Le(s) taux de chômage du Luxembourg? Une question de définition !

D’après Eurostat, le taux de chômage luxembourgeois était au mois de septembre 2015 de 5,8%, alors que l’ADEM faisait état d’un taux de 6,7%. Cet écart tient en ce qu’Eurostat utilise une définition du « chômeur » (au sens du Bureau International du Travail (BIT)) différente de celle de l’ADEM (au sens administratif).

A chaque organisme ses propres critères de définition

Au sens du BIT, un chômeur est une personne en âge de travailler [de 15 ans à 74 ans], sans travail, disponible pour commencer à travailler dans les deux semaines, et activement à la recherche d’un travail.
S’agissant de la définition administrative, un chômeur est, au Luxembourg, un demandeur d’emploi résident disponible c’est-à-dire : « une personne sans emploi résidant sur le territoire national, à la recherche d’un emploi approprié, non affectée à une mesure pour l’emploi, indemnisée ou non, ayant suivi les obligations de suivi de l’ADEM et qui, à la date du relevé statistique, n’est ni en congé de maladie depuis plus de 7 jours, ni en congé de maternité ».

Des méthodes de comptabilisation qui diffèrent

Les écarts qui peuvent exister entre les taux de chômage au sens du BIT (Eurostat) et au sens administratif (ADEM) résultent ainsi de différences liées à la méthodologie (enquête pour Eurostat, source administrative pour l’ADEM), de ce que certaines personnes non inscrites à l’ADEM (parce qu’elles ne voient pas l’intérêt de le faire) sont considérées comme des chômeurs au sens du BIT, ou parce que d’autres, bien qu’inscrites à l’ADEM, ne répondent pas aux critères du BIT (critères de disponibilité et de recherche active d’un emploi, par exemple).

And the winner is ?

Il n’y a pas, cependant, parmi les deux mesures, une qui soit meilleure que l’autre. La mesure au sens du BIT est indispensable pour les comparaisons internationales (mais n’est que très peu pertinente sous l’angle des politiques publiques en faveur de l’emploi) ; à l’opposé, la mesure au sens de l’ADEM, quoique très sensible aux décisions administratives (changements de législation, durcissement des contrôles, volontarisme sur les mesures pour l’emploi, facilitation des préretraites, etc), s’avère nécessaire pour apprécier les résultats de la politique du service public de l’emploi. Tels Picasso et Braque en leur temps, les deux mesures se complètent.

Croissance : le Luxembourg premier de la classe ou bonnet d’âne ?

Selon les récentes projections macroéconomiques de la Commission européenne, le Luxembourg serait une « superstar » en termes de croissance économique globale. Il se caractériserait en effet par une croissance particulièrement élevée en comparaison internationale, affichant 3,1% en moyenne sur la période 2015-2017 contre 1,8% « seulement » pour la zone euro et 1,5% pour la moyenne (arithmétique) des trois pays limitrophes.

Ces « performances » doivent cependant être appréciées avec une pincée de sel. D’autant que comme en matière médicale, un diagnostic superficiel peut donner lieu à des prescriptions inadaptées, à des poisons en puissance.

Le tableau suivant clarifie ces propos. La première partie (en vert) renferme le classement des pays de la zone euro en fonction de la progression du PIB en volume total sur la période de trois ans 2015-2017. Selon ce critère, les beaux jours sont résolument de retour au Luxembourg, un « havre de croissance » qui se situe au pied du podium après l’Irlande, Malte et la Slovaquie. D’aucuns pourraient en conclure que nous pouvons lâcher sans regrets les vannes de la dépense publique.

Tableau : Classement des pays de la zone euro en fonction de la croissance (2015-2017) – Taux de croissance, en %

tableau des pays de la zone euro en fonction de la croissance

Sources : Prévisions d’automne 2015 de la Commission européenne, base de données AMECO, calculs IDEA.

La seconde partie du tableau (en bleu) délivre cependant un message nettement moins réjouissant. Elle classe à nouveau les différents pays de la zone euro à l’aune de la croissance de leur PIB en volume, mais cet agrégat est cette fois rapporté à la population résidente. Or en termes de croissance par tête le Luxembourg dégringole, passant de la 4ème à la … 14ème place sur 19 au sein de « la zone ». La croissance du PIB luxembourgeois refléterait donc avant tout une progression de la population plus élevée que dans « le reste de la zone euro ». Selon la Commission, cette progression démographique atteindrait en effet 2,1% en moyenne sur les trois années 2015 à 2017, contre une quasi stagnation (+0,3% l’an en moyenne) dans la zone euro sur la même période. Ce chiffre de 2,1% n’est guère surprenant : il correspond peu ou prou à la hausse moyenne de la population résidente enregistrée dans notre pays de 2007 à 2014 (soit +2,2% l’an).

