La crainte de la fin du travail a été, dans une certaine mesure, au cœur du dernier forum de Davos dont l’un des principaux thèmes était « le futur des emplois ». Un rapport publié à cette occasion a d’ailleurs servi le propos. Selon ce rapport, 5 millions d’emplois pourraient être supprimés dans les 15 principales économies d’ici à 2020, en cause : « l’automatisation et la désintermédiation ». Serait-ce là, une preuve supplémentaire de la survenue prochaine du chômage pour tous? ni oui, ni non, bien au contraire, quoique peut être!

Les nouvelles technologies ont toujours été une source de crainte[1] pour la valeur travail

Vers la fin du 16ème siècle, William Lee a dû fuir l’Angleterre à cause de « sa » nouvelle technologie. Il venait d’inventer la machine à tricoter les bas et la Reine d’alors lui avait dit : « Thou aimest high, Master Lee. Consider thou what the invention could do to my poor subjects. It would assuredly bring to them ruin by depriving them of employment, thus making them beggars ». N’écoutant que sa créativité et sa fougue d’entrepreneur, il tenta de passer outre la mise en garde de la Reine et trouva un associé-financeur (George Brooks) afin de développer et commercialiser son invention. Ce dernier fut arrêté (et exécuté) pour trahison. William Lee vogua alors vers un pays plus clément envers les inventeurs et les ruptures technologiques… à savoir la France.

Dans Perspectives économiques pour nos petits enfants (1930), Keynes écrivait que « nous sommes actuellement affligés d’une maladie nouvelle dont certains lecteurs peuvent bien ignorer encore le nom, mais dont ils entendront beaucoup parler dans les années à venir, qui est le chômage technologique » et qui est « dû au fait que nous découvrons des moyens d’économiser de la main-d’oeuvre à une vitesse plus grande que nous ne savons trouver de nouveaux usages du travail humain ».

Mais la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter a prévalu

En dépit des craintes formulées au cours de l’histoire, les chocs technologiques n’ont pas entrainé la fin de l’emploi ; on a même observé le contraire. En effet – grâce notamment à la démocratisation de l’éducation et au progrès technique – les emplois détruits dans des secteurs en déclin ont pu être remplacés par de nouveaux postes dans des secteurs en expansion. Les emplois industriels ont ainsi offert des débouchés alors que bien des activités agricoles étaient automatisées, puis les services ont pris le relais de l’industrie selon le principe de déversement des emplois. Les craintes se sont ainsi révélées infondées car la « masse d’emplois nécessaire » n’est pas fixe[2], de telle sorte que « l’intuition » schumpétérienne de « destruction créatrice », même avec l’essor des TIC, s’est révélée vraie. D’ailleurs, les Etats-Unis, patrie des nouvelles technologies, ont créé en moyenne 204.000 emplois par mois depuis 2011, et chaque année au sein des économies de l’OCDE, environ 10% des entreprises disparaissent, et le nombre d’entreprises créées représente 10% des entreprises existantes.

Nouvelle donne ?

Mais la révolution industrielle en cours – qui combine internet des objets, impression 3D, big data, stockage de l’énergie, nanotechnologies, développement de la robotique – serait une menace très sérieuse pour de nombreux emplois, voire pour des secteurs d’activité. Compte tenu du degré sophistiqué des techniques, des tâches de plus en plus complexes (et donc également des emplois moyennement voire très qualifiés) devraient être concernées, et des entreprises de nombreux secteurs “pourraient” remplacer une partie de leur main-d’oeuvre salariée de masse par de petites équipes extrêmement qualifiéees et des technologies intelligentes. La destruction créatrice schumpetérienne laisserait alors place à une création destructrice (beaucoup d’emplois peu, moyennement, et très qualifiés détruits, et seulement une poignée d’emplois hautement qualifiés nécessaire). D’autres auteurs, moins alarmistes, considèrent que la troisième révolution industrielle ne sera pas synonyme (dans un horizon prévisible) de la fin des emplois mais induira un changement de nature du travail. Ce n’est pas tant l’emploi qui risque de disparaitre, mais le salariat (90 et 95% de l’emploi total dans les pays développés) qui deviendrait une organisation du travail désuète. La nouvelle économie serait alors celle de la pluriactivité et des indépendants (économiste dans une asbl à mi-temps et donnant des cours d’économie le reste du temps, juriste pour plusieurs entreprises, vendeur sur plateforme internet, revendeur d’électricité stockée, etc.).

