Répondant à l’invitation d’Etika[1], l’économiste hétérodoxe Olivier Favereau, co-directeur du département Économie, Homme, Société au Collège des Bernardins et Professeur de sciences économiques à Paris Ouest Nanterre la Défense, s’est demandé à quoi servaient les économistes s’ils disaient tous la même chose. Le débat ne s’est pas cantonné à cette interrogation. Car, une fois n’est pas coutume, la réponse du Professeur s’est faite laconique (vous avez dit hétérodoxie ?).

5 lettres. A R-I-E-N…

… sauf à valider le système existant.

Ce blog est une prolongation de la discussion que Muriel Bouchet et Sarah Mellouet ont poursuivie avec Olivier Favereau qui leur a exposé une vision de l’entreprise, aussi dithyrambique que moderne. A condition de la ré-animer.

Que la financiarisation soit et le disco fut…

En témoigne l’emploi des temps, si le second n’a pas fait long feu, la première continue de nous faire valser.

Les années 70 et 80 se sont inscrites en rupture par rapport à l’après guerre, marqué par le Fordisme. Le début de « la Grande Déformation »[2]. Le début de la fin ? Le processus de financiarisation des entreprises les aurait rendues illusoirement appropriables. Par qui ? Les actionnaires. Dès lors, il est apparu normal (à leurs yeux) qu’elles deviennent des instruments de rentabilisation de leurs capitaux propres[3]. Aaah, le fameux Grand méchant Capital. Non. Je vous arrête, ce billet aurait pu s’intituler « Petit éloge de l’entreprise inspirée par un économiste hétérodoxe», pas de « De l’apologie du kolkhoz ».

Cette nouvelle conception de l’entreprise aurait eu une influence directe sur les modalités de gestion et les relations humaines en son sein[4]. Du pouvoir à la propriété : elles seraient devenues des marchandises où les rapports interpersonnels ne se définissent plus qu’en termes de contrats ou de mandats. Cette primauté de la gouvernance actionnariale aurait fait des DG, Managing Director et autres CEO, de « simples » agents des actionnaires et a transformé un collectif de travail en une somme de contrats individuels.

Quid de l’uberisation dans ce mouvement ? Mot fourre-tout englobant des réalités hétérogènes[5]. Clairement, cette définition ne sera pas reprise dans le Larousse. Mais qu’importe, qui l’utilise encore à l’ère du 2.0/3.0/4.0… ? Selon Olivier Favereau, cette tendance est une « catastrophe absolue » car elle détruit le travail et, comme la financiarisation, dissout l’entreprise à l’intérieur du marché. Et la dissolution par l’uberisation de la création collective inhérente aux entreprises serait une source d’inefficacités économiques[6]. Et toc. En revanche, tel le chat de Geluck à qui l’avenir faisant peur, il lui tourne le dos, camper sur des business models obsolètes est autodestructeur. Et introduire des formes de représentativité organisationnelle, non marchandes, comme la Mitbestimmung allemande[7], indispensable.

De la nécessité de redonner du sens à l’entreprise

Il convient de rappeler la singularité historique de l’institution « entreprise » comme « instrument de transformation du monde, de création d’emplois, d’innovation ». Un pays qui valorise l’entrepreneuriat est un pays dans lequel la confiance se tisse et se diffuse à tous les niveaux de la société. Aussi, selon Monsieur Favereau, dès son accession à la présidence française, « François Hollande aurait dû faire un éloge de la création d’entreprises, car cela lui aurait permis à la fois de se concilier le patronat, tout en critiquant la financiarisation » [8].

Avant tout, il faut donc retrouver le sens du travail en commun, pour que l’entreprise soit un lieu de complétion personnelle. Le salarié ne saurait être perçu comme un individu dont les décisions sont uniquement guidées par un calcul coût-avantage, motivé par la récompense (les rémunérations) et canalisé par la peur (le chômage)[9]. L’accomplissement par le travail passe par une multitude d’autres canaux tels que les échanges humains, les valeurs et les objectifs poursuivis. Il faut penser l’entreprise comme un collectif qui appelle des moyens de consultation et de démocratisation pour bien fonctionner. Pour que la production collective n’obéisse donc plus aux seuls ordres des actionnaires, Olivier Favereau a identifié quatre piliers :

  • Restaurer l’autorité et l’autonomie des managers qui sont garants du potentiel commun d’un groupe de personnes conduisant ensemble un projet collectif de création de richesses
  • Renforcer la démocratie sociale en généralisant les administrateurs salariésc’est-à-dire faire participer une partie des travailleurs à la nomination des dirigeants (ceux qui reconnaissent leur autorité de gestion) avec une partie des actionnaires (ceux qui s’engagent sur le moyen ou le long terme)
  • Reconstruire les droits et les devoirs des actionnaires
  • Responsabiliser les entreprises par rapport aux intérêts de la société tout entière en constitutionnalisant le pouvoir privé des plus grandes d’entre elles pour en assurer un contrôle minimum. L’une des pistes envisagées est, par exemple, l’apposition de codes-barres fournissant des informations relatives aux conditions de fabrication d’un produit[10].