Les possibles critiques à l’encontre de ce second critère (croissance du PIB par tête) sont assez immédiates : on pourrait (avec raison) affirmer que le PIB par habitant et par conséquent son évolution sont biaisés par le phénomène frontalier. Le numérateur de ce ratio (soit le PIB en volume) est en effet alimenté par les nombreux non résidents actifs au Luxembourg (170.000 environ actuellement, soit 42% de l’emploi total). Par contre, le dénominateur (c’est-à-dire la population résidente) ne comprend par définition aucun de ces non-résidents. Le ratio est donc surévalué. Dans la même foulée, son évolution est faussée, la proportion de frontaliers pouvant évoluer d’une année à l’autre – à la hausse principalement.

Un tel biais, attribuable à un décalage entre le numérateur et le dénominateur, peut être corrigé de deux manières. Une première solution consiste à recentrer le numérateur sur la population résidente, en rapportant à cette dernière le revenu national brut (RNB) et non plus le PIB. Le RNB est schématiquement égal au PIB, moins les rémunérations versées aux frontaliers et les revenus nets de la propriété payés au « reste du monde ». Il reflète donc le revenu total des seuls résidents – de sorte que le numérateur et le dénominateur couvrent le même champ géographique.

Ce calcul (RNB par résident) est rapporté dans la troisième partie du tableau (la colonne orange). Pas de chance cependant : le syndrome du « cancre luxembourgeois » s’avère assez résilient, le rang du Grand-Duché passant de 14ème de la classe « eurolandaise » selon le critère précédent à … 16ème. Une fois encore, l’esprit critique qui veille en chacun de nous pourrait contester le résultat, en faisant remarquer que les comptes nationaux luxembourgeois ne renferment que le RNB en valeur et non à prix constants. Pour inférer ce dernier concept, la Commission européenne ajuste le RNB par le déflateur du PIB – qui est extrêmement volatil au Luxembourg et s’écarte souvent fortement de l’indice des prix à la consommation .

D’où l’ajout d’une colonne additionnelle au tableau (la dernière, en mauve) portant sur une nouvelle déclinaison du ratio PIB/résidents. L’alignement du numérateur et du dénominateur consiste cette fois à ajouter à ce dernier la composante frontalière, en passant de la notion de population résidente à celle d’emploi total (donc l’emploi résident et frontalier). C’est en fait la productivité apparente du travail.

« Jugée » sur base de cette productivité, la situation relative du Luxembourg s’améliore quelque peu, pour demeurer assez mitigée toutefois (13ème rang).

La conclusion générale : il faut (comme toujours) se méfier des apparences. Il convient certes de ne pas céder au « négativisme » à outrance : le Luxembourg connaît, à la faveur surtout d’une importante immigration nette, une augmentation très soutenue de sa population. Cette expansion est un signe de dynamisme et constitue un atout en termes de diversification des compétences et un adjuvant pour nos entreprises, qui bénéficient de la sorte de débouchés intérieurs élargis.

Si le Luxembourg parvient à dégager une croissance économique lui permettant de contrebalancer une progression soutenue de la population, il ne va cependant guère au-delà, avec des conséquences fâcheuses pour l’évolution du niveau de vie ou de la compétitivité (les coûts salariaux unitaires étant gonflés par la progression pour le moins poussive de la productivité).

Le diagnostic étant affiné, quelles prescriptions s’imposent ? Il y a là matière à une véritable galaxie de blogs, mais on peut citer en vrac les éléments suivants, qui constituent les ingrédients d’une stratégie intégrée visant à sortir de l’ornière de la faible productivité :

• Un saut quantique en matière de capital humain (éducation, formation initiale et continue, recherche et développement).
• Renforcer les infrastructures de transport et/ou de logement, de télécommunications, les réseaux énergétiques et numériques.
• Une fiscalité stable et incitative, qui aille de pair avec des finances publiques durablement assainies et avec des dépenses sous contrôle, plus efficientes et ciblées.
• L’amélioration du contexte institutionnel, comportant notamment une réduction des distorsions sur le marché du travail et des barrières réglementaires qui entravent la création de nouvelles entreprises.
• Des mécanismes amortisseurs, permettant de limiter l’impact déstructurant de cycles économiques trop prononcés (stabilisation via des investissements publics efficients, fonds souverain, simplification administrative, etc.).