Qui dit vrai?

A la question de savoir « Qui dit vrai entre ceux qui annoncent la fin prochaine du travail avec l’automatisation massive et ceux qui évoquent la pluriactivité permise par la désintermédiation? », nul ne connait la réponse – et quiconque prétend le contraire ment (au mieux avec sincérité). D’autant plus que d’autres économistes et scientifiques (tout aussi respectables) affirment que la destruction créatrice continuera d’opérer, que l’essor des travailleurs indépendants annoncé ne se voit pas vraiment dans les statistiques[3], que les emplois de demain ne sont pas encore connus, et que le cerveau humain est un million de fois plus puissant que les ordinateurs les plus puissants disponibles.

Que faire ?

Si la plus grande incertitude règne concernant le futur du travail et du salariat, ne pas pouvoir prévoir le futur ne rend pas moins indispensable de devoir le penser. Pourtant, les réflexions les plus abouties au sujet de l’impact de la nouvelle révolution industrielle sur l’emploi, le salariat, et les rémunérations, ne concernent (pour le moment) que le revenu de base (concept cité pour la première fois au 16ème siècle … depuis la mortalité infantile a beaucoup reculé, l’espérance de vie a beaucoup augmenté, la demande de protection sociale s’est faite croissante) et l’économie sociale et solidaire (confondue bien souvent avec la sharing economy) présentée comme une alternative aux pertes d’emplois à venir dans le secteur marchand. En conséquence, une longue liste de questions reste encore sans réponse : quelle protection sociale pour accompagner la révolution industrielle ? Comment faire entrer la fiscalité dans l’ère de l’économie numérique ? Comment accompagner la probable polarisation de la demande d’emplois[4]? Et surtout, comment dépasser l’assertion « les Etats-Unis (ré-)inventent l’économie numérique, l’Europe la règlemente » (et donc comment développer l’inventivité numérique européenne) ?

L’OCDE a été chargée par les ministres du travail des pays développés de rédiger une nouvelle stratégie pour l’emploi, la troisième en 22 ans (après 1994 et 2006), qui devrait notamment concerner l’accroissement tendanciel des inégalités de revenu, l’impact des progrès technologiques sur la demande de main-d’œuvre, l’organisation du travail, la sécurité sociale et la protection de l’emploi. Vivement ce rapport pour véritablement lancer, au-delà des sphères académiques, le grand, épineux et nécessaire débat concernant l’emploi et la protection sociale à l’ère du numérique et du probable bouleversement de l’organisation du travail !


[1] Elles ont aussi pu être considérées comme une opportunité d’en finir avec « l’asservissement des hommes par le travail ».

[2] Ceci explique également pourquoi l’emploi des femmes ou l’immigration n’est pas synonyme de montée du chômage.

[3] Voir : https://data.oecd.org/fr/emp/taux-d-emploi-non-salarie.htm

[4] Selon LinkedIn, parmi les dix métiers qui se sont imposés alors qu’ils existaient à peine il y a cinq ans certains sont directement liés aux technologies numériques (data scientist, cloud services specialist, IOS developer, Android developer, social media intern, big data architect) et d’autres sont particulièrement éloignés du numérique (professeur de zumba, coach beachbody)

3 thoughts on “La fin du travail approche-t-elle?

  1. Je vous invite à étudier des livres et documents sur le capital immatériel des entreprises, un capital souvent négligé, voire non reconnu, par le top management. Cette richesse non comptabilisable car immatérielle est l’erreur du capitalisme ultra libéral qui domine à travers le monde.
    L’humain à tous les niveaux hiérarchiques représente une part importante de ce capital immatériel. Il est grand temps de bouleverser l’organisation du travail pour redonner de l’importance aux valeurs sacrifiées par indifférence et surtout par orgueil hégémonique de ceux qui détiennent le pouvoir.
    Mes travaux en neurosciences montrent la puissance du cerveau humain inconscient et conscient auquel aucune “machine” ne pourra totalement se substituer pour prendre des décisions opportunes et innover avec pertinence en situation complexe mouvante. Ces “machines” pourront au plus assister les hommes et les femmes en interaction en leur apportant des informations, des données, mais jamais des stratégies sauf dans des situations simples ou même compliquées mais certainement pas complexes en évolution.
    Un débat sur ce thème serait nécessaire pour cesser de rêver !.

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