Pour John Maynard Keynes, l’économie n’était pas une fin en soi mais un moyen. Un moyen de ? D’être heureux, what else ? De là à comparer Economics and The Good Life à un conte d’Andersen…. Non, enfin, restons sérieux.

Quel lien avec l’entreprise ? Keynes montre qu’une existence agréable, illuminée par l’amour, la beauté et l’amitié, n’est réalisable qu’en situation de plein emploi. Et qui génère des emplois ? Les entreprises ! Dans le mille.

« We are the 99,5%. »

Si l’on se soustrait aux sempiternels débats sur le caractère paradisiaque du Luxembourg, pour regarder de plus près le tissu entrepreneurial grand-ducal, on réalise que 99,5% des entreprises sont des PME soit 29 392[11] « réalités économiques »[12], qui représentent 67,7% de l’emploi et 67,6% de la valeur ajoutée. A cela vient s’ajouter ou s’imbriquer une sphère aux contours encore flous : l’économie sociale et solidaire (ESS). Bien qu’il soit difficile d’en avoir une approche quantitative, l’ESS représenterait plus de 7% de l’emploi luxembourgeois[13] mais fait face à deux défis majeurs que le Luxembourg souhaite solutionner à l’échelle nationale comme européenne: la sécurité juridique et l’accès au financement.

Soucieux de bigarrer une économie parfois perçue comme monochrome, le Luxembourg a donc développé, et ne cesse d’étoffer, un écosystème favorable aux entrepreneurs comme aux jeunes pousses grâce à des instruments juridiques (futures S.à.r.l à 1€ et sociétés d’impact sociétal (SIS[14])), financiers mais encore à des infrastructures interactives car, au commencement, se trouvaient le ciel et la terre, certes, mais surtout les hommes[15].

Dans son manifeste, l’association Nyuko, qui vise à améliorer le parcours des entrepreneurs, sociaux comme « traditionnels », en leur permettant de rencontrer des tuteurs chevronnés et des business angels, s’interroge : « propulser l’entrepreneuriat, certes. Mais au nom de quoi ? ». Réponse : « qu’ils soient d’ordre économique, social ou écologique, les défis qui se posent aujourd’hui à notre société sont nombreux et complexes. L’entrepreneuriat est un vecteur et une force sans commune mesure, capable de développer des réponses à tous les défis que nous rencontrons à l’orée du 21ème siècle ».

L’entreprise, un formidable outil de transformation du monde donc. CQFD.

Et selon vous, à quoi devrait servir l’entreprise? A vos commentaires!


[1]Etika est une association luxembourgeoise sans but lucratif qui a pour objet de promouvoir des financements alternatifs.

[2] Olivier FAVEREAU, (19/06/2014). Entreprises : la grande déformation. Maison d’édition : Parole et silence.

[3]Voir l’interview du 10.02.2015 d’Olivier Favereau par Jean-Philippe Denis, rédacteur en chef de la Revue Française de Gestion (RFG), pour Precepta Strategiques TV : Financiarisation de l’entreprise, la grande déformation.

Lien :http://www.xerfi-precepta-strategiques-tv.com/emission/Olivier-Favereau-Financiarisation-de-l-entreprise-la-grande-deformation_2341.html

[4] Voir l’interview du 09.07.2014 d’Olivier Favereau par Jean-Philippe Denis, rédacteur en chef de la Revue Française de Gestion (RFG), pour Precepta Strategiques TV : L’entreprise et la gestion face à l’impérialisme économique.

Lien :http://www.xerfi-precepta-strategiques-tv.com/emission/Olivier-Favereau-L-entreprise-et-la-gestion-face-a-l-imperialisme-economique_1775.html

[5]Le publicitaire Maurice Lévy, dans une interview au Financial Times, a caractérisé ce phénomène en ces termes: « Tout le monde commence à craindre de se faire uberiser. C’est l’idée qu’on se réveille soudainement en découvrant que son activité historique a disparu ».