Les autorités ne sont pas restées inertes ces dernières années, comme l’a démontré par exemple le projet de budget 2016 axé sur des investissements publics dynamiques, sur un effort de diversification et comportant une augmentation des dépenses de recherche et développement. Une accélération s’impose cependant, dans le cadre d’une véritable stratégie intégrée et à long terme. A des années-lumière donc de toute tentation d’une « Giesskannenpolitik».

Il serait excessif de qualifier le Luxembourg de « bonnet d’âne de la croissance », mais force est de constater que ses performances sous-jacentes sont loin d’être stellaires. Fort heureusement, nous disposons de clés pour y remédier…

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Au delà du chômage : sous-emploi et « halo » du chômage

En plus de ceux – actifs – qui ne travaillent pas (les chômeurs), il y a certains individus qui se trouvent au « voisinage » du chômage. Il s’agit d’individus en marge de l’emploi (avec une activité réduite mais qui « souhaiteraient » travailler davantage), découragés par la recherche d’emploi (mais qui désirent quand même (re)travailler), ou qui sont à la recherche d’un emploi sans être immédiatement disponibles. Si ces personnes ne sont pas « officiellement » des chômeurs, elles se retrouvent, sans que ce ne soit leur souhait premier, dans une situation où leur durée d’activité est très inférieure à la durée légale du travail (situation de sous-emploi), voire dans l’inactivité mais tout en étant proches du marché du travail (halo du chômage)[1]. Ces situations correspondent à une sous-utilisation de la main d’œuvre disponible, et peuvent avoir des conséquences indésirables en termes de croissance potentielle et de conditions de vie (travailleurs pauvres, forte dépendance aux transferts sociaux, difficulté d’accès au logement, éloignement du marché « normal » du travail, etc.). « Suivre » cette population (en plus des chômeurs) peut donc s’avérer utile dans une logique d’utilisation « optimale » de la force de travail et de lutte contre la précarité.

Eurostat a développé trois indicateurs qui permettent d’apprécier cette « réserve » d’offre de travail constituée de personnes en sous-emploi, ou en « halo du chômage » (à mi-chemin entre les inactifs et les chômeurs au sens du BIT) :

  1. Les personnes ayant un emploi à temps partiel et qui souhaitent travailler davantage (personnes en sous-emploi) ;
  2. les personnes à la recherche d’un emploi, mais qui ne sont pas immédiatement disponibles (étudiants, chômeurs en formation ou parents de jeunes enfants, etc.) ;
  3. les personnes disponibles pour travailler, mais qui ne sont pas à la recherche d’un emploi (chômeurs découragés, étudiants, retraités, travailleurs domestiques, etc.).

Représentation du sous-emploi et du halo du chômage

graph sous emploi halo

 D’après les statistiques d’Eurostat, 4.800 personnes étaient en sous-emploi (cas A supra) au Luxembourg en 2014 ; cela représente 1,8% de la population active, soit l’un des taux les plus faibles dans la zone euro. Il y aurait par ailleurs 1.900 personnes à la recherche d’un emploi mais pas immédiatement disponibles, et 15.000 personnes disponibles pour travailler mais ne recherchant pas un emploi ; soit 16.900 personnes dans le « halo du chômage » (alors que le Luxembourg compte 15.300 chômeurs au sens du BIT); cela représente 6% de la population active augmentée[2], un des taux les plus élevés en Europe. Ce chiffre, très important, est cependant à manier avec prudence dans la mesure où le « halo du chômage » est un groupe très hétérogène constitué d’étudiants, de seniors souhaitant cumuler pension de vieillesse et activité professionnelle, de personnes sans emploi mais qui n’en recherchent pas pour des raisons de santé, de parents au foyer, etc.

Nombre de personnes dans le sous-emploi et le « halo du chômage » (X 1.000)

sous emploi et halo du chômageSource: Eurostat

 


[1] Il s’agit des personnes qui souhaitent travailler mais qui ne sont pas disponibles dans les deux semaines, ou n’ont pas effectué de démarche active de recherche d’emploi.

[2] La population active augmentée correspond à la population active augmentée du halo du chômage.

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Je pense (à mon budget) donc je suis (en colocation).

