de ces contrats. Précisons dès le départ que des adversaires de ces nouveaux financements existent et qu’ils s’opposent en premier lieu au principe de l’intrusion du privé dans le social. Pour eux privatiser l’action sociale, présupposer en ce faisant la supériorité du privé sur le public et introduire des mécanismes d’évaluation lourds à implémenter sont des écueils à éviter.

Ces objections doivent être prises au sérieux d’autant plus que, s’agissant d’une approche tout à fait nouvelle, il faudra comme toujours bien en expliquer les mécanismes, analyser les options et apprendre des expériences de nos pays voisins dans lesquels ces types d’instrument financiers se multiplient.
En tout état de cause une chose est certaine : les dépenses sociales des budgets des Etats et des communes sont en croissance permanente et il est justifié – et urgent – de réfléchir à la manière dont nous allons financer cette progression inéluctable sans pour autant réduire le service social presté aux utilisateurs. Les SIB représentent certainement une réponse intéressante et innovante à la façon d’adresser ces besoins sociaux même si cela ne sera jamais la seule réponse aux problèmes sociaux vu la taille actuellement encore très faible de ces contrats (de 0.5 à 10 m EUR).

C’est quoi un SIB?

Les Social Impact Bonds (SIB) sont des nouveaux outils financiers (sous forme de prêt ou d’investissement) permettant de lever des fonds privés pour financer des actions sociales innovantes. Les investisseurs privés assument le risque financier du remboursement total ou partiel. En cas de succès l’autorité publique partage les fruits de l’économie réalisée en fonction d’objectifs concrets et mesurables définis ex ante.
Les SIB apportent donc un triple bénéfice :
– des personnes socialement fragiles bénéficient d’une aide spécifique plus efficace
– les acteurs sociaux démultiplient leurs moyens d’agir en recevant des fonds supplémentaires
– la puissance publique encourage l’innovation sociale et réalise des économies certifiée par un évaluateur indépendant

En résumé tout le monde est gagnant ! Voilà la réponse aux esprits anxieux de voir s’insinuer pernicieusement par ce biais une ‘dé-publicisation’ latente du secteur social public. Faut-il préciser que ce secteur public social a été créé au départ pour pallier des manquements du secteur privé. Or ce même secteur privé se donne aujourd’hui les moyens d’apporter des réponses. On pourrait donc dire, voilà un juste retour des choses!

Ces développements sont aussi le fruit d’une réflexion plus mature, plus consciente que le secteur privé fait sur son rôle pérenne dans une société donnée surtout après le vécu de crises successives financières, sociales et environnementales Quel est vraiment ce rôle? Quel est l’impact social qu’un grand acteur économique doit avoir? Peut-il être seulement culturel, sportif ou humanitaire? La responsabilité sociétale primaire d’un acteur économique n’est-elle pas économique puisqu’il s’agit là de son domaine d’expertise? En ce sens, il doit veiller avec les moyens qui sont les siens et en utilisant, au mieux et au profit de tous, son expertise à impacter en matière économique et donc sociale la société dans laquelle il opère.
Ceci peut se faire notamment par des social bonds où l’acteur privé en s’associant à des experts du secteur social et associatif pourra offrir à la gestion d’une problématique donnée – par exemple la récidive de prisonniers, les problématiques du chômage, de la vieillesse ou de l’immigration, l’accompagnement à la création de micro-entreprises, la diminution du placement des enfants – des solutions nouvelles, des méthodes peut-être plus efficaces et plus directes que ce qu’il est possible de réaliser avec les rouages plus lourds et plus lents de la machine étatique. Tout ceci se fera évidemment sous le contrôle étroit de l’autorité étatique. Sans oublier que ce processus se fait à trois càd. : l’Etat, des investisseurs privés et un ou des acteurs du domaine social ou associatif pour exécuter la mission.
En terme de consensus social voilà un beau package – une tripartite sur un autre niveau !

Les Social Impact Bonds feront partie du monde de demain qui ne pourra plus espérer un financement total par l’Etat de ses modèles sociaux actuels mais qui aura aussi une nouvelle façon d’appréhender son avenir. Ce nouveau monde, à l’instar des startups qui prolifèrent un peu partout, sera un monde plus entrepreneurial, plus individuel dans la réponse qu’il apportera à ses défis et qui en cela sera aussi plus inclusif. Fondamentalement donner à un groupe d’investisseurs et d’associations la possibilité de réfléchir et de proposer des réponses à une problématique sociale donnée paraît en tout état de cause une plus belle voie d’avenir que notre actuel réflexe de vouloir tout laisser à l’Etat Providence sous l’hymne du not my problem.