[6] Certains dénoncent, pêle-mêle la précarisation des néotravailleurs, comme les  chauffeurs  Uber, la désintermédiation, la dématérialisation…. Pour Michel Bauwens, théoricien de l’économie du partage, « Uber ne relève pas de cette économie collaborative ou de partage. Il s’agit plutôt d’une mise sur le marché de ressources qui, jusque-là, n’étaient pas utilisées. La différence entre une production pair à pair et Uber, c’est le morcellement du travail, la mise en concurrence entre les travailleurs pour obtenir un service, sans qu’ils aient accès à ce service, ce bien commun, en l’occurrence l’algorithme contrôlé par la firme. »
Voir :http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/06/26/de-quoi-l-uberisation-est-elle-le-nom_4662261_4355770.html#VYaAPZmYxoH2PFeL.99

[7] Il s’agit d’un système de codécision intégrant des représentants des salariés aux organes dirigeants.

[8] Source : Entretien d’Olivier Favereau avec la Fondation IDEA asbl du 17.11.2015

[9] Voir la synthèse de lecture de Christian Chavagneux, (01/2015), Alternatives Economiques n° 342

Lien:http://www.alternatives-economiques.fr/index.php?lg=fr&controller=article&action=html&id_article=71017&id_parution=1341&inscription=ok&oubli=ok

[10] Olivier Favereau, (2014), Entreprises : la grande déformation, Collection Collège des Bernardins, Parole et silence.

[11]Voir le rapport de la Commission Enterprise & Industry 2014, SBA fact sheet Luxembourg

Lien :http://ec.europa.eu/growth/smes/business-friendly-environment/performance-review/files/countries-sheets/2014/luxembourg_en.pdf

[12] Voir l’interview du 09.07.2014 d’Olivier Favereau par Jean-Philippe Denis, rédacteur en chef de la Revue Française de Gestion (RFG), pour Precepta Strategiques TV : Personne n’est propriétaire d’une entreprise.

Lien :http://www.xerfi-precepta-strategiques-tv.com/emission/Olivier-Favereau-Personne-n-est-proprietaire-d-une-entreprise-_1762.html

[13] Ce pourcentage caractérise un paysage particulièrement hétéroclite : 9% de ces emplois sont créés par des associations, 26% par des établissements d’utilité publique, 8% par des entreprises sociales à but lucratif (SA et SARL) et 8% par des coopératives et mutuelles.

Source : STATEC, (avril 2014), “Assessing the social and solidarity economy in Luxembourg”, Working papers du STATEC N° 75, Economie et Statistiques

Lien: http://www.statistiques.public.lu/catalogue-publications/economie-statistiques/2014/75-2014.pdf

[14]Une nouvelle loi portant création d’un nouveau type d’entité juridique pour les besoins de l’économie sociale et solidaire, la société d’impact sociétal (SIS) devrait être prochainement votée. Le mode de fonctionnement de la SIS est calqué sur celui de la société commerciale dont elle choisit de prendre la forme parmi la société anonyme, la société en commandite par actions, la société à responsabilité limitée, la société coopérative ou la société européenne. Des exceptions au régime de droit commun des sociétés existent cependant pour lui permettre de réaliser sa finalité sociale tout en exerçant des actes animés par un but de lucre.

Source : Avis de la Chambre de commerce, (30 octobre 2015),

Lien : http://www.cc.lu/uploads/tx_userccavis/4462PMR_MST_PL_SIS_30_10_2015.pdf

[15] Mentionnons pêle-mêle plusieurs initiatives : (1) «Fit4Start», programme créé par le Ministère de l’Économie, l’Agence nationale pour la promotion de l’innovation et de la recherche, Luxinnovation, et l’incubateur du Technoport, pour encadrer et soutenir les jeunes entreprises du secteur ICT ; (2) « 1,2,3 Go » et 1,2,3 Go Social, parcours de plan d’affaires créé par la Chambre de Commerce, Luxinnovation, la Fédération des Industriels Luxembourgeois (Fedil) et porté par Nyuko asbl ; (3) Le futur incubateur EES (voir avis SIS) ; (4) ICT Seed Fund :  le 14 décembre, le ministre de l’Économie Étienne Schneider a signé une lettre d’engagement pour constituer un fonds d’amorçage pour les technologies de l’information et de la communication aux côtés de sept investisseurs privés (Arendt & Medernach, Bil, High Capital (BHS Services), Post Capital, Proximus, SES et SNCI) pour réunir 19,2 millions d’euros. Le fonds devrait être opérationnel dès le début de l’année 2016 ; etc.

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