Quelles que soient ses motivations, ses formes ou sa composition, la colocation, longtemps perçue comme une mode, est devenue un mode. Un mode de vie collectif précisément. Symbole de la génération Erasmus et de ses frasques, aujourd’hui, le phénomène ne répond plus seulement à une nécessité, un choix ou un privilège d’étudiants désargentés, prématurément tombés du nid parental. Il a progressivement gagné ses lettres de noblesse aux yeux de nouvelles populations telles que les jeunes actifs, les familles monoparentales ou les séniors. Rempart à l’isolement autant qu’à la tension sur le marché locatif, tentative de prolongation de l’insouciance des années universitaires ou alternative salutaire à la cellule familiale traditionnelle, la colocation a durablement investi la scène immobilière, impliquant des bouleversements économiques, sociaux et juridiques.

La colocation : manifestation concrète d’un modèle économique collaboratif

Matrice de l’économie du partage, la colocation questionne notre modèle économique augurant, suivant Jeremy RIFKIN, d’une Troisième Révolution Industrielle. Les échanges facilités par les TIC en général, les réseaux sociaux en particulier, permettent de « contourner » les intermédiaires traditionnels tels que les agences immobilières. Spontanéité, rapidité, viralité, voire gratuité, sont autant d’atouts qui permettent de faire émerger des nouveaux échanges qui ne vont cependant pas sans poser question[1]. L’économie du partage est indéniablement un modèle de « bouche à oreille » dans lequel la bouche est devenue clavier et l’oreille écran pour échanger des whatsapp/tweets/ MP (messages privés pour les non initiés Facebook). Si on partage aujourd’hui un moyen de locomotion, un trajet, voire des outils de jardinage, la colocation fut à l’avant-garde de cette tendance. Face à la popularité croissante de ses émanations, dont la colocation, nous pouvons nous demander si l’économie du partage est une réponse à une paupérisation de la population et/ou l’incarnation de nouvelles formes de vivre ensemble qui interrogent les notions de propriété et de possession.

Lumière sur une pratique en plein développement au Grand-duché.

La coloc’? Not in my Grand-Duchy!

Si en Belgique, en France et en Allemagne, la colocation, définie comme un « contrat de location d’habitation entre un bailleur et plusieurs locataires (ou colocataires) qui peut concerner un groupe de personnes n’ayant aucun lien juridique entre eux ou des personnes unies juridiquement »[2], est, dans les faits comme dans les mœurs, solidement établie[3], au Luxembourg, le phénomène semble plus récent. Pour tenter de comprendre cette genèse tardive, il convient d’aborder la dimension sociétale de la colocation et ses implications pour avancer plusieurs raisons (non hiérarchisées et non exhaustives):

  • L’importance de l’accession à la propriété 

Les Luxembourgeois prêtent une grande valeur sociale, financière et fiscale à « la pierre » : plus de 2/3 des habitants du Luxembourg sont propriétaires de leur logement (70.8%)[4]. 14% des résidents de nationalité luxembourgeoise sont locataires, contre environ 50% des étrangers résidant au Luxembourg. Mais ce rapport traditionnel à la propriété est chamboulé par l’économie du partage, dont la colocation est une expression. En colocation, on n’accède pas à la propriété, on jouit du bien d’autrui à plusieurs sans perspective d’achat. A priori.

Pour Viviane Loschetter, échevine à la Ville de Luxembourg pour l’action sociale, la jeunesse, les personnes âgées, le logement et l’environnement, « au Luxembourg, nous n’avons pas cette culture de la location ».

  • Une population estudiantine encore en construction qui reste faible en termes globaux

L’Université qui a, certes, englobé plusieurs établissements d’enseignement supérieur préexistants, n’est née qu’en 2003 expliquant la faiblesse, jusqu’alors, de la communauté étudiante au Luxembourg. Par ailleurs, 80% des jeunes luxembourgeois[5] optent toujours pour des établissements étrangers.

  • Une armée de Tanguy?

Dans cette veine, soulignons que les jeunes au Luxembourg quittent le foyer parental plus tardivement que leurs comparses allemands (23,9 ans), francais (23,7 ans) ou belges (24,9 ans), soit à 26,4 ans[6]

  • Le coût significatif des loyers pour les étudiants ou les jeunes actifs

Cette cherté a renforcé le retour ou le maintien au domicile parental des locaux ou des frontaliers : étudiants comme jeunes actifs quittent le nid pour investir, moins pour louer.