 

Luxembourg : un îlot de prospérité loin d’être isolé

S’il apparaît à bien des égards comme un îlot de prospérité au sein de l’Europe, le Luxembourg ne doit pas pour autant être considéré comme une île… Sa croissance, supérieure à la moyenne de la zone euro sur les dernières décennies (doublement du PIB[1] depuis 1995, contre +33% pour la zone euro[2]) relève d’une logique éminemment extensive[3] (croissance démographique de 39% sur 20 ans, soit 157.000 habitants supplémentaires, contre +8% dans la zone euro[4], quasi doublement de l’emploi[5], contre +15%[6] pour la zone euro, etc.).

L’immigration et le recours au travail frontalier nourrissent en grande partie la hausse de l’offre d’emploi[7], en témoignent ces quelques chiffres : les 157.000 habitants supplémentaires sur les deux dernières décennies s’expliquent par un solde migratoire[8] de +120.700 (77% de la hausse) et par un solde naturel[9] de +36.300 (23% de la hausse). Sur les 190.200 emplois créés en net durant cette période, 114.800 concernent  des frontaliers (60% de la hausse) et 75.400 concernent des résidents (40% de la hausse).

Données démo emploi

L’agglomération des facteurs de production[10] induite par cette dynamique de développement du pays génère d’importantes externalités positives favorisant la compétitivité[11]. L’installation d’acteurs économiques de plus en plus nombreux permet de créer des opportunités de développement grâce aux échanges informels, à l’intensification de la concurrence, à des effets de seuil (possibilité de créer des clusters, centres de formation, université, équipements culturels, services spécialisés, plateformes logistiques, etc.), des opportunités moins évidentes si ces mêmes acteurs économiques s’étaient trouvés plus dispersés. Mais cette forme de « métropolisation » peut également contenir dans sa propre logique des risques économiques sur le long terme, notamment si certains phénomènes sont mal accompagnés ou encadrés.

Tout d’abord, il existe (aussi) des effets d’agglomération négatifs liés à la saturation de l’espace (infrastructures de transport, tensions sur le marché du logement, pressions à la hausse sur les salaires, effets sur l’environnement, etc.). Ces phénomènes sont des freins à la croissance potentielle et peuvent être vus comme des difficultés pour tendre vers un modèle de développement soutenable, à terme.

Ensuite, ce modèle comporte un risque dans la mesure où certains facteurs de cette croissance extensive pourraient se tarir. C’est sur ce deuxième point que le caractère non insulaire du pays joue le plus fortement : que se passerait-il si le Luxembourg faisait face – pour quelque raison que ce soit – à une baisse (voire à une hausse moins soutenue que prévu) de l’immigration ou de la possibilité de recourir à des actifs transfrontaliers ? Ce dernier point est tant en lien avec les effets d’agglomération négatifs cités ci-avant, mais est également le reflet du développement socio-économique des régions limitrophes (qui pourraient d’ailleurs aussi aspirer à un développement « métropolitain » plus soutenu).

Un million d’habitants en 2045 ?

La Commission Européenne, à travers le Groupe de Travail sur le Vieillissement[12] projette une population dépassant le million d’habitants au Luxembourg en 2045 (1,1 million en 2060). Il s’agit là d’un doublement de la population en l’espace de deux générations !

D’après les calculs de la Fondation IDEA asbl, ces projections démographiques ainsi que diverses hypothèses d’environnement économique général du Groupe de Travail Vieillissement pourraient aboutir à une croissance du nombre de travailleurs frontaliers de l’ordre de 33% à l’horizon 2030 (+56.000 postes) et de 58% d’ici à 2045 (+98.000 postes) pour les porter respectivement à 225.600 et 267.300 unités. Parallèlement, d’autres études montrent que l’espace de la Grande Région, au centre duquel se trouve le Luxembourg, pourrait faire face à une baisse significative du potentiel de sa population active avec un recul estimé à plus de 10% entre 2015 et 2040 de la population des 20-59 ans[13]. Une étude plus poussée de ces projections à l’échelle des principaux bassins d’emploi frontaliers serait la bienvenue et pourrait servir de « stress-test » aux projections luxembourgeoises.