Progressivement, le Luxembourg a pourtant embrassé la tendance. Sous des formes aussi diverses que sa population résidente, motivée par des loyers (plus) modérés et désireuse de socialiser, la colocation se développe.

Disponibilité, accès et coût du logement : quand la collectivité devient nécessité

La transformation sociologique de la structure des ménages est une première clé de compréhension du développement de la colocation. En 2011, 33% des 208 500 ménages privés recensés étaient des ménages comportant une seule personne, contre 15% en 1970. Sur la même période, la taille moyenne des ménages est passée de 3,07 à 2,41 personnes par ménage et devrait s’établir à 2,23 en 2030 selon les prévisions du STATEC.

Mais prenons notre miroir grossissant…

La « culture étudiante » et son lot de coutumes est une histoire récente au Luxembourg. La création de l’Université et l’arrivée consécutive d’étudiants majoritairement étrangers est une des raisons du développement de la colocation. L’Université du Luxembourg, qui compte aujourd’hui plus de 6200 étudiants dont 56% de non-Luxembourgeois, de plus de 100 nationalités différentes, s’est résolument tournée vers l’extérieur (« l’Université est ouverte à toute personne, sans considération de sexe, d’âge, de nationalité, de race ou de religion »). Dans un contexte de rareté de l’offre locative[7] et, consécutivement, de cherté, nombre d’étudiants, pour certains familiarisés à la pratique à l’étranger, se sont réunis pour réduire une note locative particulièrement salée.

Le problème du coût et de l’accès au logement ne frappe pas que les étudiants, loin s’en faut. Stagiaires, jeunes actifs, nationaux : l’accroissement démographique[8] et la structure particulière de la population active ont renforcé la tendance. Le pays abriterait ainsi quelques 3000 stagiaires[9] tous secteurs confondus, percevant des indemnités variables. Outre les logements étudiants, d’autres options de colocation sont envisageables sur un marché immobilier privé qui fonctionne en flux tendu, via des plateformes Internet spécialisées, l’agence immobilière sociale avec laquelle la ville de Luxembourg a un partenariat ou des bailleurs privés proposant des chambres meublées[10]. Consciente du problème, les Institutions européennes ont activé leurs propres réseaux de propriétaires, mettant en place un fichier pour assurer l’hébergement de leurs émules.

Les visages de la colocation sont multiformes, multilingues et multicolores à l’image du pays. Et ses contours sont difficiles à appréhender.

La colocation professionnelle: un modèle luxembourgeois?

Au Luxembourg, la coloc’ s’est développée, sous l’impulsion de nouveaux résidents ou de nationaux inspirés par des expériences étrangères, en réponse à un impératif financier plus qu’à une volonté de vivre ensemble. La multiplication des bailleurs et des intermédiaires proposant des locations, souvent meublées, de courte durée, à des stagiaires ou des résidents temporaires en atteste. Car s’il est bien un secteur florissant au Luxembourg, c’est celui de l’immobilier. Les loyers connaissent une croissance importante notamment ceux des petites surfaces, très prisées des stagiaires et des jeunes actifs. Ainsi en 2014, les loyers des appartements ont, en moyenne, augmenté de 7,6% par rapport à 2013 contre 2,9% pour les maisons[11]. Plus éloquents encore : les loyers des studios et des appartements avec une chambre auraient respectivement connu un bond de 48,5% et 40,5%[12] entre le 1er trimestre 2005 et le 4e trimestre 2014. La faible mise à disposition de terrains constructibles (offre)[13] et l’immigration urbaine soutenue (demande) expliquent, pour partie, cette inflation, selon la canonique « loi de l’offre et la demande ».

Un rapide interrogatoire (pardonnez la rigueur méthodologique…) m’a permis de constater que le « modèle luxembourgeois » était celui de la colocation « professionnelle ». Ainsi, elle répond plus à un impératif économique qu’à un symbiotique « vouloir vivre ensemble ». 2 profils types de colocataires se sont dégagés de cette observation empirique:

     D’une part, les jeunes Luxembourgeois ou les résidents de longue date, qui optent pour la coloc’, ont tendance à s’engager avec des connaissances ou des amis pour habiter ensemble et créer un « chez nous ».

     A l’opposé du spectre, nécessité faisant loi, les nouveaux arrivants s’agrègent plus qu’ils ne se choisissent, recréant un « chez soi » collectif. Cette tendance peut se traduire par le terme allemand « Zweckgemeinschaft ». Distinguons donc :

  • Se loger : besoin primaire, dimension pratique et économique
  • D’habiter : « Habiter c’est investir un espace, y vivre, et entretenir avec ses autres occupants des relations affectives ou contractuelles et bénéficier des services qui y sont liés. »[14], dimension plus sociologique

Au Luxembourg, la colocation répond donc en premier lieu à la problématique du logement avant de résoudre celle de l’habitat. Cette dichotomie, pour le moins grossière, traduit néanmoins une réalité : le turnover[15]. Le modèle caractéristique est celui de la colocation professionnelle dont le développement tient aux spécificités du marché du travail grand-ducal, soulevant la question du rôle des entreprises dans sa promotion et sa pérennisation. Pays de transit, de transition, de tremplin, parfois d’établissement, le turnover professionnel y génère indéniablement un turnover locatif. Ce qui tend à affaiblir le lien social, constitutif d’une colocation, la dépersonnalisant un tantinet du fait d’une implication modérée voire d’une déresponsabilisation des colocataires. Ce constat tranche avec la réalité bruxelloise où première raison invoquée est souvent l’envie de vivre avec ses amis : « Je me vois mal habiter toute seule et me faire à manger juste pour moi. C’est une étape naturelle d’habiter en colocation. J’avais envie de vivre avec mes amis à Bruxelles et c’est le moyen le moins cher d’y arriver »[16]. Etudiants ou jeunes actifs, en Belgique la colocation apparait comme un rite de passage entre la vie au domicile parental et la mise en ménage (couple ou unipersonnel). La motivation pécuniaire, si elle est décisive, arrive cependant en second. En revanche, à Paris, la colocation reste en premier lieu un choix économique, 84% des colocataires disant y avoir recours par nécessité[17].

Les « gains d’opportunités »[18], en tant que « possibilités de créer de la valeur sur des modèles inexploités ou mal exploités, en optimisant des phénomènes non rationnalisés » (économies, lieu de vie plus grand, convivialité, partage…), qui en résultent sont nombreux et assurent de beaux jours au modèle.

L’objet de ce billet n’est pas de brosser le portrait d’un modèle luxembourgeois de colocation déshumanisée, loin s’en faut. Les motivations pécuniaires ne sont ni exclusives ni excluantes.

L’un des objectifs de la colocation est, ici comme ailleurs, bel et bien de créer du lien social. Et le Luxembourg ouvre un champ des possibles inouï en la matière… Aussi composite et temporaire que soit une colocation, elle reste un lieu de vie et d’échange. A ce titre, le lancement d’un projet de logements intergénérationnels en mars dernier par l’association Cohabit’Age[19]. La démarche consiste à réunir sous un même toit un « jeune » (jusqu’à 40 ans) et un « sénior » (à partir de 50 ans) suivant plusieurs formules régies par un contrat de colocation, établi et supervisé par Cohabit’Age, allant de la gratuité de l’hébergement du «jeune» moyennant des temps de présence au versement d’un loyer dans la limite de 305 euros par mois. Cette initiative adresse avant tout la problématique du logement dans sa dimension sociale : solutionner, à la fois, l’isolement qui affecte les séniors et la cherté des loyers qui grève sévèrement le budget des jeunes[20]. Outre ces initiatives à la frontière du logement social, de la cohabitation (gratuité) et de la colocation, le phénomène prend de l’ampleur sous de multiples formes, sans pour autant jouir d’un cadre législatif propre.

La colocation, « sans toi(t) ni loi » ?

Pour le secrétaire d’État au logement, Marc Hansen, si l’accès à un logement décent et abordable figure au cœur du programme gouvernemental, la responsabilité du logement est collective[21] et ne pourra être bien adressée qu’avec un engagement du privé. Par ailleurs, pour englober la problématique, il estime que les nouveaux modes d’habitat tels que la colocation devront résolument être pris en compte.

Ainsi l’un des défis majeurs posé par ce phénomène sociétal au Grand-duché est sa réglementation[22]. Ou plutôt l’obsolescence de sa réglementation[23]. La colocation reste un concept flou que les textes législatifs tardent à graver dans le marbre. Si la colocation est entrée dans les mœurs, elle n’a, pour l’heure, pas intégré les textes… Face à la multiplicité des formes et des usages, il nous semble urgent de l’encadrer par une loi/règlement grand-ducal pour limiter les situations ubuesques (des colocataires comme des loueurs) et prévenir les conflits (responsabilités, assurances, répartition des charges, défauts de paiement…), la concurrence déloyale et les distorsions de marché. Un cadre légal, bénéficiant à toutes les parties prenantes, doit venir appuyer, crédibiliser et entériner ce nouveau modèle, qui apporte une réponse, parmi d’autres, à la crise du logement au Luxembourg.