Les évolutions de l’emploi dans les prochaines décennies ne se feront pas « toutes choses égales par ailleurs » (digitalisation, hausse des qualifications requises, diversification économique). Mais un accroissement des difficultés à recruter nuirait indiscutablement à la compétitivité du pays et une progression plus forte que prévue du levier migratoire du Luxembourg devrait dès lors être encouragée pour satisfaire les besoins du marché du travail.

Anticiper pour écarter le risque

Le pays est bien placé pour savoir que le pire n’est jamais certain et que de tels scénarii de croissance sont aussi réjouissants qu’effrayants.

Dans ce cas précis, il existe des leviers pour minimiser le risque en anticipant les blocages possibles. Ils passent par la mise en place de stratégies de long terme reposant sur des investissements publics importants dans les besoins d’aménagement du territoire (logement, infrastructures, mobilités), à la formation, à l’éducation, à la consolidation des équilibres de la protection sociale, à la minimisation de l’impact écologique. Autant d’actions à engager dans un contexte de coordination transfrontalière et avec un volontarisme au moins proportionnel à l’ampleur des projections démographiques, sans quoi le modèle risque de dérailler une fois pour toutes. Enfin, toutes ces mesures pour accompagner le modèle de croissance actuel du Luxembourg sont certes nécessaires, mais pas suffisantes : d’autres pistes de développement devraient être recherchées.


[1] PIB en euros constants (base nationale 2005), +104% depuis 1995, données OCDE

[2] Données OCDE, calculs IDEA

[3] La croissance extensive résulte davantage d’une accumulation toujours plus importante de facteurs de production alors que la croissance intensive résulte davantage d’une augmentation de la création de richesses pour une même quantité de facteurs de production.

[4] Données Eurostat, calculs IDEA

[5] +90%, données Statec

[6] Données Eurostat

[7] Offre d’emploi = ensemble des actifs disponibles sur le marché du travail

[8] Différence entre l’immigration et l’émigration

[9] Différence entre les naissances et les décès

[10] Au sens large : actifs qualifiés, investissements, entreprises, services aux entreprises, centres de décision, acteurs de formation, centres de recherche, …

[11] Le concept d’externalités d’agglomération décrit l’ensemble des bénéfices non perceptibles par la simple observation des marchés, dont l’économie et/ou la société peuvent bénéficier du fait d’une concentration territoriale accrue des activités et, de facto, des facteurs de production. Le concept a émergé suite à de nombreux travaux comme ceux de Scitovsky (1954) qui distingue des externalités pécuniaires (liés à la taille et aux caractéristiques du marché) et non pécuniaires (hors-marché, comme par exemple les échanges de savoir-faire). Marshall (1890) décrit la tendance des entreprises d’un même secteur à se regrouper en « clusters » ou « districts industriels », quand d’autres auteurs, comme Jacobs (1969) vantent les bienfaits des échanges intersectoriels rendus possibles par la concentration d’entreprises de divers secteurs d’activité.

De nombreux travaux ont été menés pour évaluer les effets d’agglomération sur la productivité des entreprises depuis les recherches de Ciccone et Hall (1996) sur les États américains.

[12] L’objectif du Groupe de Travail Vieillissement est d’évaluer à long terme les impacts économiques du vieillissement de la population eu Europe. Ses projections servent de référence notamment pour le calcul des objectifs budgétaires à moyen terme des Etats membres. Le rapport 2015 téléchargeable sous ce lien : http://europa.eu/epc/pdf/ageing_report_2015_en.pdf.

[13] Calculs Observatoire Interrégional du marché de l’Emploi (OIE) dans Neuvième Rapport portant sur la situation du marché de l’emploi dans la Grande Région, Novembre 2014. Estimations réalisées à partir des éléments fournis par les offices statistiques des membres. Remarque : les données utilisées pour cette estimation proviennent des précédentes projections de population du STATEC (774 000 habitants pour le Luxembourg en 2060) et ont été révisées à la hausse. A l’inverse, les derniers résultats du recensement de la population côté lorrain (ses résidents représentants 50% des frontaliers du Grand-Duché) ont été moins bons que les dernières projections ne le laissaient penser (2 339 000 habitants en 2015 au lieu de 2 373 000 projetés précédemment). Malgré une nécessaire remise à jour des projections, le risque d’une baisse de la population active dans la Grande Région ne peut pas être écarté.

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