Alors, tu viens chez moi ? J’habite chez avec une copine !


[1]S’ils ne sont pas soumis aux mêmes obligations fiscales et sociales, ces modèles ne constituent-ils pas une forme de concurrence déloyale ? Remettent-ils en question nos modèles sociaux basés sur le travail ? La relation de travail patron-salarié connait-elle une « simple » évolution ou une véritable révolution ?

[2]Source : Appartager, N°1 de la colocation en France, est présent au Luxembourg. http://www.appartager.com/images/FR/infos_l%C3%A9gales_colocation.pdf

[3]1/10 locations à Bruxelles est une colocation. Entre 2012 et 2013, cette proportion a presque doublé passant passant de 5 à 9 %.

Source: Lodewyckx, B. (2014, Novembre 12). La colocation, un phénomène gérable et… profitable. La Libre Belgique. En ligne. http://www.lalibre.be/economie/actualite/la-colocation-un-phenomene-gerable-et-profitable-546313d33570a5ad0ee2975c

A Paris, près de la moitié des appartements avec 1 ou 2 chambres sont en colocation.

Source : Paris ZigZag (2013, Octobre 27). Les dessous de la colcoation à Paris. Paris ZigZag. En ligne. www.pariszigzag.fr/paris-au-quotidien/les-dessous-de-la-colocation-a-paris    

[4] Source : STATEC (décembre 2014). Regards 26 sur le statut d’occupation des logements.

Le Luxembourg est culturellement plus proche de la Belgique où on dénombre 72% de propriétaires, que de la France (63,7%) ou de l’Allemagne (53.2%).

[5]Selon Pierre Schumann de la Réunion européenne des étudiants luxembourgeois (REEL), 80% des étudiants luxembourgeois fréquentaient une université à l’étranger en octobre 2014.

[6]Source : Eurostat (2015 mars). Being young in Europe today. En ligne. http://ec.europa.eu/eurostat/documents/3217494/6776245/KS-05-14-031-EN-N.pdf

[7]IDEA se penchera sur cette problématique ultérieurement.

[8]Comparons les soldes migratoires (arrivées – départs) pré et post crise : en 2007, il s’établissait à quelques 6000 personnes contre 11 049 en 2014. D’un point de vue démographique, l’accroissement continu de la population est majoritairement dû à l’immigration nette, la part des étrangers, dont bon nombre de « jeunes talents », s’élevant à 46%.

[9] Source : Holzer, T. (2015, Juin 19). Le statut du stagiaire pas assez réglementé. L’Essentiel. En ligne. http://www.lessentiel.lu/fr/news/luxembourg/story/13760857

[10]Le règlement grand-ducal du 25 février 1979, qui fixe les critères minimaux d’habitabilité pour tout logement destiné à la location, considère que « les garnis qui hébergent au moins 6 personnes sont à considérer comme logements collectifs ». Ils doivent être enregistrés auprès de la commune qui peut ordonner des contrôles sporadiques.

[11] Source : L’Observatoire de l’habitat. (2014, 3e Trimestre). Prix annoncés à la location. En ligne. http://observatoire.ceps.lu/pdfs/Bulletin_location201407courant.pdf

[12] Source : Thibaut F., (2015, Juillet 6). Etre pragmatique, et surtout patient. En ligne. http://paperjam.lu/news/etre-pragmatique-et-surtout-patient

[13]82% des terrains constructibles appartiennent à des personnes privées qui, pour certaines, les « retiennent », espérant tirer profit du mouvement spéculatif à l’œuvre. Pour autant, le Luxembourg est loin de l’asphyxie démographique : moitié moins peuplé que la Sarre qui est légèrement moins étendue, il possède une densité 2 fois moindre que la Flandre. Cela soulève donc la problématique de la densification de l’habitat – solution à la crise du logement.

[14]Source : Agora débats/jeunesses n°61 (2012, Février). L’habitat, le logement et les jeunes : modes de logement, manières d’habiter. En ligne. http://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2012-2.htm

[15]La chasse aux jeunes talents s’est accrue sur le marché du travail luxembourgeois ces dernières années.

Selon le dernier tableau de bord du marché de l’emploi de l’Observatoire de l’emploi, plus de 124 077 contrats de travail ont été signés et 114 697 contrats rompus entre le 31 mars 2014 et le 31 mars 2015. Nous pouvons prudemment avancer que près de 30% des emplois salariés ont donc été renouvelés. Source : Observatoire de l’emploi – Tableau de bord du marché de l’emploi

Source : L’Observatoire de l’emploi (2015, octobre). Tableau de bord du marché de l’emploi n°4. En ligne. http://www.mte.public.lu/retel/Tableau-de-bord-octobre-2015.pdf http://paperjam.lu/news/la-course-aux-talents-est-un-sujet-recurrent

[16]Source : Lodewyckx, B. (2014, Novembre 12). La colocation, un phénomène gérable et… profitable. La Libre Belgique. En ligne. http://www.lalibre.be/economie/actualite/la-colocation-un-phenomene-gerable-et-profitable-546313d33570a5ad0ee2975c

[17]Source : Sondage de l’Institut CSA daté de juin 2014

[18]Cette expression est de Gilles Babinet, entrepreneur et responsable des enjeux de l’économie numérique pour la France auprès de la Commission Européenne.

[19]Cette association, lauréate du concours 1,2,3 Go Social, est en charge du développement du logement intergénérationnel au Grand-Duché et a démarré de manière opérationnelle le 2 novembre 2015.

[20]Avec l’arrivée imminente de l’Université, la ville d’Esch-sur-Alzette a cherché des formules de logement originales pour répondre à la demande des étudiants. C’est ainsi qu’a été mise sur pied l’Association de logement intergénérationnel du Luxembourg (ALIL).

[21]Source : Thibaut F., (2015, Juillet 6). Etre pragmatique, et surtout patient. En ligne. http://paperjam.lu/news/etre-pragmatique-et-surtout-patient

[22]Pour lutter contre les marchands de sommeil, la ville de Luxembourg a mis en place un label « chambre meublée », établissant critères de salubrité, d’hygiène et d’adaptabilité, mais les usages de la colocation vont bien au-delà de cette seule pratique.

Source : Consultable sur le guichet unique en ligne de l’Etat luxembourgeois

http://www.guichet.public.lu/citoyens/fr/actualites/2013/03/11-label-chambres-meublees/index.html

[23]Cf note de bas de page n°10 sur le règlement grand-ducal du 25 février 1979

A vos marques, prêts ? Pensez !

Nouveau site en préparation, nouvelle collaboratrice mais encore, et surtout, nouvelles idées ! 2016 s’annonce d’ores et déjà prometteuse.

Les missions d’IDEA, elles, demeurent. Soucieux de contribuer, de susciter et d’améliorer la qualité du débat au Luxembourg, nous l’alimentons par des analyses socio-économiques, en proposant des pistes novatrices pour relever les grands défis d’avenir. Blogs, idées du mois, dossiers thématiques, matinales pour initier la discussion ; tableaux de bord pour appréhender la situation économique nationale, européenne et internationale ; nouveaux formats à venir pour, entre autres, étoffer notre panel de « défricheurs d’avenir » : les moyens ne manquent pas pour servir la(es) fin(s).

En outre, nous avons décidé de fixer des priorités dans la conduite de nos recherches en les circonscrivant à un nombre limité de grands thèmes socio-économiques, diversement déclinés sur des supports variés. Si une imagination fertile initie la réflexion, un domptage habile la préserve de la dispersion. Cette cohérence accrue, résolument au service de nos missions, nous permettra d’éviter le saupoudrage et le zapping intellectuel, mais également de séquencer le contenu de nos publications, pour en permettre un traitement plus détaillé dans un langage abordable.

Ce balisage ne bride en rien notre créativité et notre imprévisibilité, qui sont à la fois l’ADN et la raison d’être d’un think tank comme IDEA.

5 thèmes de travail ont donc été définis mais, pour préserver vos capacités réflexives, dont nous aurons grandement besoin ultérieurement, ils seront parcimonieusement annoncés jusqu’à la fin de l’année. Période à laquelle nous vous inviterons à participer à un sondage pour nous faire part de vos priorités, de vos préférences et de vos suggestions concernant nos prochaines contributions.

Dans l’espoir d’avoir éveillé votre curiosité intellectuelle et ouvert votre appétit cérébral, nous vous invitons à lire et relire nos publications. Car « plus le gingembre est vieux, plus il est piquant »…

Retrouvez-nous vite sur Twitter et Facebook !

IdéAlement vôtre